Cour fédérale |
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Federal Court |
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2011
En présence de monsieur le juge Kelen
ENTRE :
VIRIDIANA GARCIA QUIROZ
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire relative à une décision datée du 20 décembre 2010 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demanderesses n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), parce qu’elles peuvent se prévaloir d’une protection adéquate de l’État au Mexique.
LES FAITS
Les faits à l’origine du litige
[2] Les demanderesses sont une mère et sa fille originaires du Mexique : Rosa Maria Quiroz Mendez (la demanderesse principale) et Viridiana Garcia Quiroz (la demanderesse mineure), qui était mineure lorsqu’elle a présenté sa demande d’asile, laquelle était fondée sur celle de la demanderesse principale. Les demanderesses sont arrivées au Canada le 21 mai 2009 et ont demandé l’asile le 15 juin de la même année.
[3] À compter de l’âge de quatre ans jusqu’à l’âge de dix ans, la demanderesse principale a été agressée sexuellement par son père. Afin d’échapper à une vie familiale traumatisante, elle s’est mariée le plus tôt possible et a épousé Alejandro Garcia Lugo (Alejandro) le 6 septembre 1980.
[4] La demanderesse principale n’a guère connu mieux dans son nouveau foyer : pendant les 24 années où elle a vécu avec son époux, celui-ci l’a battue, l’a forcée à avoir des relations sexuelles avec lui et lui a fait des menaces de mort. Pendant toutes ces années, la demanderesse principale a téléphoné plusieurs fois à la police (environ 50 fois) pour lui demander de venir et d’éloigner son époux d’elle, ce que la police a fait. Cependant, la demanderesse principale n’a pas formulé de plainte officielle à l’une ou l’autre de ces occasions. Elle affirme qu’elle avait peur de le faire, parce que le frère de son époux était un agent de la police fédérale.
[5] En mai 2004, après que son époux l’eut battue et terrorisée de façon assez marquée, la demanderesse principale a formulé une plainte officielle pour la première fois. Alejandro a été arrêté, mais il a été libéré sous caution moins de douze heures plus tard. La demanderesse principale affirme qu’elle a reçu des menaces de son époux et de la mère de celui-ci pour le cas où elle refuserait de retirer sa plainte. Le frère de son époux lui a également offert de l’argent pour qu’elle retire sa plainte, ce qu’elle a fait en juillet 2004.
[6] Après l’incident survenu en mai 2004, la demanderesse principale et son époux se sont séparés, mais elle soutient qu’il a continué à la harceler, à lui téléphoner et à lui faire des menaces. Il refusait de signer les documents du divorce, mais elle a obtenu automatiquement le divorce en août 2006, soit deux ans après la séparation.
[7] En 2009, Alejandro a dit à la demanderesse mineure qu’il avait l’intention de tuer la demanderesse principale. Les deux demanderesses sont allées voir la police, mais la demanderesse principale affirme qu’aucune protection ne leur a été offerte. Les demanderesses ont quitté le Mexique pour venir au Canada le 21 mai 2009 et ont déposé leurs demandes d’asile le 15 juin 2009.
La première demande d’ajournement
[8] Le 5 octobre 2010, l’avocate des demanderesses a présenté une demande « urgente » en vue d’obtenir un ajournement de l’audience, qui avait été fixée au 15 octobre 2010. Dans la demande, il était mentionné que les demanderesses venaient de retenir les services d’un avocat ce jour-là et que la demanderesse principale ignorait le contenu de son formulaire de renseignements personnels (FRP) : un travailleur communautaire avait rempli le FRP et incité à tort la demanderesse principale à signer la déclaration selon laquelle elle comprenait l’anglais. Or, la demanderesse principale ne comprenait pas l’anglais et le FRP ne lui a jamais été traduit.
[9] Dans la demande, il a également été allégué qu’un avocat avait été nommé à tort à titre de conseil de la demanderesse principale sur le FRP, alors que cet avocat n’avait pas participé à la préparation du formulaire, mais avait simplement donné un avis à l’Aide juridique pour le compte de la demanderesse principale. L’avocate a sollicité l’ajournement pour corriger des erreurs et apporter des ajouts au FRP ainsi qu’à l’exposé narratif des demanderesses et elle a proposé plusieurs dates d’audience possibles.
[10] La demande d’ajournement a été rejetée et l’audience a eu lieu le 15 octobre 2010.
L’audience
[11] Au début de l’audience, l’avocate a présenté une autre demande d’ajournement. Le commissaire a alors voulu savoir si les motifs de la demande étaient différents de ceux de la demande précédente et l’avocate a répondu qu’il y avait de nouveaux motifs.
[12] L’avocate a expliqué qu’elle avait appris la veille que, par suite d’une erreur de la Commission, les demanderesses n’avaient jamais reçu le dossier d’information de celle‑ci. La Commission avait d’abord soutenu qu’elle avait fait parvenir le dossier d’information à la demanderesse principale et à l’avocat nommé à titre de conseil de celle‑ci sur le FRP; cependant, par suite d’une enquête plus approfondie, un membre du personnel de la Commission a admis qu’effectivement, le dossier d’information n’avait pas été envoyé aux demanderesses.
[13] L’avocate a fait valoir qu’il était contraire à la justice naturelle d’obliger les demanderesses à se préparer à l’audience et à y participer sans avoir en main le dossier d’information de la Commission.
[14] Le commissaire a répondu que, selon les documents qu’il avait en main, le dossier d’information avait été envoyé aux demanderesses. L’avocate a répété que c’est ce que la Commission lui avait dit à l’origine, mais que le personnel a confirmé plus tard qu’il n’avait pas envoyé le dossier aux demanderesses.
[15] À cette étape de l’audience, les propos suivants, dont la Cour a entendu l’enregistrement, ont été échangés :
[traduction]
COMMISSAIRE : D’après mon dossier, il semble que ce ne soit pas le cas. Alors, avez-vous réussi à obtenir une copie du dossier d’information?
AVOCATE : Non. J’ai téléphoné à l’avocat, mais il …
COMMISSAIRE : D’accord, …
AVOCATE : … n’a pas répondu.
COMMISSAIRE : … je vais vous en faire une copie et vous pourrez en prendre connaissance à la pause …
AVOCATE : Bien, je …
COMMISSAIRE : … nous procédons aujourd’hui; je veux dire qu’il n’y a pas d’autres commentaires à entendre sur cette question.
AVOCATE : Puis-je parler à des membres du service juridique ou... je pense que ça va à l’encontre de …
COMMISSAIRE : Vous pourrez le faire après l’audience.
AVOCATE : … la justice naturelle.
COMMISSAIRE : Vous pourrez le faire après l’audience.
AVOCATE : Je ne savais pas …
COMMISSAIRE : [élevant la voix, comme le laisse entendre l’enregistrement sonore] Voulez-vous une copie maintenant ou à la pause?
AVOCATE : Je dois l’examiner avec ma cliente et j’aurais besoin de temps pour m’asseoir avec elle …
COMMISSAIRE : [Ton de voix rude] Je vous donne cinq minutes et nous commençons après, avec ou sans vous. D’accord, Madame, cinq minutes. Il est 13 h 11, alors, à 13 h 16, nous sommes de retour ici.
AVOCATE : D’accord.
COMMISSAIRE : Vous pourrez soulever la question auprès du service juridique après l’audience.
[16] Peu après la reprise de l’audience, l’avocate s’est opposée à nouveau à ce que l’audience soit tenue ce jour-là. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas prévu que l’audience aurait lieu et qu’elle n’avait donc pas pris de dispositions avec sa gardienne; en conséquence, elle devait partir à 16 h ce jour-là pour aller chercher sa fille.
[17] Le commissaire a interrogé la demanderesse principale jusqu’à 14 h 30 et l’audience a alors été interrompue pendant quinze minutes. À la reprise de l’audience, le commissaire a informé l’avocate qu’elle pourrait interroger les demanderesses jusqu’à 15 h 30 et utiliser la dernière période de 30 minutes pour présenter des observations, ou encore interroger les demanderesses jusqu’à 16 h et lui faire parvenir des observations écrites dans un délai de deux semaines.
[18] À 15 h 30, le commissaire a interrompu l’interrogatoire pour rappeler à l’avocate qu’elle pouvait utiliser les 30 minutes qui restaient pour poursuivre l’interrogatoire ou pour formuler des observations. Une lecture de la transcription de l’audience révèle l’échange suivant entre le commissaire et l’avocate :
[traduction]
AVOCATE : Bien, je devrais aussi interroger la demanderesse mineure; je veux l’interroger.
COMMISSAIRE : D’accord, vous devrez le faire en une demi‑heure.
AVOCATE : Et si je n’ai pas terminé?
COMMISSAIRE : Bien…
AVOCATE : Ma cliente est venue du Mexique pour raconter sa version…
COMMISSAIRE : C’est bien, vous avez jusqu’à 16 h pour terminer l’interrogatoire; je vous dis maintenant…
AVOCATE : Ce n’est pas nécessaire de crier après moi Monsieur et de hausser la voix...
COMMISSAIRE : …limitez vos questions; si vous voulez quelques minutes, nous prendrons une petite pause et vous pourrez formuler vos questions afin de pouvoir les poser en moins d’une demi-heure. Vous devez partir à 16 h, alors vous avez jusqu’à 16 h pour le faire.
AVOCATE : Monsieur, je n’apprécie pas votre ton de voix.
COMMISSAIRE : D’accord, nous prenons une pause de cinq minutes.
AVOCATE : Je ne suis pas venue ici pour que l’on crie après moi…
COMMISSAIRE : Je vous ai entendue.
AVOCATE : …ou pour que vous éleviez la voix de cette façon répréhensible…
COMMISSAIRE : Nous allons prendre une pause de cinq minutes; lorsque nous reviendrons, vous poursuivrez votre interrogatoire; qu’il s’agisse de la demanderesse principale ou de la demanderesse mineure, c’est à vous de décider. Vous terminerez l’interrogatoire à 16 h.
AVOCATE : Monsieur, je me sens très menacée par vous…
COMMISSAIRE : …et vous devrez…
AVOCATE : …Je me sens très menacée par vous maintenant; je m’en vais; je me sens menacée par vous.
(Le soulignement indique un ton de voix élevé et déplacé.)
[19] À ce moment, l’avocate a quitté la salle d’audience. La Cour a également entendu l’enregistrement sonore de cette partie de l’audience.
[20] Dans son affidavit, l’avocate des demanderesses à l’audience a souligné qu’elle est elle‑même victime de violence conjugale et qu’elle s’est sentie très menacée et effrayée par la situation. Après le départ de l’avocate, le commissaire a informé les plaignantes qu’il différait sa décision et qu’il demanderait à leur avocate de lui faire parvenir des observations écrites et de l’informer de tout aspect de l’interrogatoire qu’elle voulait poursuivre. Il déciderait ensuite de la nécessité de les faire revenir pour la poursuite de l’interrogatoire.
[21] Après l’audience, l’avocate des demanderesses a présenté une requête dans laquelle elle a demandé au commissaire de se récuser en raison de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. Tel qu’il est expliqué ci-dessous, le commissaire a rejeté la requête en récusation dans les motifs de sa décision.
La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire
[22] Dans une décision datée du 20 décembre 2010, la Commission a conclu que les demanderesses n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi. Elle a jugé que la question déterminante de la demande d’asile était la possibilité de recourir à la protection de l’État.
La requête en récusation
[23] Avant d’analyser les demandes d’asile, le commissaire s’est attardé à la question de savoir s’il devait se récuser en raison de l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. La Commission a résumé la requête en récusation de l’avocate ainsi que l’incident décrit plus haut qui est survenu pendant l’audience.
[24] La Commission a rappelé le critère relatif à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité, qui a été formulé dans Committee for Justice and Liberty et al. c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :
La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
[25] La Commission a souligné que le critère applicable à la crainte de partialité tenait compte de la présomption d’impartialité, de sorte qu’une réelle probabilité de partialité devait être établie. Elle a ajouté que tous les commissaires de la Section de la protection des réfugiés ont prêté serment et déclaré qu’ils s’acquitteraient impartialement de leurs fonctions et se conformeraient au Code de déontologie des commissaires, lequel énonce également que les commissaires doivent statuer sur le bien-fondé de chaque cas dont ils sont saisis sans se laisser influencer par des considérations indues.
[26] La Commission a conclu que le critère applicable à la crainte raisonnable de partialité n’avait pas été établi. Elle s’est fondée sur la décision rendue dans Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Cetin, [2007] A.C.F. no 1786, dossier IMM-5621-06, où la Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait pas de crainte raisonnable de partialité, mais que l’avocate du ministre avait plutôt provoqué la commissaire après que celle-ci eut insisté pour que l’audience se déroule à l’intérieur du délai précisé. La Cour a également décidé que l’avocate du ministre avait été empêchée de présenter sa cause en entier en décidant elle-même de quitter la salle d’audience.
[27] La Commission a reconnu que la Cour fédérale avait confirmé, dans cette décision, le pouvoir d’un commissaire d’être « ferme et modéré avec les conseils au sujet de la tenue de l’audience ». La Commission a conclu, comme l’avait fait la Cour fédérale dans Cetin, que c’est l’avocate elle-même qui a décidé de quitter la salle d’audience prématurément plutôt que de terminer son interrogatoire des demandeures d’asile. La Commission a également jugé que l’avocate tentait de provoquer le commissaire, comme cela s’était produit dans l’affaire Cetin, ce qui justifiait une réaction « stricte ».
[28] La Commission s’est également demandé si l’audience était incomplète du fait que l’avocate n’avait pas encore interrogé la demanderesse mineure. La Commission a affirmé qu’elle n’avait pas empêché l’avocate de terminer son interrogatoire des demanderesses de la manière qu’elle estimait la plus appropriée, mais a également précisé que la demande de la demanderesse d’asile mineure était fondée sur celle de la demanderesse principale et que l’avocate n’avait présenté aucun élément de preuve convaincant pour indiquer que le témoignage de la demanderesse d’asile mineure était un élément crucial dans la décision concernant les deux demandes d’asile. La Commission a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’interroger la demanderesse mineure.
[29] La Commission a conclu à l’absence de crainte raisonnable de partialité et rejeté la requête en récusation.
La protection de l’État
[30] La Commission a résumé les principes à appliquer pour savoir si la protection de l’État est suffisante. Elle a affirmé que, sauf dans le cas de l’effondrement complet de l’appareil étatique, il existe une présomption selon laquelle l’État est capable de protéger ses citoyens et que, pour réfuter cette présomption, les demandeurs doivent présenter une preuve « claire et convaincante » de l’incapacité de l’État d’assurer la protection de ses citoyens : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689.
[31] La Commission a affirmé que les demandeurs d’asile doivent solliciter la protection de l’État « lorsqu’elle pourrait raisonnablement être assurée » : arrêt Ward, précité, et ajouté ce qui suit : « En l’absence d’une explication convaincante, le fait de ne pas solliciter la protection de l’État au sein du pays d’origine sera habituellement fatal pour une demande d’asile, du moins si, dans l’État en question, le fonctionnement de la démocratie n’est pas remis en question et si cet État est disposé à assurer un certain degré de protection à ses citoyens et possède les ressources nécessaires à cette fin ». À la lumière de la preuve dont elle était saisie, la Commission a conclu que le Mexique est une démocratie et que le demandeur « doit démontrer qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour obtenir une protection ».
[32] La Commission a ensuite passé en revue le témoignage de la demanderesse principale au sujet des efforts qu’elle avait déployés pour obtenir la protection de l’État. Elle a souligné que la demanderesse principale avait appelé les policiers à de nombreuses reprises et que, chaque fois qu’elle les a appelés, ils sont venus, ils ont amené son époux et l’ont parfois détenu. Sauf à une occasion, la demanderesse principale n’a pas porté plainte, parce qu’elle craignait ce que son époux pouvait lui faire. Lorsqu’elle a finalement déposé une plainte officielle, elle a retiré celle‑ci après que son époux et la famille de celui-ci l’eurent menacée et lui eurent offert de l’argent.
[33] De l’avis de la Commission, le refus de la demanderesse principale de porter plainte contre son époux n’était pas raisonnable. La Commission estimait que, si la demanderesse principale avait déposé une plainte formelle, son époux aurait été incarcéré. La Commission a souligné que la demanderesse principale n’avait pas dénoncé les menaces et les pots-de-vin versés à la police par l’époux de la demanderesse et la famille de celui-ci et qu’« aucun élément de preuve convaincant n’avait été présenté pour établir que les policiers n’auraient pas pris d’autres mesures si les menaces et les pots-de-vin leur avaient également été signalés ».
[34] La Commission a rejeté l’argument selon lequel la demanderesse principale craignait de déposer une plainte formelle parce que le frère de son époux était agent de police : la Commission n’a trouvé aucun élément de preuve établissant de façon convaincante que le frère en question avait une quelconque influence sur les décisions de la police et a ajouté que, étant donné que l’époux de la demanderesse principale a été mis au courant de chaque appel de celle‑ci à la police, il était peu probable que le fait que son frère était agent de police aurait touché les conséquences découlant du dépôt d’une plainte.
[35] La Commission a reconnu que la preuve documentaire révélait l’existence de problèmes de corruption au Mexique :
[45] Il serait négligeant de ma part de ne pas reconnaître ou de ne pas prendre en compte le fait qu’il y a des renseignements contenus dans la documentation qui permettent d’établir que l’inefficacité, les pots-de-vin et la corruption existent toujours à tous les échelons des forces de sécurité du Mexique ainsi qu’au sein du secteur des services publics. Toutefois, pour faire contrepoids à cet élément, des éléments de preuve convaincants indiquent que le Mexique reconnaît ouvertement ses problèmes du passé et fait de sérieux efforts pour enrayer la corruption et l’impunité.
[36] La Commission a examiné le document du département d’État des États-Unis intitulé Country Report on Human Rights Practices for 2009 (rapport national sur les pratiques des droits de l’homme) au sujet du Mexique (rapport du Département d’État), ainsi qu’un rapport de 2007 intitulé « A Profile of Police Forces in Mexico » (profil des forces policières au Mexique). La Commission a conclu que la prépondérance des éléments de preuve laissait croire que, malgré certains problèmes de corruption, le Mexique était capable de protéger les victimes de crimes. Le commissaire s’est longuement attardé aux efforts déployés pour régler les problèmes de corruption au sein de la police et a mentionné la création de nouveaux organes pour lutter contre le crime organisé et les cartels de drogue.
[37] La Commission a ensuite examiné la question de la violence familiale et de la violence contre les femmes au Mexique : « Le Mexique a déjà eu du mal à gérer les problèmes de violence familiale et de violence contre les femmes. Il existe cependant des éléments de preuve convaincants indiquant que le Mexique reconnaît ses problèmes passés et qu’il fait des efforts sérieux pour les régler ».
[38] La Commission a invoqué la partie du rapport du Département d’État intitulée « Women », selon laquelle le Mexique avait adopté des lois d’ordre civil, administratif et pénal qui interdisent la violence familiale et prévoient des sanctions, comme la privation de liberté et des amendes, en cas d’infraction. La Commission a ajouté qu’il y avait une loi fédérale ciblant précisément la violence contre les femmes et que de nombreux États avaient mis en place des mesures législatives pour empêcher la violence conjugale. Elle a également signalé l’existence de refuges pour les femmes, d’un service téléphonique pour les femmes victimes de violence conjugale et la création d’un institut national des femmes.
[39] La Commission a reconnu la preuve selon laquelle les victimes s’abstiennent de signaler les actes de violence qu’elles subissent pour plusieurs raisons, y compris la « crainte [...] de subir les représailles de l’agresseur ». La Commission a souligné que la loi récemment adoptée visait en partie à sensibiliser davantage les victimes aux recours dont elles disposaient.
[40] La Commission a affirmé qu’elle avait examiné la preuve documentaire que les demanderesses avaient fournie au sujet de la protection de l’État. Elle a examiné quelques documents, mais conclu que certaines déclarations qui s’y trouvaient n’étaient pas appuyées et qu’une importance minime devait donc leur être accordée.
[41] La Commission a formulé les commentaires suivants au paragraphe 63 :
[ . . ] La conseil a également inclus de nombreux articles sur les problèmes de violence conjugale et de violence fondée sur le sexe et sur des affaires au Mexique et partout dans le monde. Je reconnais que de nombreux pays ont du mal à lutter efficacement contre ces problèmes. Cependant, un grand nombre de pays tels que le Mexique ont adopté des lois pour lutter contre la violence conjugale et la violence contre les femmes et ils ont mis en place des mesures visant à assurer l’application de ces lois.
[42] La Commission a conclu que les demanderesses n’avaient pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État et que, par conséquent, leurs demandes d’asile étaient rejetées.
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
[43] L’article 96 de la Loi accorde la protection aux personnes ayant qualité de réfugié au sens de la Convention :
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;
b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.
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96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,
(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or
(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country. |
[44] L’article 97 de la Loi accorde la protection aux personnes dont le renvoi du Canada les exposerait à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumises à la torture :
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture; b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles, (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
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97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally
(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or (b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if
(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country, (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country, (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and
(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care. |
[45] Selon le paragraphe 48(4) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, la Commission doit prendre en considération tout élément pertinent pour statuer sur une demande visant à changer la date ou l’heure d’une procédure :
48. (4) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent. Elle examine notamment :
a) dans le cas où elle a fixé la date et l’heure de la procédure après avoir consulté ou tenté de consulter la partie, toute circonstance exceptionnelle qui justifie le changement;
b) le moment auquel la demande a été faite;
c) le temps dont la partie a disposé pour se préparer;
d) les efforts qu’elle a faits pour être prête à commencer ou à poursuivre la procédure;
e) dans le cas où la partie a besoin d’un délai supplémentaire pour obtenir des renseignements appuyant ses arguments, la possibilité d’aller de l’avant en l’absence de ces renseignements sans causer une injustice;
f) si la partie est représentée;
g) dans le cas où la partie est représentée, les connaissances et l’expérience de son conseil;
h) tout report antérieur et sa justification;
i) si la date et l’heure qui avaient été fixées étaient péremptoires;
j) si le fait d’accueillir la demande ralentirait l’affaire de manière déraisonnable ou causerait vraisemblablement une injustice;
k) la nature et la complexité de l’affaire. |
48. (4) In deciding the application, the Division must consider any relevant factors, including
(a) in the case of a date and time that was fixed after the Division consulted or tried to consult the party, any exceptional circumstances for allowing the application;
(b) when the party made the application;
(c) the time the party has had to prepare for the proceeding;
(d) the efforts made by the party to be ready to start or continue the proceeding;
(e) in the case of a party who wants more time to obtain information in support of the party’s arguments, the ability of the Division to proceed in the absence of that information without causing an injustice;
(f) whether the party has counsel;
(g) the knowledge and experience of any counsel who represents the party;
(h) any previous delays and the reasons for them;
(i) whether the date and time fixed were peremptory;
(j) whether allowing the application would unreasonably delay the proceedings or likely cause an injustice; and
(k) the nature and complexity of the matter to be heard.
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[46] L’article 22 des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, énonce que les dépens ne sont accordés que pour des raisons spéciales :
22. Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens. |
22. No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.
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LES QUESTIONS EN LITIGE
[47] Les demanderesses soulèvent les questions suivantes à trancher dans leurs observations :
a. La Commission a analysé de façon erronée l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire qui a entendu la présente affaire;
b. La Commission a porté atteinte au droit des demanderesses à l’équité procédurale :
i. en refusant de leur accorder un ajournement après avoir omis de leur faire parvenir le dossier d’information;
ii. en limitant la possibilité pour leur avocate de les interroger, refusant de ce fait de leur accorder une possibilité raisonnable de présenter leur cause;
c. La Commission a utilisé la preuve de façon sélective, ignoré les éléments de preuve et mal interprété ceux-ci, de sorte qu’elle a mal analysé la question de la protection de l’État.
[48] Je reformulerais les questions en litige comme suit :
a. La Commission a-t-elle violé les principes d’équité procédurale en refusant d’accorder un ajournement ou une audience supplémentaire?
b. La conduite de la Commission a-t-elle donné lieu à une crainte raisonnable de partialité?
c. La conclusion de la Commission au sujet de la protection de l’État était-elle déraisonnable?
LA NORME DE CONTRÔLE
[49] Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a décidé, au paragraphe 62, que la première étape de l’analyse de la norme de contrôle applicable consiste à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier »; voir également Canada (M.C.I.) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, jugement du juge Binnie, au paragraphe 53.
[50] La question de savoir si les demanderesses ont réfuté la présomption de la protection de l’État est une question mixte de faits et de droit qui doit être révisée selon la norme de la décision raisonnable : voir les décisions que j’ai rendues dans Monjaras c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 771, au paragraphe 15, et Perez c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1029, au paragraphe 25.
[51] Lorsqu’elle révise la décision de la Commission à l’aide de la norme de la décision raisonnable, la Cour s’attarde à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; décision Khosa, susmentionnée, au paragraphe 59.
[52] Les questions d’équité procédurale, notamment la question de savoir si la conduite de la Commission donne lieu à une crainte raisonnable de partialité, doivent être revues selon la norme de la décision correcte : arrêt Dunsmuir, susmentionné, aux paragraphes 55 et 90; décision Khosa, susmentionnée, au paragraphe 43.
ANALYSE
Question no 1 : La Commission a-t-elle violé les principes d’équité procédurale en refusant d’accorder un ajournement ou une audience supplémentaire?
La demande d’ajournement
[53] Les demanderesses soutiennent qu’elles se sont vu refuser la possibilité d’examiner le dossier d’information avant l’audience et que, par conséquent, elles ignoraient les allégations dont elles étaient l’objet. L’avocate a informé la Commission que le dossier d’information n’avait pas été envoyé aux demanderesses par erreur et, de l’avis de celles-ci, le refus par la Commission d’accorder l’ajournement au vu de ce renseignement allait à l’encontre des principes d’équité procédurale.
[54] Le défendeur répond que le refus de la demande d’ajournement était raisonnable, étant donné que les demanderesses avaient eu tout le temps voulu pour solliciter l’assistance d’un avocat. Le défendeur ajoute que les demanderesses n’ont pas établi qu’elles avaient été privées du droit à une audience équitable par suite du refus de la demande d’ajournement et que, par conséquent, il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.
[55] La décision d’accorder ou non un ajournement ou un report de l’audience relève du pouvoir discrétionnaire de la Commission et la personne qui demande l’ajournement n’est pas présumée y avoir droit : Sierra c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1048, au paragraphe 56. Cependant, la Commission doit tenir compte de tous les facteurs pertinents avant d’en arriver à sa décision. Le paragraphe 48(4) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, reproduit plus haut, énonce une liste non exhaustive de facteurs pertinents à prendre en compte à cette fin.
[56] Comme je l’ai déjà mentionné dans Modeste c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 1027, la Commission doit, à tout le moins, prendre en considération ces facteurs pertinents avant de refuser une demande d’ajournement. Dans Ramadani c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 211, madame la juge Carolyn Layden‑Stevenson a formulé les remarques suivantes, au paragraphe 11 :
À mon avis, la SPR doit, à tout le moins, mentionner qu’elle a pris en considération les facteurs pertinents énumérés dans l’arrêt Siloch, précité, avant d’en arriver à une décision défavorable. Son défaut de le faire constitue une erreur susceptible de révision. Je fais remarquer que mes collègues, la juge Heneghan et le juge O’Keefe, sont arrivés à une conclusion semblable dans les décisions Dias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 125, 2003 CF 84 et Sandy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 1770, 2004 CF 1468.
[57] À la lumière des transcriptions de l’audience, la Cour est d’avis que la Commission n’a pas tenu compte des facteurs pertinents avant de refuser l’ajournement. La Commission a mentionné que les documents dont elle était saisie montraient que les demanderesses avaient effectivement reçu le dossier d’information. Lorsque l’avocate a répondu qu’elle avait reçu une confirmation du fait que le dossier d’information n’avait pas été envoyé, les propos suivants ont été échangés :
[traduction]
COMMISSAIRE : D’après mon dossier, il semble que ce ne soit pas le cas. Alors, avez-vous réussi à obtenir une copie du dossier d’information?
AVOCATE : Non. J’ai téléphoné à l’avocat, mais il …
COMMISSAIRE : D’accord, …
AVOCATE : … n’a pas répondu.
COMMISSAIRE : … je vais vous en faire une copie et vous pourrez en prendre connaissance à la pause …
AVOCATE : Bien, je …
COMMISSAIRE : … nous procédons aujourd’hui; je veux dire qu’il n’y a pas d’autres commentaires à entendre sur cette question.
[58] La Commission n’a donné aucune indication du fait qu’elle avait tenu compte de l’un ou l’autre des facteurs énumérés au paragraphe 48(4) des Règles de la Section de la protection des réfugiés. La Cour est d’avis que, si la Commission avait examiné ces facteurs, au moins quelques‑uns d’entre eux auraient pu faire pencher la balance en faveur de l’octroi de l’ajournement.
[59] L’omission de la part de la Commission de faire parvenir le dossier d’information aux demanderesses constituerait vraisemblablement une « circonstance exceptionnelle » justifiant l’octroi de l’ajournement. Cette omission a également réduit le temps dont les demanderesses ont disposé pour se préparer en vue de l’audience. L’avocate a souligné qu’elle avait fait des efforts pour obtenir le dossier d’information de la Commission et pour se préparer en vue de l’audience, en communiquant avec la Commission et avec l’avocat dont le nom figurait par erreur à titre de conseil sur le FRP de la demanderesse principale.
[60] En conséquence, en refusant la demande d’ajournement en l’espèce sans analyser les facteurs pertinents, la Commission a commis une erreur susceptible de révision. À première vue, le refus en question constitue une violation des règles de justice naturelle et du droit à une audience équitable. L’audience n’est pas équitable lorsque l’avocate des parties demanderesses n’a pu s’y préparer en bonne et due forme, comme l’a expliqué le juge Sean Harrington dans Anand c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 302, aux paragraphes 1 et 4 :
[1] Les droits fondamentaux ne peuvent jamais être sacrifiés à l’autel de l’efficacité administrative. [ . . ]
[4] Peu avant la date prévue de l’audition de sa demande, son avocat lui a écrit pour lui dire qu’il ne pouvait plus le représenter. M. Anand a retenu les services d’une avocate qui a demandé qu’on reporte l’audience au motif que non seulement elle venait d’être nommée mais également qu’elle n’avait obtenu certains documents de l’ancien avocat que depuis quelques jours. La Commission a refusé d’accorder l’ajournement.
[61] La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie et les demandes d’asile des demanderesses doivent être renvoyées à la Commission en vue d’une nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.
Demande visant à obtenir une audience supplémentaire
[62] Bien qu’il ne soit pas nécessaire d’examiner cette question, eu égard à la conclusion que la Cour a tirée au sujet de la demande d’ajournement, la Cour est d’avis que le refus d’accorder une audience supplémentaire ne constituait pas un manquement à l’équité procédurale.
[63] Lorsque l’audience a pris fin avant que l’avocate ait terminé son interrogatoire des demanderesses, la Commission lui a ordonné de présenter des observations écrites détaillées au sujet des aspects de l’interrogatoire de la demanderesse principale qui n’avaient pas encore été abordés ainsi que des aspects sur lesquels devait porter l’interrogatoire de la demanderesse mineure, afin que la Commission puisse décider s’il y avait lieu de reconvoquer les demanderesses.
[64] Dans ses observations écrites, l’avocate n’a pas fourni de détails sur les aspects pertinents de l’interrogatoire qu’elle n’avait pas encore abordés, soulignant simplement qu’elle devait poursuivre l’interrogatoire sur les [traduction] « questions essentielles de la protection de l’État et de la PRI ». Elle a ajouté dans ces mêmes observations qu’elle [traduction] « souhaitait également interroger la demanderesse mineure ». Cependant, aucun renseignement plus précis n’a été fourni au sujet de l’interrogatoire envisagé.
[65] En conséquence, la Cour est d’avis que la Commission a donné aux demanderesses la possibilité de rectifier toute iniquité qui aurait pu découler du manque de temps à l’audience. Il était loisible à la Commission, en se fondant sur les observations fournies par l’avocate, de décider qu’aucune audience supplémentaire n’était nécessaire pour assurer l’équité procédurale. La Cour conclut en conséquence que cet aspect de la décision de la Commission ne soulève aucun problème d’équité procédurale.
Question no 2 : La conduite de la Commission a-t-elle donné lieu à une crainte raisonnable de partialité?
[66] Les demanderesses soutiennent que la conduite de la Commission a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité. Même si les demanderesses ont formulé leurs observations sous l’angle du caractère raisonnable de la décision de la Commission au sujet de la crainte de partialité, la Cour est d’avis que la décision de la Commission sur ce point n’appelle aucune retenue judiciaire.
[67] Le critère applicable à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité n’est pas contesté. Ce critère, qui a été cité à maintes reprises, est tiré de l’opinion dissidente que le juge de Grandpré a formulée à la page 394 de l’arrêt Committee for Justice and Liberty et al., précité :
La Cour d’appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
[68] Une allégation de partialité est une allégation sérieuse et ne peut donc reposer sur des soupçons, des conjectures ou de simples impressions : Arrachch c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 999; Arthur c. Procureur général, 2001 CAF 223, (2001), 283 N.R. 346. Eu égard à la présomption d’impartialité qui existe en faveur du décideur, les demanderesses doivent établir une réelle probabilité de partialité : Arsenault-Cameron c. Île‑du‑Prince‑Édouard, [1999] 3 R.C.S. 851, au paragraphe 2.
[69] Les demanderesses soutiennent que le refus de la demande d’ajournement a soulevé une crainte raisonnable de partialité. À leur avis, le commissaire n’a pas tenu compte des explications que l’avocate a données au sujet de la communication du dossier et a coupé court aux arguments qu’elle a invoqués au soutien de la demande d’ajournement. Selon les demanderesses, cette conduite démontre que le commissaire avait un esprit fermé envers leur avocate et envers elles‑mêmes.
[70] Les demanderesses ajoutent que le refus par la Commission d’accorder une journée d’audience supplémentaire donne lieu à une crainte raisonnable de partialité. Étant donné que l’avocate avait interrogé la demanderesse principale pendant moins d’une heure et qu’il y avait deux demanderesses dans l’affaire, le fait que la Commission a insisté pour terminer l’audience ce jour-là montre qu’elle n’était pas prête à se laisser convaincre.
[71] Les demanderesses font également valoir que la conduite déplacée du commissaire pendant l’audience a incité l’avocate à craindre pour sa sécurité et à quitter la salle d’audience. Selon les demanderesses, le commissaire a crié après l’avocate, comme le montrent la transcription de l’audience ainsi que l’enregistrement sonore de celle-ci. Les demanderesses invoquent également l’affidavit de leur avocate, dans lequel celle-ci affirme que le commissaire a crié après elle et s’est comporté de façon agressive à son endroit.
[72] Les demanderesses soulignent que le commissaire s’est levé pendant cet incident. Elles soutiennent que la Commission a mal interprété ce geste en affirmant que l’audience était sur le point d’être suspendue et que c’est la raison pour laquelle le commissaire s’était levé. Les demanderesses affirment que l’audience n’avait pas été suspendue.
[73] Les demanderesses font valoir qu’au vu de l’ensemble des circonstances, une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que, selon toute vraisemblance, le commissaire ne rendra pas une décision juste au sujet des demandes d’asile.
[74] Le défendeur répond que, située dans son contexte, la réaction du commissaire n’était pas démesurée par rapport à la conduite de l’avocate au point de soulever une crainte raisonnable de partialité. Le défendeur reconnaît que le commissaire a haussé le ton et a parlé durement, mais il fait valoir que cette réaction découlait du refus de l’avocate d’accepter ses décisions. Le défendeur ajoute que la Commission avait le droit de se fonder sur une déclaration de signification indiquant que les demanderesses avaient reçu le dossier d’information, de sorte que la décision de refuser l’ajournement n’a pas donné lieu à une crainte raisonnable de partialité.
[75] La Cour ne souscrit pas en entier à la description que les demanderesses ont donnée des événements survenus pendant l’audience. Il est indéniable que le commissaire et l’avocate ne s’entendaient pas sur la question de savoir s’il y avait lieu : a) d’ajourner l’audience et b) d’accorder une autre journée d’audience pour la poursuite de l’interrogatoire. Ce différend est imputable en partie à la faute de l’avocate des demanderesses, qui ne s’attendait pas à ce que l’audience ait lieu et n’avait donc pas pris les mesures nécessaires pour rester le plus longtemps possible afin de terminer l’audience. Il appartenait à l’avocate d’être prête à présenter sa cause pour le cas où la demande d’ajournement serait refusée. Ce manque de préparation de sa part a précipité l’incident qui est survenu à la fin de l’audience.
[76] De plus, il appert des transcriptions de l’audience que le commissaire avait tenté de faire une pause lorsqu’il s’est apparemment levé, comme les demanderesses l’ont soutenu. Voici comment il s’est exprimé : [traduction] « D’accord, nous prenons une pause de cinq minutes ». En conséquence, l’explication du commissaire selon laquelle il s’était levé parce que l’audience était sur le point d’être suspendue est plausible.
[77] Cependant, eu égard à l’ensemble des circonstances et malgré la présomption d’impartialité qui existe en faveur de la Commission, la Cour estime qu’une crainte raisonnable de partialité a été soulevée en l’espèce.
[78] Dans Guermache c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 CF 870, le juge Luc Martineau a décrit l’importance pour un commissaire de diriger l’audience de manière appropriée :
[4] Les commissaires ont un rôle difficile mais primordial à jouer. [ . . ]
[5] Ceci étant dit, l’ampleur de la tâche des commissaires ne doit pas faire perdre de vue le fait que les règles de justice naturelle doivent être respectées, et qu’en tout temps, leur conduite lors de l’audition d’une demande d’asile doit être irréprochable et empreinte d’objectivité. Il va de soi que la courtoisie et la politesse les plus élémentaires sont de rigueur. L’intimidation, le mépris, les allusions désobligeantes n’ont pas leur place. Pas plus que la rudesse et les écarts de langage. Comme l’écrivait le très honorable Fauteux dans le Livre du magistrat, « [p]ar sa modération, sa discipline et sa courtoisie dans ses relations avec les avocats, les parties et les témoins, le magistrat assurera le climat nécessaire à l’oeuvre de la Justice ». (Le très honorable Gérald Fauteux, Le livre du magistrat, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1980, à la p. 49).
[79] Le commissaire qui préside l’audience doit donc diriger celle-ci de manière objective, modérée et irréprochable, en faisant preuve de politesse et de courtoisie. La Cour sait pertinemment, comme l’a souligné le juge Harrington dans Anand, décision susmentionnée, au paragraphe 13, que la Commission a « une charge de travail très lourde et un horaire serré ». Les commissaires sont sous pression. Dans la présente affaire, l’avocate des demanderesses a refusé d’accepter la décision du commissaire selon laquelle elle devait terminer son interrogatoire à 16 h, puisque c’était l’heure à laquelle elle devait partir pour aller chercher son enfant chez la gardienne.
[80] Le commissaire a ensuite haussé le ton d’une manière déplacée à l’endroit de l’avocate des demanderesses. L’avocat du défendeur devant la Cour a dit que le commissaire avait « crié » après l’avocate des demanderesses. Le commissaire était très frustré par le refus de l’avocate de terminer son interrogatoire à 16 h, soit l’heure limite qu’elle s’était elle-même fixée.
[81] Après avoir écouté trois fois les extraits pertinents de l’enregistrement de l’audience, la Cour peut simplement conclure que le commissaire a perdu le contrôle et qu’il a haussé le ton en criant d’une voix irritée, montrant ainsi qu’il était fâché contre l’avocate des demanderesses. L’observateur raisonnable qui aurait été témoin de la scène dans la salle d’audience aurait vraisemblablement pensé que le commissaire était en colère contre l’avocate des demanderesses et qu’il était mal disposé envers celles-ci. Lorsqu’un juge est fâché contre un avocat et crie après lui, une personne raisonnable craindrait que le juge soit enclin à juger défavorablement la cause que celui-ci défend.
[82] En conséquence, la Cour en arrive à la conclusion qu’une personne raisonnable informée de l’ensemble de ces circonstances conclurait que la Commission ne rendrait probablement pas une décision juste.
Question no 3 : La conclusion de la Commission au sujet de la protection de l’État était‑elle déraisonnable?
[83] Il n’est pas nécessaire d’examiner cette question pour trancher la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Cependant, la Cour doit souligner que le commissaire a accordé « peu d’importance » à la déclaration de Mme Alicia Elena Pérez Duarte y Norona, qui a affirmé que les autorités mexicaines chargées de faire respecter les lois contre la violence familiale et la violence fondée sur le sexe étaient négligentes. Dans deux jugements qui ont été rendus après la décision visée par la présente affaire, les juges Roger T. Hughes et Donald J. Rennie, de la Cour fédérale, ont reconnu que Mme Pérez Duarte y Norona était un témoin expert crédible et ont accordé beaucoup de poids à la preuve qu’elle a présentée : voir I.M.P.P. c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 712, aux paragraphes 9 à 11, et Rodriguez c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 1017, au paragraphe 12.
DÉPENS
[84] Les demanderesses font valoir que le [traduction] « comportement répréhensible du commissaire » justifie l’octroi de dépens procureur-client. Dans Yadav c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 C 140, au paragraphe 39, j’ai formulé les commentaires suivants au sujet de l’octroi de dépens dans les litiges en matière d’immigration :
S’agissant des dépens, le seuil constitué par les « raisons spéciales » au sens de l’article 22 des Règles est élevé. Autrement dit, dans les litiges en matière d’immigration, il existe un régime d’absence de dépens. Des raisons spéciales peuvent exister lorsque le ministre a agi « de manière inéquitable, abusive, inconvenante ou [...] de mauvaise foi ». Voir la décision Uppal c. Canada (MCI), [2005] A.C.F. no 1390 (QL), au paragraphe 8. Cette requête ne laisse apparaître aucune intention malicieuse de la part du défendeur ou de la part du demandeur. [ . . ]
[85] Je ne crois pas que la conduite du commissaire dans la présente affaire ait été répréhensible au point de justifier l’octroi de dépens. Le commissaire a été provoqué par l’avocate à l’audience.
CONCLUSION
[86] La Cour conclut que la décision de la Commission doit être infirmée, parce que la Commission n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents pour décider s’il y avait lieu d’accorder un ajournement et parce que la conduite du commissaire a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et les demandes d’asile des demanderesses seront renvoyées à la Commission pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.
[87] Aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que les demandes d’asile des demanderesses soient renvoyées à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-791-11
INTITULÉ : ROSA MARIA QUIROZ MENDEZ, VIRIDIANA GARCIA QUIROZ c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 27 septembre 2011
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE KELEN
DATE DES MOTIFS : Le 14 octobre 2011
COMPARUTIONS :
Pamila Bhardwaj POUR LES DEMANDERESSES
David Cranton POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Pamila Bhardwaj POUR LES DEMANDERESSES
Toronto (Ontario)
Myles J. Kirvan POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada