Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2011
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
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ET DE L’IMMIGRATION
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Benancio Corado Guerrero est un citoyen du Guatemala. Il a demandé l’asile au Canada en qualité de réfugié au sens de la Convention visé à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et en qualité de personne à protéger visée à l’article 97 de la Loi. Ses demandes ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 28 février 2011. Il n’existe aucun lien entre le risque qu’il alléguait et un motif prévu par la Convention. Dans la présente demande, il conteste seulement la décision concernant l’article 97 de la Loi.
[2] Le demandeur soutient que la Commission : (1) a commis une erreur en décrivant ou en interprétant incorrectement la nature du risque auquel il était exposé, de sorte que son analyse est invalide, et (2) a commis une erreur en déterminant qu’il n’était pas personnellement exposé à un risque au sens de l’article 97 de la Loi.
[3] Les questions en litige en l’espèce sont des questions mixtes de fait et de droit qui sont donc assujetties à la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9.
[4] La présente demande doit être accueillie et la décision de la Commission selon laquelle le demandeur n’était pas une personne à protéger visée à l’article 97 doit être annulée. La décision de la Commission repose sur des conclusions de fait erronées qu’elle a tirées de façon abusive ou arbitraire et sans tenir compte des éléments dont elle disposait, tel que le prévoit le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. À cause de cette erreur, la Commission a conclu de manière déraisonnable que d’autres personnes au Guatemala étaient généralement exposées au même risque que le demandeur.
[5] La Commission a estimé que le demandeur était crédible; elle a cru ce qu’il disait au soutien de sa demande. Elle a toutefois commis une erreur grave, dans son exposé des faits, en omettant certains faits importants tirés de la preuve du demandeur et en incluant des « faits » allégués qui n’étaient pas étayés par le dossier.
[6] Le résumé des principaux faits qui suit est tiré de l’exposé circonstancié contenu dans le Formulaire de renseignements personnels (FRP) modifié du demandeur, de son témoignage devant la Commission et des pièces admises en preuve par celle‑ci. Le cas échéant, les différences entre la preuve dont disposait la Commission et qu’elle a considérée comme étant exacte et les faits qu’elle a relatés dans sa décision sont signalées.
[7] En 2006, le demandeur était un garçon de 17 ans vivant avec sa grand‑mère dans la petite ville d’El Coco, à Jalpatagua, Jutiapa, au Guatemala. El Coco est située tout près de la frontière entre le Guatemala et le Salvador. Le nom du village est orthographié « El Choco » par la Commission, alors qu’il est écrit clairement « El Coco » dans tous les documents officiels qui lui ont été présentés. Cette erreur n’a cependant aucune incidence.
[8] Le père du demandeur est décédé, et même si sa mère et ses frères et sœurs vivent ailleurs au Guatemala, le demandeur n’a eu aucun rapport avec eux depuis que sa mère l’a abandonné alors qu’il avait huit ans environ. En fait, sa grand‑mère, avec qui il vivait, était sa seule famille. En 2006, le demandeur allait à l’école et voulait devenir enseignant.
[9] En août 2006, le demandeur marchait avec ses amis Jorge et Byron lorsqu’un homme les a abordés devant un petit casino local. Cet homme a dit aux deux amis qu’il voulait parler au demandeur seul. Dans son FRP, le demandeur écrit : [traduction] « [I]l m’a dit que quelqu’un voulait que je travaille pour eux et je lui ai demandé comment je pouvais travailler pour eux et il m’a dit qu’ils avaient besoin de quelqu’un pour faire passer de la drogue au Salvador. » Le demandeur a répondu qu’il ne le ferait pas parce qu’il allait à l’école et qu’il ne voulait pas abandonner ses études. L’homme a dit qu’il allait devoir le faire, qu’il le veuille ou non. Lorsque le demandeur leur a relaté la conversation, ses amis lui ont dit : [traduction] « [C]ela devait nous arriver tôt ou tard étant donné que ces gens cherchent toujours des jeunes pour travailler pour eux ». Il en a parlé aussi à sa grand‑mère, qui lui a dit qu’ils devraient prier pour que les hommes ne pensent plus à lui.
[10] Le groupe qui voulait que le demandeur transporte de la drogue à l’extérieur du pays s’appelle les Los Lorenzanas.
[11] Environ trois semaines après cette première rencontre, le chef des Los Lorenzanas et environ huit membres du groupe, dont l’homme qui avait parlé au demandeur, ont attendu celui‑ci à la sortie des classes. Le demandeur a été forcé de monter à bord d’un VUS parce que quelqu’un voulait lui parler. Le chef des Los Lorenzanas lui a dit qu’il devait faire passer de la drogue au Salvador. Le demandeur a répété qu’il ne voulait pas le faire. Il a alors été reconduit chez sa grand‑mère, où le chef lui a dit que [traduction] « les choses se passeraient différemment la prochaine fois » et que lui ou sa grand‑mère seraient tués. Le demandeur a parlé de cette rencontre à sa grand-mère et celle‑ci lui a dit de ne pas s’inquiéter parce qu’[traduction] « ils ne mettraient pas leur menace à exécution ».
[12] Rien d’autre ne s’est produit jusqu’au soir du 2 octobre 2006. Le demandeur a déclaré dans son témoignage qu’il se préparait à souper avec sa grand‑mère lorsqu’il a entendu un véhicule s’arrêter devant la maison. Il est allé à la fenêtre et a aperçu dans un camion deux hommes tenant des armes automatiques. [traduction] « Ils ont baissé les glaces et ont commencé à tirer sur [ma grand‑mère]. » Il a écrit dans son FRP qu’ils [traduction] « avaient commencé à tirer sur la maison ». Il a ajouté lors de son témoignage : [traduction] « J’ai réussi à me jeter par terre. Lorsque je me suis approché d’elle en rampant, elle était morte sous la table. Je suis alors parti en courant. » Bien que certaines contradictions concernant les détails de cet incident ressortent d’un examen attentif du dossier certifié du tribunal, il n’est pas contesté que la grand‑mère a reçu plusieurs projectiles. Le certificat de décès indique qu’elle est décédée le 2 octobre 2006 [traduction] « par suite de diverses blessures par balles – de calibre inconnu – touchant différentes parties du corps » (non souligné dans l’original). La version traduite du rapport de police révèle la férocité de l’attaque. Les blessures par balles causées à la grand‑mère y sont décrites :
[traduction] Deux blessures à la poitrine, une blessure à la paroi axillaire droite, deux blessures au côté droit, deux blessures à la joue et à la bouche du côté gauche, une blessure à la tête, deux blessures au côté gauche inférieur et une blessure à l’auriculaire gauche, causées par des inconnus qui ont ensuite pris la fuite dans une direction inconnue.
[13] Au paragraphe 24 de sa décision, la Commission parle de cet incident et affirme que, « [l]orsque l’organisation a insisté pour recruter [le demandeur d’asile] et qu’il a continué de refuser l’argent, le statut et l’arme offerts, les hommes de l’organisation se sont fâchés et se sont vengés en menaçant, puis en abattant sa grand‑mère sous ses yeux pour montrer qu’ils ne plaisantaient pas ». Malgré la description colorée des tactiques de recrutement des Los Lorenzanas faite par la Commission, il n’y a rien dans le dossier qui permet d’affirmer que le demandeur s’est fait offrir de l’argent, un statut ou des armes. En fait, la Commission a demandé expressément au demandeur si on lui avait demandé de se joindre au groupe, ce à quoi il a répondu : [traduction] « Ils ne me l’ont pas demandé, mais, si je fais quelque chose pour le groupe, c’est comme si j’en faisais déjà partie. »
[14] En affirmant à tort que le groupe tentait de recruter le demandeur en lui promettant des armes, un statut et de l’argent, la Commission a qualifié de manière tout à fait incorrecte l’interaction entre le demandeur et les Los Lorenzanas. La preuve dont disposait la Commission indiquait que les Los Lorenzanas avaient expressément visé le demandeur pour qu’il transporte de la drogue à l’extérieur du pays et non simplement pour qu’il se joigne à l’organisation comme la Commission l’affirme.
[15] En outre, après avoir conclu au paragraphe 24 que la grand‑mère avait été tuée parce que le demandeur avait refusé de se joindre à l’organisation, la Commission écrit au paragraphe 28 : « [J]’estime que la grand-mère a été atteinte par accident, et non pas dans le but de recruter le demandeur d’asile » (non souligné dans l’original). Le fait de considérer que la grand-mère a été « atteinte » alors qu’elle est morte de manière violente après avoir reçu plusieurs projectiles est abusif. La grand‑mère a été assassinée.
[16] La conclusion de la Commission selon laquelle la mort de la grand‑mère a été commise « par accident », alors que, selon le témoignage du demandeur, qui est étayé par le rapport de police et la preuve des menaces antérieures, les hommes ont tiré sur elle, est également abusive. Comme je l’ai rappelé plus haut, le demandeur a écrit dans son FRP que les assassins [traduction] « avaient commencé à tirer sur la maison », mais cette affirmation doit être placée dans le contexte de l’ensemble de la preuve, notamment le fait qu’il n’y a rien dans le rapport de police ou dans le dossier qui révèle qu’il y avait des trous causés par des balles dans les murs de la maison. La grand‑mère ayant subi 11 blessures par balles, il est déraisonnable de conclure que ces blessures ont été causées « par accident ». À mon avis, la seule conclusion raisonnable que l’on puisse tirer de la preuve est que les blessures ont été infligées intentionnellement. La grand‑mère a été prise pour cible par ces assassins.
[17] Après l’incident, le demandeur a couru jusqu’à la maison d’un ami où on lui a donné suffisamment d’argent pour se rendre à Guatemala. Environ sept mois plus tard, il était au marché de Guatemala lorsque l’un des hommes qui les avaient menacés, lui et sa grand‑mère, l’a abordé. Cet homme lui a à nouveau dit qu’il devait faire passer de la drogue à l’extérieur du pays et a ajouté que c’était la dernière fois qu’on le lui demandait; la prochaine fois, on le tuerait. Le demandeur a demandé un délai de quatre jours pour pouvoir retourner à El Coco et a laissé entendre qu’il ferait ce qu’on lui demandait. Au lieu de retourner à El Coco, il a quitté le Guatemala.
[18] Il a marché et a pris le train pour se rendre au Mexique, puis aux États‑Unis, avant d’arriver à Vancouver le 14 février 2008. Il a demandé l’asile à Calgary le 9 juillet 2008.
[19] Dans son appréciation de la preuve, la Commission a également tenu compte d’une lettre que le demandeur a reçue de ses deux amis, Jorge et Byron, avec lesquels il était lorsqu’un membre des Los Lorenzanas l’a abordé la première fois et avec lesquels il est resté en contact. Dans leur lettre, ses amis confirment que le groupe qui avait demandé au demandeur de transporter de la drogue était bien les Los Lorenzanas. La Commission écrit au paragraphe 27 de sa décision :
Dans leur lettre, les amis indiquent qu’ils ont appris que l’organisation active dans leur village natal d’El Choco s’appelle Los Lorenzanas et qu’il s’agit d’une organisation de grande envergure, qui a des liens dans tout le Guatemala et les pays avoisinants et qui porte un nom différent selon l’endroit. Les membres des Los Lorenzanas sont le « cerveau » de l’organisation et recrutent souvent les Maras 18 pour effectuer leur sale besogne. Ce sont les Maras 18 qui ont tué la grand-mère du demandeur d’asile et qui ont réussi à retracer celui-ci à Guatemala.
[20] Cette description du contenu de la lettre des amis du demandeur, qui se trouve à la page 293 du dossier certifié du tribunal, est erronée. En effet, la lettre n’indique pas que les Los Lorenzanas constituent une « organisation de grande envergure » ou qu’elle a « des liens dans tout le Guatemala et les pays avoisinants » ou qu’elle porte « un nom différent selon l’endroit ». En fait, exception faite de cette lettre et du témoignage du demandeur, il n’est question nulle part dans le dossier des Los Lorenzanas ou des caractéristiques du groupe. Les amis du demandeur écrivent toutefois qu’ils croient que les Los Lorenzanas ont chargé les Maras 18 de le retrouver et de le tuer. Cette affirmation appuie le témoignage du demandeur figurant à la page 324 du dossier certifié du tribunal, selon lequel les Los Lorenzanas ont engagé les Maras 18 pour le retrouver et l’[traduction] « assassiner ».
[21] La Commission a conclu que le préjudice craint par le demandeur était « la criminalité (recrutement pour faire passer de la drogue) » et que ce préjudice n’était pas lié à un motif prévu par la Convention et mentionné à l’article 96 de la Loi. Il est vrai que l’article 96 n’était pas en cause en l’espèce, mais la conclusion de la Commission concernant le préjudice dont le demandeur craignait d’être victime est abusive. Il ressort clairement de la preuve présentée à la Commission que le demandeur n’a pas fondé sa demande sur la crainte d’être recruté. En outre, s’il avait été recruté, ce n’était pas pour se joindre aux Los Lorenzanas, mais pour transporter de la drogue pour eux. Il avait déjà refusé de le faire. Ce qu’il craignait, c’était d’être tué par une autre organisation : les Maras 18. Comme je l’ai mentionné plus haut, cette organisation avait été chargée par les Los Lorenzanas de tuer le demandeur.
[22] La Commission a analysé le risque prévu à l’article 97 de la Loi qui était invoqué par le demandeur. Elle a reconnu la violence générale existant au Guatemala et a fait remarquer que cette violence était principalement reliée à la drogue. Elle a ensuite noté que le demandeur était une cible de premier choix pour le recrutement car il était vulnérable en raison de son âge et de son profil social; il était jeune, naïf, peu averti et peu instruit, il était orphelin et il vivait avec sa grand‑mère âgée depuis qu’il avait huit ans, sans aucun soutien familial ou social solide pour l’aider à prendre des décisions cruciales. Selon la Commission, il était une cible particulière parce que la ville où il vivait était située tout près de la frontière avec le Salvador. La Commission a précisé que ce qui faisait du demandeur « une cible particulière pour cette organisation [était] son refus de passer de la drogue à travers la frontière du Salvador ». Malgré le fait que, selon elle, le demandeur était ciblé, la Commission a conclu que le risque auquel il était exposé était généralisé en raison de l’omniprésence des gangs au Guatemala.
[23] À mon avis, les erreurs décrites ci‑dessus ont amené la Commission à qualifier incorrectement la situation personnelle du demandeur et, ainsi, à conclure à tort que d’autres personnes étaient généralement exposées à la même situation et au même risque de préjudice que lui. Le demandeur ne courait pas simplement le risque, comme de nombreux jeunes de son âge, d’être recruté par un gang criminel. Il courait plutôt le risque d’être tué parce qu’il était expressément et personnellement ciblé par une organisation criminelle qui avait chargé les Maras 18 de le tuer.
[24] Cette conclusion règle la demande de contrôle judiciaire; la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable et la demande d’asile du demandeur doit faire l’objet d’une nouvelle décision. J’aimerais cependant faire quelques observations sur l’article 97 de la Loi et, en particulier, sur l’interprétation donnée à Baires Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 993 (Baires Sanchez), par le défendeur, selon lequel cette décision récente règle la présente affaire.
[25] Aux termes du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, a qualité de personne à protéger « la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité […], exposée […] à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités [si] elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ».
[26] Il ressort clairement d’une analyse minutieuse de cette disposition que, pour que la qualité de personne à protéger soit reconnue à un demandeur d’asile, il faut conclure :
a. que le demandeur d’asile est au Canada;
b. qu’il serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont il a la nationalité, exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités;
c. qu’il y serait exposé en tout lieu de ce pays;
d. que « d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne [...] sont généralement » pas exposées à ce risque personnel.
Ces quatre conditions doivent être remplies pour que la personne soit une personne à protéger au sens de la Loi. Seules les personnes à protéger sont autorisées à demeurer au Canada.
[27] La majorité des affaires dépendent de la question de savoir si la dernière condition est remplie, c’est‑à‑dire si d’autres personnes qui se trouvent dans le pays sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile. J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que la SPR et la Cour restent malheureusement trop souvent vagues à cet égard. Je l’ai moi‑même fait. En particulier, un grand nombre de décisions indiquent ou laissent entendre qu’un risque généralisé n’est pas un risque personnel. Cela signifie habituellement que d’autres personnes sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile et que ce dernier ne satisfait donc pas aux exigences de la Loi. Cela ne signifie pas que le demandeur d’asile ne court personnellement aucun risque. Il est important qu’un décideur conclue qu’un demandeur d’asile est personnellement exposé à un risque parce que, si aucun risque personnel n’existe, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse de la demande; il n’existe tout simplement aucun risque. Ce n’est qu’après avoir conclu que le demandeur d’asile est personnellement exposé à un risque que le décideur doit déterminer si la population est généralement exposée au même risque.
[28] Par ailleurs, trop de décideurs décrivent de manière inexacte le risque auquel le demandeur est exposé ou omettent totalement d’énoncer ce risque. L’alinéa 97(1)b) de la Loi est pourtant très clair : le risque auquel doit être personnellement exposé un demandeur d’asile est « une menace à sa vie ou [le] risque de traitements ou peines cruels et inusités ». Avant de déterminer si d’autres personnes se trouvant dans le pays sont généralement exposées au même risque que le demandeur d’asile, le décideur doit : (1) déterminer expressément le risque en question, (2) déterminer s’il s’agit d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités et (3) exposer clairement le fondement de ce risque.
[29] La décision faisant l’objet du présent contrôle est un exemple du type de décision dont je parle. Dans l’affaire qui nous concerne, la décideuse s’est contentée de dire, au sujet du risque auquel le demandeur était exposé : « [L]e préjudice craint par le demandeur d’asile, c’est‑à‑dire la criminalité (recrutement pour faire passer de la drogue) […] » Or, il ne s’agit pas du risque auquel le demandeur était exposé, et même dans le cas contraire, la décideuse n’a pas expliqué de quelle façon ce risque satisfaisait au critère prévu au sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi. Tout au plus, le risque décrit fait partie du fondement de la menace à la vie du demandeur. Or, il ne faut pas, pour effectuer correctement l’examen personnalisé de la demande qui est exigé par l’article 97, amalgamer ce fondement et le risque lui‑même.
[30] Reprenant les propos qu’elle avait formulés au paragraphe 15 de Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, la Cour d’appel a affirmé, au paragraphe 7 de Prophète c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31 : « Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile “dans le contexte des risques actuels ou prospectifs” auxquels il serait exposé » (en italique dans l’original). L’expression « dans le contexte » est fondamentale. Le décideur doit examiner la preuve et la situation du demandeur d’asile dans le contexte du risque auquel il est exposé.
[31] Dans Mendoza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 648, j’ai essayé, aux paragraphes 35 et 36, de décrire ce que suppose un tel examen personnalisé. J’ai écrit :
Dans le cadre de son analyse du caractère personnalisé du risque, la Commission doit examiner tant l’agent de persécution que la nature du risque auquel font face les demandeurs. En ce qui a trait à l’examen du risque, la question n’est pas de savoir si le risque équivaut à être victime d’un crime. Dans la plupart des pays, et dans la plupart des circonstances, la persécution représentant une menace à la vie ou équivalant à une peine cruelle ou inusitée constituera également une activité criminelle sous le régime pénal du pays en question. La question n’est pas non plus de savoir si tous les citoyens d’un pays peuvent être victimes de tels crimes. Chaque jour, nous courons tous le risque d’être victime d’un crime.
La question qu’il convient de poser est de savoir s’il s’agit d’un risque auquel sont généralement exposés tous les citoyens. Dans cette phrase, il faut donner à l’adverbe « généralement » son sens ordinaire. Ce qui est général dans un pays peut ne pas l’être dans un autre pays. Au Canada, nous sommes généralement exposés au risque d’être victime d’un accident de la route chaque fois que nous conduisons, même si la probabilité qu’un tel accident survienne est faible; nous ne sommes pas généralement exposés au risque d’être victime d’enlèvement ou d’extorsion, même s’il est possible d’être victime d’un tel crime et que des crimes semblables sont effectivement commis chaque année. Dans son examen du caractère général de la persécution, la Commission doit également recourir à une approche fondée sur le contexte et mettre l’accent sur le caractère général de la persécution commise par un agent de persécution donné. Un risque peut être général lorsqu’il tire son origine d’un agent de persécution donné et ne pas être général lorsqu’il tire son origine d’un autre agent de persécution. Par exemple, le même risque pourrait être généralisé si l’agent de persécution n’était pas un représentant de l’État, mais être personnalisé si l’agent de persécution était l’État. [en italique dans l’original]
Il ne fait aucun doute qu’il existe d’autres considérations pertinentes.
[32] Le fait que la Cour fédérale et la Cour d’appel estiment depuis longtemps qu’un tel examen personnalisé est nécessaire explique en partie pourquoi je rejette la thèse du défendeur concernant Baires Sanchez. Le défendeur s’est appuyé sur cette décision pour faire valoir que le risque d’être victime de violence aux mains d’un gang criminel dans l’un des pays d’Amérique centrale ou d’Amérique du Sud où les actes de violence commis par les gangs sont fréquents est un risque auquel sont généralement exposés les citoyens du pays et qui ne donne donc pas droit à la protection offerte par l’article 97 de la Loi. Souscrire à cette proposition audacieuse irait à l’encontre non seulement de l’opinion exprimée par la Cour d’appel, mais aussi des décisions où la Cour fédérale a conclu que le demandeur était personnellement exposé à un risque de ce genre qui n’était pas aussi un risque auquel d’autres personnes étaient généralement exposées : voir, par exemple, Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365; Zacarias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 62; Barrios Pineda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 403; Alvarez Castaneda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 724.
[33] Au cours des plaidoiries, j’ai demandé au défendeur, vu son interprétation de Baires Sanchez, s’il pouvait me donner un exemple d’un cas où une personne exposée au risque d’être tuée par un gang dans l’un des pays envahis par les gangs pourrait obtenir la protection de l’article 97. Le défendeur a répondu en évoquant le cas où un gang a été chargé de tuer un demandeur d’asile. Il a soutenu que, dans un tel cas, le risque est personnel et la population n’y est généralement pas exposée. Cette situation est exactement celle du demandeur en l’espèce. La vie du demandeur était menacée par un gang chargé par une organisation criminelle de le tuer.
[34] À mon avis, la protection offerte par la Loi n’est pas limitée de la manière décrite par le défendeur, ce qui ne veut pas dire que les personnes qui sont exposées au même risque ou à un risque plus grand de violence aveugle commise par des gangs que d’autres personnes ont droit à la protection. Cependant, lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances où d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies.
[35] Le demandeur a proposé que je certifie la question suivante : [traduction] « Un risque qui était aléatoire ou général à l’origine peut‑il devenir un risque personnalisé en raison des actes subséquents commis soit par l’auteur de la persécution, soit par la victime, par exemple lorsque des représailles ciblées ou de plus en plus violentes sont exercées pour refus de paiement? » Le défendeur s’est opposé à la certification de cette question et n’a proposé aucune question à des fins de certification. À la lumière de la décision rendue relativement à la demande en l’espèce, la question proposée par le demandeur ne permettrait pas de trancher un appel. Il ne convient donc pas que je la certifie.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision de la Commission est annulée, que la demande d’asile présentée par le demandeur en vertu de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission afin de faire l’objet d’une nouvelle décision et qu’aucune question n’est certifiée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2002-11
INTITULÉ : BENANCIO CORADO GUERRERO c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Calgary (Alberta)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 22 septembre 2011
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : Le 21 octobre 2011
COMPARUTIONS :
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POUR LE DEMANDEUR
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Rick Garvin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocats
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POUR LE DEMANDEUR |
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Calgary (Alberta) |
POUR LE DÉFENDEUR
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