Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 

 

Date : 20111121


Dossier : IMM-2036-11

Référence : 2011 CF 1339

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Calgary (Alberta), le 21 novembre 2011

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

WILLIAM FERNANDO ORTIZ RINCON

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Bien que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ait admis que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) avaient ciblé William Fernando Ortiz Rincon, elle n’a pas admis que celles-ci avaient localisé M. Ortiz après qu’il eut déménagé à Bogotá. En outre, la Commission était convaincue que M. Ortiz pourrait jouir d’une protection adéquate de l’État en Colombie. En conséquence, la demande d’asile de M. Ortiz a été rejetée.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la décision de la Commission était déraisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

La conclusion selon laquelle les FARC n’ont pas suivi M. Ortiz à Bogotá

 

[3]               M. Ortiz gérait l’exploitation bovine de sa famille fortunée à Caqueza lorsque les FARC ont commencé à lui demander de l’argent pour sa protection. Après la deuxième demande, M. Ortiz s’est enfui à Bogotá, où il a commencé à travailler dans un des supermarchés de sa famille.

 

[4]               La Commission a apparemment admis que les FARC avaient ciblé M. Ortiz à des fins d’extorsion alors que celui-ci était à Caqueza, mais elle n’a pas admis que les FARC l’avaient localisé à Bogotá ni qu’elles avaient persisté à tenter de l’extorquer dans cette ville. Cette conclusion est problématique à deux égards.

 

[5]               M. Ortiz a affirmé que, lorsque les FARC avaient communiqué avec lui après qu’il eut déménagé à Bogotá, il avait eu si peur qu’il avait dû obtenir des soins médicaux. Ce témoignage était corroboré par un rapport médical qui confirmait que M. Ortiz avait eu une crise de panique et avait dû prendre des médicaments. Bien que le rapport du médecin ne pût identifier les agents de persécution, il fournissait tout de même une corroboration contemporaine du fait que M. Ortiz avait été terrifié à l’époque en question. La décision ne traite pas de la preuve médicale, et celle-ci était suffisamment importante pour que je puisse inférer que la Commission n’en a pas tenu compte : voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. n1425 (QL), aux paragraphes 14 à 17.

 

[6]               La Commission croyait qu’aucun autre membre de la famille de M. Ortiz n’avait été ciblé, et elle s’est appuyée en partie sur cette croyance pour conclure que les FARC n’avaient pas ciblé M. Ortiz à l’époque où celui-ci vivait à Bogotá. Pour en arriver à cette conclusion, la Commission a fait remarquer qu’un article au sujet de l’enlèvement de l’oncle de M. Ortiz ne mentionnait pas expressément que l’enlèvement avait été commis par les FARC, comme M. Ortiz l’avait prétendu. Cependant, M. Ortiz a présenté à la Commission des éléments de preuve qui indiquaient que les journaux en Colombie s’autocensuraient régulièrement et qu’ils n’attribuaient pas de crimes aux FARC à cause de menaces de violence. Il était loisible à la Commission de décider du poids à accorder à ces éléments de preuve, mais il ne lui était pas loisible de n’en tenir aucun compte.

 

[7]               À la lumière de ces erreurs, je suis convaincue que la conclusion défavorable de la Commission quant à la crédibilité relativement à la poursuite de M. Ortiz par les FARC à Bogotá était déraisonnable.

 

L’analyse relative à la protection de l’État

 

[8]               La Commission était également convaincue que M. Ortiz pourrait bénéficier d’une protection adéquate de l’État en Colombie. Elle a fondé cette conclusion en partie sur le caractère raisonnable de la réaction des policiers à qui M. Ortiz avait demandé de l’aide après avoir été menacé à Bogotá.

 

[9]               Je commencerais par dire qu’il est difficile de concilier, d’une part, la conclusion de la Commission selon laquelle la police à Bogotá a pris des « mesures raisonnables » à la suite des menaces que M. Ortiz avait reçues, et d’autre part, sa conclusion selon laquelle M. Ortiz n’a pas été menacé à l’époque où il vivait dans cette ville.

 

[10]           Est plus problématique, toutefois, la conclusion de la Commission selon laquelle la police à Bogotá a activement aidé M. Ortiz lorsque celui-ci lui a demandé protection. Selon la Commission, après que M. Ortiz eut demandé protection à la police, celle-ci a installé une caméra de surveillance à l’extérieur du supermarché où il travaillait. La Commission a conclu en outre que la police avait connecté un appareil enregistreur au téléphone du commerce pour enregistrer les menaces futures et qu’elle avait fourni à M. Ortiz un enregistreur portatif à porter sur lui.

 

[11]           Le défendeur reconnaît que les éléments de preuve dont disposait la Commission contredisent ces conclusions. M. Ortiz a affirmé que tout ce que la police avait fait pour lui avait été de lui donner un numéro de téléphone à composer si jamais les FARC communiquaient à nouveau avec lui et de lui suggérer des mesures qu’il pourrait prendre pour se protéger. La Commission ne disposait d’aucun élément de preuve susceptible d’étayer la conclusion selon laquelle la police avait fourni la caméra de sécurité ou les dispositifs d’enregistrement. En fait, c’est M. Ortiz qui a lui‑même pris ces mesures de sécurité.

 

[12]           Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure l’appréciation que la Commission a faite des renseignements sur la situation dans le pays a été influencée par sa mauvaise compréhension de l’expérience que M. Ortiz avait lui-même vécue lorsqu’il avait tenté d’obtenir protection. La Commission disposait assurément d’éléments de preuve documentaire qui étayaient le récit de M. Ortiz, particulièrement en ce qui touchait la capacité limitée de la police à protéger les citoyens colombiens contre les FARC. Dans ces circonstances, je suis convaincue que l’erreur factuelle de la Commission a eu une incidence sur son analyse relative à la protection de l’État.

 

[13]           La Commission disposait également d’éléments de preuve qui corroboraient la prétention de M. Ortiz selon laquelle les FARC demeurent actives et continuent de commettre des violations des droits de la personne, en dépit de la perte de leurs dirigeants. La Commission n’a pas traité de ces éléments de preuve, qui contredisaient la conclusion de la Commission selon laquelle les FARC avaient été considérablement marginalisées.

 

[14]           La Commission semble également avoir fait un examen sélectif des renseignements sur la situation dans le pays. Elle a conclu que la Colombie était un pays où les auteurs de violations des droits de la personne « en sont responsables en vertu de la primauté du droit ». Pourtant, la Commission disposait d’éléments de preuve importants, dont des rapports établis par les professeurs Brittain et Chernick, qui traitaient de la persistance de l’impunité en Colombie, de même que de la subornation et de l’intimidation de juges, de poursuivants et de témoins; de la corruption; de l’infiltration des institutions étatiques de la Colombie par des groupes armés.

 

[15]           Les éléments de preuve que les professeurs susnommés ont présentés étayaient la prétention de M. Ortiz selon laquelle celui-ci ne pourrait pas obtenir une protection adéquate de l’État en Colombie. En effet, MM. Brittain et Chernick ont chacun décrit la présence accrue des FARC dans des zones urbaines, la persistance de leurs pratiques d’extorsion comme mode de financement, leur tendance à cibler des propriétaires d’entreprises et de fermes ainsi que leur capacité à localiser des personnes dans le pays. Le rapport de M. Brittain souligne également le manque de fiabilité des données du gouvernement colombien, remettant peut-être ainsi en question certains des renseignements sur lesquels la Commission s’est appuyée.

 

[16]           La Commission n’a pas expliqué pourquoi elle avait écarté ces éléments de preuve. Elle a seulement reconnu les éléments de preuve contradictoires concernant la situation actuelle en Colombie lorsqu’elle a affirmé que « les groupes d’intérêt sont trop nombreux à brosser un portrait des FARC, de leur puissance et de leurs capacités, ce qui entraîne certaines incohérences » et qu’elle a reconnu que « [s]elon les articles et les rapports présentés par le conseil et le demandeur d’asile, les FARC exercent toujours leurs activités ».

 

[17]           À mon avis, ces affirmations génériques ne sont pas suffisantes pour atteindre le degré de justification, de transparence et d’intelligibilité requis selon l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 47, 58 et 163.

 

[18]           Bien qu’il y ait présomption que le décideur a pris en compte l’intégralité de la preuve, cette présomption est réfutée lorsque, comme c’est le cas ici, « les éléments de preuve dont [le décideur] n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion » : Cepeda-Gutierrez, précitée, au paragraphe 17.

 

[19]           Les rapports de MM. Brittain et Chernick traitent de la disponibilité de la protection de l’État pour les propriétaires d’entreprises qui sont ciblés à des fins d’extorsion dans les zones urbaines. Ces rapports ont apporté des éléments de preuve pertinents qui corroboraient les allégations de M. Ortiz et qui contredisaient carrément les conclusions de la Commission. Dans ces circonstances, je suis convaincue que le défaut de la Commission de traiter de ces éléments de preuve a rendu déraisonnable son analyse relative à la protection de l’État.

 

[20]           Avant de conclure, je noterais que, dans une affaire qui s’apparente à celle-ci, le juge Barnes en est récemment arrivé à une conclusion semblable quant au défaut de la Commission de traiter adéquatement des rapports Brittain et Chernick : voir Ortiz de Martheyn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (3 octobre 2011), Ottawa IMM-1861-11 (CF).

 

Conclusion

 

[21]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Certification

 

[22]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2036-11

 

INTITULÉ :                                       WILLIAM FERNANDO ORTIZ RINCON c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 10 novembre 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 21 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

POUR LE DEMANDEUR

 

Alex Kam

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VANDERVENNEN LEHRER

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.