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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110603

Dossier : IMM-6210-10

Référence : 2011 CF 644

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2011

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

 

ENTRE :

 

BLANCA MIRIAN HERCULES SANTOS

 

 

 

demanderesse

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), visant la décision du 23 septembre 2010 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 797 de la LIPR.

 

I. Le contexte

 

[2]               La demanderesse, qui est née le 4 mars 1982, est une citoyenne du Salvador. Elle est arrivée au Canada le 25 juin 2008 et a demandé l’asile à son arrivée. Dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP), la demanderesse a allégué ce qui suit comme fondement de sa demande :

[traduction]

 

Je crains d’être persécutée du fait de mon appartenance à un groupe social, soit ma famille. J’estime être exposée à un risque particulier de préjudice ou de mort si je suis obligée de retourner au Salvador.

 

[3]               Au total, 14 membres de la famille élargie de la demanderesse ont été admis comme réfugiés au Canada.

 

[4]               Quatre d’entre eux ont été acceptés dans les années 90. La première demande d’asile a été présentée en 1991, lorsqu’un membre de la famille de la demanderesse a allégué que le gouvernement salvadorien le soupçonnait d’être un sympathisant antigouvernemental. Il a déclaré que l’armée le cherchait et qu’elle avait déjà tué son père. La Commission, qui a rendu sa décision en 1992, après la fin de la guerre civile au Salvador, a conclu que le demandeur d’asile n’était plus exposé à un risque parce que la guerre avait pris fin. L’asile lui a néanmoins été accordé à la suite d’une analyse des « raisons impérieuses ». Les trois autres membres de la famille, qui ont présenté leur demande d’asile plus tard pendant les années 90, prétendaient que des membres de leur famille avaient été ciblés et exécutés par les « escadrons de la mort » du gouvernement pendant la guerre civile salvadorienne parce qu’ils étaient soupçonnés d’être associés aux guérilléros antigouvernementaux. Leurs FRP contenaient des récits de première main de rencontres avec des « escadrons de la mort » durant la période qui a suivi la guerre civile : en 1994, puis de nouveau en 1998. Lors de chaque incident, un membre de la famille avait censément été exécuté. Bien que l’asile ait été accordé dans ces cas, la Commission n’a pas motivé sa décision.

 

[5]               Huit autres membres de la famille élargie de la demanderesse, notamment son frère et son oncle, ont obtenu l’asile en 2005. Ils ont aussi soutenu qu’ils avaient été ciblés par les « escadrons de la mort » affiliés au gouvernement. La Commission a adopté une analyse semblable à celle qu’elle avait utilisée en 1992 et a conclu que, comme la guerre civile au Salvador avait pris fin, aucune menace ne continuait de peser sur les membres de la famille. Néanmoins, la demande d’asile du groupe a été accueillie à la suite d’une analyse des « raisons impérieuses » effectuée en application du paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

[6]               En août 2009, deux autres membres de la famille ont obtenu l’asile. Bien que la Commission n’ait pas motivé sa décision dans ces affaires, il importe de signaler que ces deux membres de la famille, à l’instar des autres groupes, avaient affirmé avoir été ciblés par les « escadrons de la mort » affiliés au gouvernement en raison de leurs antécédents familiaux et de leurs opinions politiques imputées.

 

[7]               La demanderesse a invoqué les faits suivants à l’appui de sa demande d’asile.

 

[8]               Le 30 octobre 2001, la demanderesse et sa famille se trouvaient chez sa grand-mère à Santo Tomas, au Salvador, lorsque quatre hommes lourdement armés qui portaient des vêtements et des bottes militaires ainsi que des capuchons noirs ont fait irruption dans la résidence. Ils ont frappé la demanderesse, l’ont entraînée de force au sol, ont attaché ses mains et ont recouvert sa bouche de ruban adhésif. Ils ont ensuite violé sa tante et attaqué violemment son frère, Jaime Hercules Santos (Jaime), et son oncle, Dimas Santos Ayala (Dimas). Ils ont demandé à plusieurs reprises où se trouvait la cousine de la demanderesse, Nely Esmeralda Ayala Morales (Nely). Jaime et Dimas ont quitté le Salvador le lendemain matin. Ils ont obtenu l’asile au Canada de même que Nely, qui s’était enfuie par ses propres moyens au Canada; ils faisaient partie du groupe de huit membres de la famille dont les demandes ont été tranchées ensemble en 2005.

 

[9]               Il importe de signaler que Nely avait déclaré dans son FRP qu’un groupe de militants la cherchaient parce qu’elle avait assisté à deux réunions de protestation contre le gouvernement. Ils s’étaient rendus chez elle. En outre, deux de ses compagnons de classe à l’université qui avaient assisté aux réunions avec elle avaient déjà été tués.

 

[10]           En mai 2006, la demanderesse et son mari travaillaient avec l’oncle de la demanderesse, Emilo Santos, à la quincaillerie de ce dernier. Peu de temps avant la fermeture, trois hommes qui portaient des vêtements civils sont entrés dans le magasin et ont sorti des fusils. Ils ont sommé la demanderesse et les membres de sa famille de leur dire où se trouvaient Jaime, Dimas et Nely. L’un des hommes a demandé à la demanderesse et aux membres de sa famille s’ils se souvenaient de l’incident survenu en 2001 lorsqu’ils cherchaient alors Nely. Les hommes ont agressé l’oncle de la demanderesse, ils ont frappé la demanderesse au visage et ont pointé un fusil en direction du mari de la demanderesse. En partant, les hommes ont annoncé qu’ils reviendraient et que la demanderesse et les membres de sa famille seraient tués s’ils ne leur disaient pas où se trouvaient Jaime, Dimas et Nely.

 

[11]           La demanderesse estime, d’après ce qui a été dit, qu’au moins un des hommes qui a participé à l’incident survenu en 2006 a aussi pris part à l’incident survenu en 2001.

 

[12]           Après l’incident qui a eu lieu en 2006, la demanderesse et son mari ont quitté le Salvador pour se rendre au Mexique. Ils ont laissé le fils de la demanderesse au Salvador avec sa grand-tante, Elena Sanchez. En janvier 2007, la demanderesse et son mari ont quitté le Mexique pour aller aux États-Unis. La demanderesse est arrivée au Canada le 25 juin 2008 sans son mari, qui a choisi de rester aux États-Unis.

 

[13]           La bande Mara Salvatrucha a récemment exigé qu’Elena Sanchez verse mensuellement 200 $ pour assurer la sûreté du fils de la demanderesse au Salvador. Ils ont dit à Mme Sanchez qu’ils savaient que la demanderesse vit au Canada et qu’elle a donc les moyens de payer.

 

 

II. La décision à l’examen

 

[14]           La Commission a d’abord examiné si la demanderesse avait établi l’existence d’un lien entre sa crainte et l’un des cinq motifs reconnus par la Convention et énumérés à l’article 96 de la LIPR. La Commission a conclu que la demanderesse ne pouvait pas invoquer l’appartenance à un groupe social, sa famille en l’occurrence. En effet, selon la décision rendue en 2005 à l’égard de huit membres de sa famille (notamment son frère Jaime, son oncle Dimas et sa cousine Nely), la famille n’était pas, en fait, exposée à un risque ultérieur puisqu’un accord de paix avait été conclu en 1992. En outre, la Commission a déclaré qu’aucun élément de preuve convaincant ne donnait à penser que la demanderesse avait été prise pour cible du fait d'opinions politiques imputées. La Commission a donné à entendre que le mobile à la source de l’incident survenu en 2006 pouvait tout simplement avoir été le vol. Enfin, la Commission a conclu que les demandes récentes de la bande Mara Salvatrucha correspondaient à des activités criminelles et qu’elles n’avaient donc pas de lien avec un motif énoncé dans la Convention.

 

[15]           La Commission a conclu qu’aucun élément de preuve convaincant n’établissait de relation entre les incidents survenus en 2001 et en 2006 et des organisations gouvernementales. En fin de compte, elle a conclu que la demanderesse avait tout simplement été victime d’un acte criminel ou d’une vendetta, et qu’on ne pouvait déduire de ces actes l’existence d’un lien avec un motif énoncé dans la Convention pour l’application de l’article 96 de la LIPR.

 

[16]           La Commission s’est ensuite penchée sur la question de la protection de l’État. S’agissant des conditions dans le pays, la Commission a conclu que le Salvador était une démocratie qui exerçait un réel contrôle sur son territoire. Bien qu’elle ait reconnu que le taux de criminalité, de meurtres et de violence liée aux gangs était fort élevé au Salvador, la Commission a relevé que, selon divers  éléments de preuve, le gouvernement y déployait des efforts sérieux et authentiques pour s’attaquer à ces problèmes. Le gouvernement du Salvador ne refusait pas son aide aux victimes de criminalité et il prenait des mesures pour contrer la corruption au sein de la police.

 

[17]           La Commission a constaté que la demanderesse n’avait pas porté les incidents survenus en 2001 et en 2006 à l’attention des autorités salvadoriennes. Comme aucun élément de preuve convaincant n’étayait la croyance de la demanderesse selon laquelle le gouvernement était lié à ces incidents, la Commission a conclu que le Salvador était à la fois disposé à offrir sa protection et en mesure de le faire. Elle a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante.

 

[18]           Enfin, la Commission a examiné la question des « raisons impérieuses ». Elle a déclaré qu’il fallait prouver deux éléments pour que l’analyse prévue au paragraphe 108(4) soit justifiée : a) la demanderesse faisait l’objet de persécution au Salvador, et b) elle n’était plus exposée à un risque de persécution à la suite d’un changement des conditions dans le pays. La Commission a déclaré que ni l’un ni l’autre élément n’avait été établi : il n’y avait pas eu de persécution et les conditions n’avaient pas changé depuis que la demanderesse avait quitté le Salvador en 2006. Donc, malgré la preuve concernant les difficultés émotionnelles que la demanderesse aurait, la Commission a conclu qu’elle ne pouvait pas se livrer à une analyse des raisons impérieuses pour l'application du paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

[19]           En fin de compte, la Commission a rejeté la demande d’asile de la demanderesse au motif que cette dernière n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

III. Les questions à trancher

 

a)      La Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse du lien avec un motif énuméré à l’article 96 de la LIPR?

b)      La Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse relative à la protection de l’État?

c)      La Commission a-t-elle commis une erreur en ne se livrant pas à une analyse distincte quant à l'application de l’article 97 de la LIPR?

d)      La Commission a-t-elle commis une erreur quant à l'analyse des raisons impérieuses pour l'application du paragraphe 108(4) de la LIPR?

 

IV. La norme de contrôle

 

[20]           La majorité des questions soulevées en l’espèce sont des questions mixtes de fait et de droit et, à ce titre, elles seront examinées en fonction de la norme la raisonnabilité. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] R.C.S. no 9, la Cour suprême du Canada a établi, au paragraphe 47, que « le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[21]           Cependant, la question de savoir si la Commission a omis l’analyse relative à l’article 97 est une question de droit à laquelle la norme de contrôle qui s'applique est la décision correcte (Ferencova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 443, [2011] A.C.F. no 553, paragraphe 8).

 

V. Analyse

 

a)      La Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse du lien avec un motif énuméré à l’article 96 de la LIPR?

 

[22]           Pour qu’une personne ait qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR, elle doit établir un lien entre elle-même et la persécution prétendue qui repose sur l’un des motifs énoncés dans la Convention, soit la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un groupe social ou les opinions politiques.

 

[23]           Le principal motif énoncé dans la Convention que la demanderesse a invoqué dans son FRP et devant la Commission était son « appartenance à un groupe social », soit sa famille élargie. Il appert de la jurisprudence de notre Cour que l’appartenance à une famille peut constituer l’appartenance à un groupe social pour les besoins d’une demande d’asile (Ndegwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 847, [2006] A.C.F. no 1071, paragraphe 9; Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 139 N.R. 208, [1992] A.C.F. no 26).

 

[24]           La demanderesse prétendait que les membres de sa famille étaient victimes de persécution parce que l’on croyait que certains membres exprimaient, ou avaient exprimé, des opinions politiques antigouvernementales. La Commission a invoqué la décision qu’elle a rendue en 2005 pour rejeter ce lien possible. Selon son raisonnement, comme elle avait conclu en 2005 que huit membres de la famille de la demanderesse n’étaient plus exposés à un risque de persécution au Salvador, la demanderesse ne pouvait donc pas maintenant soutenir qu’elle était exposée à un risque de persécution du fait de son appartenance à la famille.

 

[25]           Toutefois, la demanderesse fait valoir qu’en tirant cette conclusion, la Commission n’a pas examiné convenablement l’ensemble de la preuve dont elle disposait. La demanderesse avait non seulement produit des éléments de preuve faisant état de sa situation personnelle, mais elle avait aussi produit des éléments de preuve démontrant que 14 membres de sa famille avaient été victimes de persécution. La demanderesse soutient que la Commission a eu tort de se fonder uniquement sur la décision rendue en 2005 et qu’elle aurait dû se livrer à sa propre analyse. Je suis d’accord.

 

[26]           La Commission disposait du FRP que Nely, la cousine de la demanderesse, avait soumis dans le cadre de sa demande d’asile en 2001. Dans son FRP, Nely avait déclaré qu’en septembre 2001, au Salvador, des hommes s’étaient rendus à sa résidence lorsqu’elle était au travail. Ils avaient interrogé sa bonne pour savoir où elle se trouvait. Ils avaient dit à la bonne qu’ils avaient l’intention de tuer Nely parce que celle-ci s’était associée à un groupe antigouvernemental lorsqu’elle fréquentait l’université. Dans son FRP, Nely avait précisé qu’elle avait effectivement assisté à deux réunions de protestation contre le gouvernement qui avaient eu lieu sur le campus et que deux de ses amis présents en même temps qu’elle avaient déjà été tués. En 2005, la Commission a conclu que ces éléments de preuve étaient [traduction] « crédibles et tout à fait conformes à des faits historiques bien établis ».

 

[27]           En outre, la Commission disposait du témoignage non contesté de la demanderesse selon lequel, deux mois plus tard, soit le 30 octobre 2001, un groupe d’hommes avaient fait irruption chez sa grand-mère et avaient interrogé et torturé des membres de sa famille dans le but d’obtenir des renseignements quant à l’endroit où Nely se trouvait.

 

[28]           La Commission disposait aussi du FRP déposé par Dimas (l’oncle de la demanderesse) à l’appui de la demande d’asile qu’il avait présentée en 2002. Ce document corrobore le récit fait par  la demanderesse de l’attaque survenue le 30 octobre 2001. Selon le FRP déposé par Jaime (le frère de la demanderesse) en 2002, le récit de Dimas est véridique. Une fois de plus, la Commission a conclu, en 2005, que ces allégations étaient crédibles.

 

[29]           De plus, la Commission était saisie de la preuve produite par la demanderesse relativement à l’agression survenue à la quincaillerie en 2006. Les agresseurs dans ce cas auraient fait allusion à l’incident de 2001 et auraient non seulement interrogé la demanderesse et les membres de sa famille au sujet de l’endroit où se trouvait Nely, mais aussi quant au lieu où se trouvaient Dimas et Jaime. Les agresseurs ont ensuite affirmé qu’ils reviendraient tuer la demanderesse ainsi que son mari et son oncle s’ils ne divulguaient pas l’endroit où se trouvaient les membres de leur famille.

 

[30]           Ces éléments de preuve non contestés, pris dans leur ensemble, font état d’une chaîne de faits suivant lesquels un membre de la famille de la demanderesse a d’abord été pris pour cible du fait de ses opinions politiques (ou de ses opinions politiques qu'on lui imputait), puis un groupe de membres de la famille, notamment la demanderesse, ont été ciblés du fait de leur relation avec ce premier membre de la famille. J’estime, à la lumière du principe posé par le juge John Evans dans la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264 (C.F. 1re inst.) (Cepeda-Gutierrez) – soit que l’obligation d’un décideur de soulever, d’analyser et d’examiner la preuve augmente en fonction de la pertinence des éléments de preuve par rapport aux faits contestés –, qu’il incombait à la Commission de considérer ces éléments de preuve dans leur ensemble et d’expliquer pourquoi, malgré eux, l’existence d’un lien suffisant n’avait pas été établie.

 

[31]           Le simple fait d’invoquer la décision rendue en 2005 ne suffisait pas dans les circonstances. Même s’il est vrai que la Commission a décidé en 2005 que les huit membres de la famille de la demanderesse, y compris Nely, Dimas et Jaime, n’étaient plus exposés à un risque au Salvador, elle l’a fait uniquement parce que la situation au Salvador s’était améliorée à la suite de la signature d’un accord de paix [traduction] « durable ». Je constate toutefois que l’accord de paix a été signé en janvier 1992 et que la preuve dont la Commission disposait à l’époque démontrait que les huit membres de la famille de la demanderesse, y compris Nely, Dimas et Jaime, avaient fui le Salvador à la suite de faits qui avaient eu lieu entre 1998 et 2001, c'est-à-dire près d’une décennie après la conclusion de l’accord de paix.

 

[32]           Quoi qu’il en soit, lorsqu’elle s’est penchée sur la demande d’asile de la demanderesse en 2010, la Commission avait accès à des éléments de preuve qui n’étaient pas à sa disposition en 2005, particulièrement le témoignage de la demanderesse à l’égard de l’incident survenu en 2006. Ces nouveaux éléments de preuve donnaient à penser que Nely, Dimas et Jaime continuaient, en fait, malgré la conclusion tirée par la Commission en 2005 quant au risque, à être exposés à un risque au Salvador du fait des opinions politiques qui leur étaient imputées et de leur appartenance à leur famille. Bien que la Commission ait tenu compte de ces éléments de preuve, elle a semblé les rejeter au motif qu’ils n’étaient pas liés à l’incident survenu en 2001. Elle a déclaré que « [l]e motif était peut-être le vol ». La demanderesse avait toutefois déclaré à l’audience et avait précisé dans son FRP que les individus qui avaient pris part à l’incident de 2006 s’étaient attachés uniquement à découvrir le lieu où se trouvaient Nely, Dimas et Jaime. Qui plus est, l’un des hommes avait fait directement allusion à l’incident survenu en 2001. À la lumière de cette preuve, dont la Commission n’a pas remis en question la fiabilité ou la crédibilité, il était déraisonnable pour la Commission, sans offrir d’autres explications, de faire abstraction de cet incident au motif qu’il était vraisemblablement sans lien.

 

[33]           En fin de compte, la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait. Sa conclusion portant que la demanderesse n’avait pas établi un lien suffisant reposant sur l’appartenance à un groupe social était déraisonnable.

 

b)      La Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse relative à la protection de l’État?

 

[34]           La demanderesse soutient que l’analyse de la Commission relative à la protection de l’État était aussi viciée. Elle fait d’abord valoir que la Commission a commis une erreur en n’examinant pas convenablement sa situation personnelle et la nature de sa crainte dans le cadre de son analyse de la protection de l’État. La demanderesse invoque les décisions de la Cour Flores c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 503, [2010] A.C.F. no 607, paragraphes 4 et 33 (Flores), et Torres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 234, [2010] A.C.F. no 264, paragraphes 37 à 43 (Torres), à l’appui de la thèse selon laquelle on ne peut se prononcer sur la disponibilité de la protection de l’État dans un vide factuel.

 

[35]           Cependant, la présente affaire diffère de l’affaire Flores, précitée, où la Commission avait procédé uniquement dans l’abstrait à son analyse relative à la protection de l’État. En l’espèce, la Commission a tenu compte de la crainte alléguée par la demanderesse, soit celle d’être prise pour cible par des escadrons de la mort affiliés au gouvernement, si elle retournait au Salvador. Après avoir conclu qu’il n’y avait « aucun élément de preuve convaincant » qui donnait à penser que le gouvernement du Salvador était lié de quelque façon que ce soit aux incidents survenus en 2001 et en 2006, la Commission a déclaré que cette crainte ne pouvait pas justifier le fait que la demanderesse ne s’était pas adressée à l’État pour sa protection.

 

[36]           Bien que la Commission n’ait pas fait abstraction de la crainte subjective de la demanderesse, je conclus néanmoins que le traitement qu’elle a réservé à la preuve était insuffisant à cet égard.

 

[37]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4th) 1, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 49, que « l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] "aurait pu raisonnablement être assurée" ». Le fait pour l’État lui-même d’être ou non l’agent de persécution de la demanderesse est un facteur pertinent pour trancher la question de savoir si la protection de l’État « aurait pu raisonnablement être assurée ». Selon la conclusion centrale de la Commission à cet égard, la preuve n'établissait pas de façon persuasive la participation du gouvernement. La Commission a toutefois tiré cette conclusion sans tenir compte d’importants éléments de preuve qui tendaient à démontrer le contraire.

 

[38]           Comme je l'ai précédemment mentionné, Nely a affirmé clairement dans son FRP qu’on l’avait prise pour cible parce qu’on l’avait crue associée à un mouvement antigouvernemental à son université. La déposition de la demanderesse et les FRP de Dimas et de Jaime établissent un lien entre les agents de persécution progouvernementaux de Nely et l’incident survenu le 30 octobre 2001. La Commission n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve, même si une grande partie d’entre eux avaient été déclarés fiables. Qui plus est et comme je l'ai dit, la Commission a rejeté de façon déraisonnable l’incident qui a eu lieu en 2006, affirmant qu’il avait peut-être été motivé par le vol, sans expliquer pourquoi elle avait fait abstraction du témoignage de la demanderesse selon lequel les individus en cause s’étaient attachés à obtenir des renseignements quant au lieu où se trouvaient des membres de sa famille.

 

[39]           Des éléments de preuve fiables établissaient un lien entre le gouvernement, ou du moins un groupe progouvernemental, et les incidents survenus en 2001 et en 2006. La Commission n’en a pas tenu compte. J’estime que son traitement de ces éléments de preuve cruciaux porte atteinte à sa conclusion quant à l’absence de participation gouvernementale qui, elle, porte atteinte à son analyse entière relative à la protection de l’État.

 

[40]           La demanderesse soutient aussi que la Commission n’a pas examiné convenablement la preuve documentaire sur la situation régnant au Salvador. La demanderesse fait référence à plusieurs articles qui soulignent que la protection de l’État au Salvador est insuffisante et que les « escadrons de la mort » continuent d’y exercer des activités. Comme ces éléments de preuve étaient pertinents et fiables, selon la demanderesse, la Commission avait l’obligation d’en tenir expressément compte.

 

[41]           Le défendeur fait remarquer que la Commission a, en fait, reconnu les taux élevés de criminalité et de violence liée aux gangs au Salvador. Il ajoute qu’il était loisible à la Commission, même si elle avait reconnu ces taux élevés, d’examiner et d’apprécier favorablement les efforts déployés par l’État pour s’attaquer à la criminalité et à la corruption.

 

[42]           J’estime qu’en l’espèce, la Commission n’a pas traité de la preuve documentaire de manière assez détaillée eu égard à la crainte alléguée par la demanderesse. La Commission a renvoyé à un document dans son cartable national de documentation pour le Salvador (17 mars 2010) intitulé Issue Paper : Youth Gang Organizations in El Salvador pour soutenir que le gouvernement déployait de sérieux efforts au Salvador pour contrer le problème de la violence liée aux gangs. Cependant, la demanderesse ne craignait pas d’être exposée à un risque généralisé relatif aux gangs ou aux activités criminelles. En effet, selon la preuve dont la Commission disposait, la demanderesse et les membres de sa famille craignaient d’être agressés ou tués par les « escadrons de la mort » affiliés au gouvernement. Le cartable national de documentation de la Commission renfermait des documents qui portaient sur cette question précise, mais la Commission n’en a pas tenu compte dans ses motifs.

 

[43]           Le cartable national de documentation contient un rapport daté du mois d’août 2008 et intitulé Central America (Guatemala, El Salvador, Honduras, Nicaragua): Patterns of Human Rights Violations, qui a été commandé par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Ce document traite expressément de la question des « escadrons de la mort » et de la poursuite de leurs activités au Salvador. Selon le rapport, il y aurait eu une [traduction] « résurgence d’attaques de la police contre des activistes et d’autres dissidents et de meurtres commis par des escadrons de la mort » (page 17). Le rapport cite la recherche d’un organisme de défense des droits de la personne attestant du fait qu’en 2006, de nombreuses exécutions extrajudiciaires avaient encore lieu :

 

[traduction]

 

[…] Tutela Legal del Arzobispado (Tutela Legal) est un organisme de défense des droits de la personne qui relève de l’archevêque de San Salvador et qui observe les sources de violence au pays depuis les 25 dernières années. Il a mené une enquête à l’égard de 233 des homicides commis en 2006, pour discerner lesquels pouvaient être des exécutions extrajudiciaires. Tutela Legal a constaté que la majorité des 233 cas (139 cas, soit 59,66 pour 100) comportaient des caractéristiques d’une exécution extrajudiciaire.

 

En outre, il appert du rapport que les escadrons de la mort étaient toujours liés à la police et à d’autres forces et institutions politiques (page 22) :

 

[traduction]

 

Les escadrons de la mort au Salvador ont été liés à la fois à la [police nationale] et à d’autres forces et institutions politiques. Certains escadrons de la mort se concentrent sur le « nettoyage social » et ciblent des gangs et d’autres éléments criminels de la collectivité. D’autres escadrons de la mort visent les défenseurs des droits de la personne qui œuvrent à des politiques et à des programmes qui menacent les intérêts des forces politiques conservatrices au pays […]

 

 

[44]           La Commission disposait aussi d’un an article daté du 4 septembre 2007 publié par l’agence de presse Inter Press Service, dont l'extrait suivant :

 

[traduction]

 

Les organismes de défense des droits de la personne et les experts affirment depuis des années que les escadrons de la mort qui exerçaient leurs activités pendant la guerre anti-insurrectionnelle des années 80 n’ont jamais disparu, mais qu’ils sont tout simplement devenus des groupes de tueurs à gage qui agissent encore en toute impunité et qui sont recrutés pour [traduction] « régler des comptes, commettre des meurtres pour accomplir une vengeance, éliminer le concurrent d’un homme d’affaires, procéder à un "nettoyage social" ou travailler pour le crime organisé ».

 

[45]           Même si la Commission n’était pas tenue d’admettre cette preuve sur la poursuite des activités des « escadrons de la mort » au Salvador, il lui incombait d’en traiter parce qu’elle était directement liée à la crainte que la demanderesse disait avoir et qu'elle avait trait à la question de savoir si la demanderesse devait ou non s’adresser à l’État pour sa protection. J’estime que le défaut de la Commission de traiter de cette preuve a porté encore davantage atteinte à sa décision relative à la protection de l’État.

 

[46]           Dans l’ensemble, je conclus que la décision de la Commission relative à la protection de l’État ne possédait pas les attributs nécessaires de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité et qu'elle était donc déraisonnable.

 

[47]           Comme j’ai conclu que l’analyse en matière de lien et l’analyse relative à la protection de l’État de la Commission rendaient déraisonnable la décision finalement rendue sur la demande d’asile de la demanderesse, je n’aurai pas à traiter des deux autres questions soulevées par celle-ci relativement à l’article 97 et au paragraphe 108(4) de la LIPR.

 

[48]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit : la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6210-10

 

INTITULÉ :                                       BLANCA MIRIAN HERCULES SANTOS c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 19 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 3 juin 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Timothy Wichert

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Leena Jaakkimainen

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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