Référence : 2011 CF 664
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 9 juin 2011
En présence de monsieur le juge Barnes
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE
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LE COMMISSAIRE À L’INFORMATION
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intervenant
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande présentée par le professeur Amir Attaran en vertu de l’article 41 de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A‑1 (la LAI), contestant une décision par laquelle le défendeur a refusé de communiquer les renseignements demandés.
Contexte
[2] Le professeur Attaran est professeur agrégé à la faculté de Droit et à la faculté de Médecine de l’Université d’Ottawa; il y détient la Chaire de recherche du Canada en droit, santé de la population et politique du développement mondial. Depuis 2001, il étudie le droit des conflits armés et le droit des droits de la personne, et s’intéresse particulièrement à la mission de développement et à la mission militaire du Canada.
[3] Le 10 juillet 2006, le professeur Attaran a présenté une demande d’accès à l’information au ministère de la Défense nationale (MDN) en vue d’obtenir des renseignements sur les détenus que les Forces canadiennes avaient transférés au ministère de la Défense de l’Afghanistan. Les documents demandés contenaient certains renseignements personnels et opérationnels, notamment la description physique et l’état de santé de chacun des détenus, de même que le lieu et les circonstances de leur capture.
[4] Le 29 novembre 2006, le défendeur a communiqué 416 pages de documents en réponse à la demande du professeur Attaran (l’ensemble des documents). Le défendeur a informé le professeur que certains renseignements n’avaient pas été communiqués en vertu des articles 15, 16, 17 et 19 de la LAI. Estimant que la décision du défendeur de ne pas communiquer ces renseignements était [traduction] « arbitraire et injustifiée », le professeur Attaran a déposé auprès du Commissariat à l’information (la commissaire), le 18 janvier 2007, une plainte concernant deux documents précis : le rapport médical et la photographie de l’un des détenus. Le professeur Attaran a reconnu que ces documents contenaient des renseignements personnels, mais a plaidé en faveur de leur communication pour des raisons d’intérêt public. Il a fait valoir que les documents concernaient un prisonnier qui avait apparemment été blessé alors qu’il était sous la garde des Forces canadiennes, et il a émis l’hypothèse que le prisonnier pouvait avoir été battu ou torturé par un interrogateur canadien. Il a également indiqué qu’on lui avait transmis les dossiers médicaux partiellement caviardés de 13 autres détenus et il se demandait pourquoi on n’avait pas fait de même à l’égard du seul détenu qui était apparemment blessé. Il a demandé la photographie de ce détenu parce qu’on y verrait probablement les blessures qu’il avait subies. Le professeur Attaran a conclu sa demande d’assistance comme suit :
[traduction] Je constate que la communication intégrale du rapport médical et de la photographie signifierait la communication de l’identité de la personne détenue. Il devrait en être ainsi. Non seulement la communication est justifiée pour des raisons d’intérêt public, mais aux termes du sous‑alinéa 8(2)m)(ii) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, « l’individu concerné en tirerait [de la communication] un avantage certain ». La communication de l’identité du détenu donne à celui‑ci la possibilité de recevoir les soins médicaux ou [une indemnisation] appropriés pour ses blessures. À l’inverse, le fait de tenir secrète l’identité du détenu pourrait donner lieu à des abus. C’est là l’une des leçons tirées de l’affaire Maher Arar : M. Arar a été torturé en secret, mais la communication et la publicité de son dossier lui ont permis d’obtenir réparation.
Enfin, le MDN s’opposera à la communication d’un rapport médical ou d’une photographie qui pourrait laisser croire que les détenus ont été maltraités. Il ne s’agit pas d’une objection valide. Les États‑Unis ont communiqué des photographies de détenus victimes d’abus, y compris la torture, à la prison d’Abu Ghraib. Je ne vois aucune raison légitime pour laquelle le Canada ne pourrait pas agir avec la même transparence, même si le rapport médical et la photographie sont choquants.
Pour les raisons d’intérêt public et d’intérêt du détenu qui précèdent, veuillez considérer cette affaire comme étant extrêmement urgente. Je vous serais très reconnaissant de soumettre la présente demande au MDN au cours de la prochaine semaine et de m’informer de l’avancement du dossier. Je vous remercie de votre aide.
[Souligné dans l’original]
[5] Le 22 février 2007, le défendeur a fourni au professeur Attaran ce qu’il a décrit comme étant une copie plus claire du rapport médical qu’il avait demandé, sous réserve du prélèvement de certains renseignements personnels à propos du détenu.
[6] Le professeur Attaran a continué d’avoir des soupçons quant aux motifs du défendeur et a écrit à la commissaire afin d’étendre sa plainte à [traduction] « absolument tous les éléments non communiqués dans ce dossier relativement à toutes les exceptions que le MDN a soulevées ». À peu près à la même époque, la commissaire avait fini d’enquêter sur la plainte du professeur Attaran, mais devant cette nouvelle demande, elle a accepté de poursuivre l’enquête.
[7] Le 5 janvier 2007, le professeur Attaran a présenté une demande fondée sur la LAI au Service correctionnel du Canada en vue d’obtenir des photographies de détenus afghans. Le 22 février 2007, il a reçu plusieurs photographies de personnes dont le visage avait été partiellement noirci. Selon le Service correctionnel, ce prélèvement a été effectué conformément à l’article 25 de la LAI afin de protéger le droit à la vie privée des personnes qui figuraient sur les photographies.
[8] Le 29 janvier 2007, le professeur Attaran a écrit à la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la Commission de police) pour demander que l’on fasse enquête sur le traitement de trois détenus afghans. À cause des renseignements qu’il avait obtenus grâce à ses demandes d’accès à l’information, le professeur Attaran craignait que ces individus n’aient été maltraités pendant leur détention par les Forces canadiennes. La Commission de police a ouvert une enquête et a conclu dans son rapport final que deux détenus présentaient des écorchures et des contusions mineures non suspectes, qui n’avaient justifié aucune enquête au moment de leur capture. Le troisième détenu, dont les photographies font principalement l’objet de la présente instance, était blessé plus gravement. La Commission de police a décrit ses blessures comme étant surprenantes et [traduction] « laissant croire que le détenu avait très probablement fait l’objet de l’application délibérée d’une force physique au moment de sa capture par les FC ». De fait, l’unité de capture des FC a reconnu que les blessures du prisonnier s’étaient produites au moment de son arrestation, mais qu’elles étaient attribuables au fait qu’il y avait résisté. La Commission de police a indiqué que, même s’il ne lui appartenait pas de déterminer la cause des blessures du détenu au moment de sa capture, elle n’avait eu connaissance d’aucun élément de preuve contredisant les conclusions antérieures selon lesquelles ces blessures étaient justifiées par les règles militaires d’engagement. La Commission de police a également conclu que la Police militaire n’avait fait aucun mal aux détenus et que ceux‑ci avaient rapidement reçu des soins médicaux. La Commission de police a toutefois conclu que la Police militaire n’avait pas enquêté adéquatement sur l’origine des blessures du détenu blessé au moment où elle a assumé sa garde.
[9] Le 15 septembre 2008, la commissaire a écrit au professeur Attaran pour l’informer que le défendeur avait soulevé l’exception relative à la « défense du Canada », énoncée à l’article 15 de la LAI, comme nouveau motif pour ne pas communiquer la photographie du détenu blessé. La commissaire a invité le professeur Attaran à répondre, ce qu’il a fait. Cet échange a été suivi d’un courriel, en date 15 décembre 2008, dans lequel la commissaire indiquait que le défendeur avait le droit d’ajouter des motifs pour refuser la communication de renseignements, pourvu qu’il le fasse avant que la commissaire ne conclue son enquête. Le professeur Attaran a répondu dans un courriel du 22 janvier 2009 où il tournait en dérision la façon dont la commissaire interprétait la loi, la qualifiant de choquante et honteuse. Dans un autre courriel adressé à la commissaire, daté du 19 mars 2009, le professeur Attaran s’est plaint de [traduction] « la piètre qualité de son travail » et a menacé de rendre sa demande publique. Il a aussi exigé qu’on l’informe toutes les deux semaines par téléphone de l’état d’avancement de l’enquête de la commissaire.
[10] Le 25 août 2009, Christian Picard, écrivant au nom de la commissaire, a informé le professeur Attaran des résultats de l’enquête sur l’accès à l’information. En ce qui concerne le rapport médical du détenu, la commissaire a conclu que sa communication partielle était suffisante pour respecter la LAI. La commissaire a également conclu que le défendeur était justifié de ne pas communiquer les photographies des détenus et d’autres renseignements personnels pour les motifs suivants :
[traduction] Le paragraphe 19(1) permet au responsable d’une institution de refuser de communiquer des renseignements personnels qui concernent un autre individu. Il s’agit d’une exception impérative, sous réserve des dispositions du paragraphe 19(2). Aucune des exceptions énoncées au paragraphe 19(2) ne s’applique, c’est‑à‑dire qu’il n’y a pas de consentement à la communication, que le public n’a pas accès aux renseignements et qu’aucune des conditions décrites à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels qui autorise la communication n’existe. À mon avis, conformément à l’esprit du sous‑alinéa 8(2)m)(i) qui permet la communication lorsque des raisons d’intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée, la DN a protégé la vie privée de la personne en refusant de communiquer des renseignements personnels, quels que soient leur forme et leur support – en l’occurrence une photographie – dans les dossiers connexes. Les renseignements non communiqués visent un individu autre que vous et je suis convaincue que le paragraphe 19(1) a été appliqué correctement.
Lorsqu’une institution s’appuie sur plus d’une disposition d’exception pour refuser de communiquer les mêmes renseignements, il n’est pas nécessaire que j’enquête sur l’applicabilité de l’autre disposition dans la mesure où je suis convaincue que l’application d’une des exceptions est justifiée.
Compte tenu de ce qui précède, je classerai votre plainte comme étant réglée.
[11] Lorsqu’elle a examiné la demande de communication élargie, qui visait tous les autres documents non communiqués ou caviardés, la commissaire a conclu que le défendeur avait correctement exercé son pouvoir discrétionnaire étant donné que la communication pouvait porter préjudice à la défense du Canada. Il était donc inutile d’examiner les autres motifs invoqués par le défendeur pour refuser la communication des documents.
[12] Le professeur Attaran a alors déposé la présente demande fondée sur l’article 41 de la LAI afin d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision du défendeur de refuser la communication. Les parties conviennent que les seuls documents en litige en l’espèce sont 28 photographies de détenus afghans dont la communication a été totalement refusée par le défendeur. Parmi ces photographies, trois présentent un détenu avec des contusions, de l’enflure et des écorchures au visage. Les autres photographies sont des photographies de détenus sans signe apparent de blessures. Lorsque la question a été débattue devant moi, le professeur Attaran a également demandé le contrôle de la décision du défendeur de caviarder partiellement plusieurs pages du dossier documentaire pour les motifs énoncés à l’article 15 de la LAI. Dans une lettre adressée à la Cour le 26 mai 2011, Me Champ a indiqué que la seule question qui demeurait en litige dans le cadre de la présente demande [traduction] « concernait le prélèvement effectué sur [28] photographies de prisonniers sous la garde des Forces canadiennes et l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ». Par conséquent, les prélèvements effectués par le défendeur sur le dossier documentaire en vertu de l’article 15 de la LAI ne sont plus en litige.
Questions en litige
[13] Quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions du défendeur de ne pas communiquer des renseignements au demandeur?
[14] Le défendeur a‑t‑il commis une erreur en refusant de communiquer des renseignements au demandeur?
Analyse
Norme de contrôle
[15] Les articles 49 et 50 de la LAI énoncent la norme de contrôle applicable dans le cadre d’une instance instituée devant la Cour fédérale en vertu de l’article 41. Ces dispositions sont rédigées comme suit :
49. La Cour, dans les cas où elle conclut au bon droit de la personne qui a exercé un recours en révision d’une décision de refus de communication totale ou partielle d’un document fondée sur des dispositions de la présente loi autres que celles mentionnées à l’article 50, ordonne, aux conditions qu’elle juge indiquées, au responsable de l’institution fédérale dont relève le document en litige d’en donner à cette personne communication totale ou partielle; la Cour rend une autre ordonnance si elle l’estime indiqué.
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49. Where the head of a government institution refuses to disclose a record requested under this Act or a part thereof on the basis of a provision of this Act not referred to in section 50, the Court shall, if it determines that the head of the institution is not authorized to refuse to disclose the record or part thereof, order the head of the institution to disclose the record or part thereof, subject to such conditions as the Court deems appropriate, to the person who requested access to the record, or shall make such other order as the Court deems appropriate.
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50. Dans les cas où le refus de communication totale ou partielle du document s’appuyait sur les articles 14 ou 15 ou sur les alinéas 16(1)c) ou d) ou 18d), la Cour, si elle conclut que le refus n’était pas fondé sur des motifs raisonnables, ordonne, aux conditions qu’elle juge indiquées, au responsable de l’institution fédérale dont relève le document en litige d’en donner communication totale ou partielle à la personne qui avait fait la demande; la Cour rend une autre ordonnance si elle l’estime indiqué.
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50. Where the head of a government institution refuses to disclose a record requested under this Act or a part thereof on the basis of section 14 or 15 or paragraph 16(1)(c) or (d) or 18(d), the Court shall, if it determines that the head of the institution did not have reasonable grounds on which to refuse to disclose the record or part thereof, order the head of the institution to disclose the record or part thereof, subject to such conditions as the Court deems appropriate, to the person who requested access to the record, or shall make such other order as the Court deems appropriate. |
[16] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable lorsqu’il s’agit de déterminer si les renseignements non communiqués sont visés par une exception de communication prévue par la loi est toujours celle de la décision correcte. Si, une fois cette question tranchée, il reste à exercer le pouvoir discrétionnaire de soupeser les avantages de la communication et un autre droit (p.ex. le respect de la vie privée), la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.
[17] Comme les deux parties conviennent que les photographies du détenu contiennent des renseignements personnels et qu’il est par conséquent interdit à première vue de les communiquer en vertu de l’article 19 de la LAI, il n’est pas nécessaire que j’examine la norme de contrôle applicable à cette partie de la décision de refuser de communiquer ces renseignements. Le litige porte plutôt sur ce qui suit : a) le refus du défendeur de caviarder les photographies du détenu afin d’y supprimer les renseignements personnels; b) la décision du défendeur de refuser de communiquer les photographies au professeur Attaran pour des raisons d’intérêt public. C’est à l’égard de ces décisions que la norme de contrôle pertinente doit être appliquée.
[18] Je conviens que la question de savoir si on a envisagé un prélèvement doit être appréciée selon la norme de la décision correcte (voir 3430901 Canada Inc. c. Canada (Ministre de l’Industrie), 2001 CAF 254, [2002] 1 CF 421, au paragraphe 39 [Telezone]). Je ne suis toutefois pas d’accord que l’application de cette obligation à la preuve doive être jugée selon la même norme. À mon avis, déterminer si les photographies peuvent être caviardées est un exercice qui requiert un certain jugement professionnel et, par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique. Nonobstant l’obligation de la Cour de faire preuve de déférence à l’égard de l’approche adoptée par le décideur à l’égard du caviardage, je suis convaincu que la norme de la décision raisonnable est suffisamment efficace pour régler les cas où le gouvernement s’y est livré de façon manifestement exagérée et injustifiée.
[19] L’article 49 de LAI vise le contrôle judiciaire des décisions de refus de communication fondées, entre autres, sur l’article 19 de cette Loi. Dans l’arrêt Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8, [2003] 1 RCS 66, la Cour suprême du Canada a analysé en détail la norme de contrôle au regard de cette disposition et a conclu que la décision de ce qui constituait un « renseignement personnel » en vertu de l’article 19 la LAI devait être examinée selon la norme de la décision correcte et que le fardeau de la preuve sur ce point incombait au gouvernement[1]. Après avoir conclu que le décideur avait correctement exercé ce pouvoir, la cour a conclu que le pouvoir de révision de novo était « épuisé ». À mon avis, cela signifie que, dans l’appréciation d’un éventuel caviardage de document, autorisé par l’article 25 de la LAI, ou dans la pondération du droit à la protection de la vie privée et de l’intérêt public, autorisée par les sous‑alinéa 8(2)m)(i) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le pouvoir discrétionnaire du décideur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Attaran c. Canada, 2009 CF 339, 342 FTR 82, par. 28 à 32, et Telezone, précité, par. 47). Il s’ensuit que les décisions du défendeur de ne pas caviarder les photographies des détenus et de refuser de communiquer les photographies pour des raisons d’intérêt public sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
Interprétation générale de la LAI
[20] Je suis d’accord avec le professeur Attaran que la LAI exprime l’intention du législateur voulant que le public ait un droit d’accès général aux documents de l’administration fédérale et que ce droit est de nature quasi constitutionnelle. Or, la présomption en faveur de l’accès n’est pas sans limite. La Loi reconnaît également des exceptions indispensables, notamment, à l’article 19, une interdiction de communiquer tout ou partie d’un document qui contient certains renseignements personnels (voir Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, par. 41).
Les photographies et le droit à la vie privée
[21] Il est incontestable que les photographies des détenus afghans et, plus particulièrement, la photographie du détenu blessé, figurant à la page 355 de l’ensemble des documents, contiennent des « renseignements personnels » au sens de l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21. Il ressort clairement de cette définition que l’expression vise notamment les identificateurs personnels, quels que soient leur forme et leur support, portant sur des éléments tels que le nom d’une personne, son origine ethnique, sa couleur, sa religion, son âge, son état civil, son adresse et ses données biométriques. Ce genre de renseignements ne peut être communiqué à moins qu’il ne soit visé par l’une des exceptions décrites à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels.
[22] En l’espèce, le professeur Attaran admet que les photographies qu’il cherchait à obtenir contiennent des renseignements personnels. Il soutient cependant qu’en vertu de l’article 25 de la LAI, le défendeur avait l’obligation d’envisager le prélèvement des photographies des détenus pour éliminer de façon efficace le risque d’identification. Bref, si un détenu n’est pas « identifiable », ce qui reste ne constitue plus des « renseignements personnels » et peut donc être communiqué. Le professeur Attaran fait aussi valoir que les photographies auraient dû lui être communiquées en vertu de l’exception fondée sur l’intérêt public à l’alinéa 8(2)m) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, que voici :
8. (2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :
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8. (2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed
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…
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…
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m) communication à toute autre fin dans les cas où, de l’avis du responsable de l’institution :
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(m) for any purpose where, in the opinion of the head of the institution,
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(i) des raisons d’intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée,
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(i) the public interest in disclosure clearly outweighs any invasion of privacy that could result from the disclosure, or
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(ii) l’individu concerné en tirerait un avantage certain.
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(ii) disclosure would clearly benefit the individual to whom the information relates.
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[23] Je conviens avec le professeur Attaran que le prélèvement des identificateurs personnels contenus dans un document de l’administration fédérale est une solution qui, souvent, permettra d’accéder à des données autrement inaccessibles. Il a également raison de dire que l’article 25 de la LAI impose au décideur de déterminer si une partie des documents demandés peut être raisonnablement prélevée de sorte que ce qui reste puisse être communiqué (voir Rubin c. Canada (Ministre de la Santé), 2001 CFPI 929, 210 FTR 84, par. 13).
[24] En l’espèce, le défendeur a supprimé certains renseignements personnels des dossiers documentaires sans soulever de controverse particulière. Or, en ce qui a trait aux photographies, il se peut que le caviardage soit plus difficile si elles contiennent des renseignements importants qui ne peuvent être préservés sans porter atteinte au droit prima facie à la protection de son identité. C’est le cas en l’espèce, alors que les principales photographies en cause présentent les blessures au visage d’un détenu.
[25] À mon avis, le processus visant à caviarder les identificateurs personnels des documents d’une institution fédérale, fondé sur l’article 25 de la LAI, exige que l’exercice soit effectué d’une manière qui protège entièrement le droit à la protection de la vie privée. Il ne s’agit pas d’un exercice de pondération. La méthode de prélèvement ne doit laisser place ni à l’erreur ni au risque que l’identité de la personne soit divulgué. Cette approche est compatible avec le traitement général des renseignements personnels en vertu de la LAI, qui consiste à soustraire ces renseignements à la communication à moins qu’il ne puisse être prouvé qu’ils sont visés par une exception reconnue par l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. C’est dans l’application des exceptions reconnues à la règle de non‑communication de renseignements personnels, par exemple en vertu de l’alinéa 8(2)m) de la Loi sur les renseignements personnels, qu’il peut être nécessaire de procéder à une pondération des droits. Cette disposition ne permet la communication de renseignements personnels que lorsque les raisons d’intérêt public à les communiquer l’emportent clairement sur toute atteinte à la vie privée qui pourrait en résulter. Dans l’arrêt H.J. Heinz Co. of Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2006 CSC 13, [2006] 1 RCS 441, la Cour suprême du Canada a analysé l’interaction entre la LAI et la Loi sur la protection des renseignements personnels et a déclaré en termes non équivoques que, dans le juste équilibre entre le droit à la vie privée et le droit d’accès à l’information, on accorde une plus grande protection au droit à la vie privée qu’au droit d’accès à l’information (voir les paragraphes 25, 26, 29 et 31).
[26] Je ne suis pas d’accord avec le professeur Attaran que, dans l’exercice du pouvoir de prélever des renseignements personnels d’un document gouvernemental, le critère applicable est celui de la simple probabilité de communication ou, comme Me Champ l’a formulé dans son plaidoyer, [traduction] « Est‑il davantage probable que l’identité d’une personne sera communiquée? » Il s’agit d’un exercice qui exige un niveau élevé de certitude, ce que permet bien sûr le sous‑alinéa 8(2)m) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, lorsque des raisons d’intérêt public exigent nettement l’accès à l’information.
[27] J’ajouterais que dans une situation comme celle qui nous occupe, où il existe une crainte raisonnable que la sécurité personnelle de l’individu ou de sa famille soit exposée à un risque si son identité était divulguée, une prudence extrême est justifiée. Il s’agit d’un exercice très semblable à celui qui s’appliquerait à la protection de l’identité d’un indicateur de police, où aucun responsable ne plaiderait en faveur d’une méthode de prélèvement fondée sur la prépondérance des probabilités.
[28] L’adoption d’une approche prudente à l’égard du prélèvement de photographies de ce genre est compatible avec celle adoptée par la Cour de district des États‑Unis dans ACLU c. Department of Defence, 04‑CV‑4151, lorsqu’elle a examiné, en vue de leur communication, les photographies tristement célèbres de détenus maltraités à la prison d’Abu Ghraib en Irak. Dans cette affaire, la cour était convaincue que le caviardage qui avait permis de supprimer tous les traits distinctifs était suffisant pour protéger le droit à la vie privée des intéressés. La cour a décrit comme suit l’exercice minutieux auquel elle s’était livrée :
[traduction] Les procédures que j’ai adoptées et les décisions que j’ai rendues dans les séances à huis clos tiennent compte des principes énoncés dans Rose et Reporters Committee. J’ai examiné chacune des photographies de Darby, à la fois dans sa forme originale et dans sa forme caviardée. Lorsque je concluais que le gouvernement pouvait mieux masquer les traits distinctifs, je lui ai ordonné de le faire. De plus, dans le cas d’un petit nombre de photographies – principalement de femmes détenues – et d’une vidéo, où force était de conclure qu’il était impossible de ne pas reconnaître la personne sans procéder à un caviardage si étendu qu’il aurait rendu les images inutiles, j’ai ordonné que ces images ne soient pas produites.
[29] À mon avis, l’application de l’article 25 de la LAI dans le contexte de la suppression de renseignements personnels sur une photographie comporte un élément de jugement et, comme je l’ai mentionné, il s’agit d’un exercice qui devrait favoriser la protection du droit à la vie privée de la personne visée.
[30] Le professeur Attaran soutient que le défendeur a omis d’envisager la possibilité d’un prélèvement à l’égard des photographies des détenus et, plus particulièrement, à l’égard des trois photographies du détenu blessé. Je conviens avec le professeur Attaran que le dossier dont je suis saisi ne permet pas de justifier concrètement chaque prélèvement ou chaque refus de communiquer. Il soutient qu’en l’absence d’une telle justification, je devrais présumer que la possibilité de caviarder les photographies a été écartée ou n’a pas été envisagée.
[31] Cependant, le dossier contient suffisamment d’éléments de preuve pour me convaincre que le défendeur a songé à appliquer l’article 25 de la LAI en ce qui concerne les photographies du détenu, bien qu’il n’ait guère élaboré les raisons pour lesquelles il a refusé de procéder au caviardage.
[32] Je ne saurais perdre de vue les aspects pratiques du processus que déclenchent des demandes comme celle‑ci, où il faut procéder à l’analyse minutieuse de centaines de pages de documents fédéraux. Ce qui est évident, c’est que le défendeur a caviardé plusieurs des documents demandés afin de supprimer des renseignements militaires protégés et des renseignements personnels. En ce qui concerne les photographies, le major Gagnon a également déclaré en contre‑interrogatoire que l’insertion d’une barre noire sur les yeux d’une personne n’offre généralement pas une protection suffisante. Voici ce qu’il a dit à ce sujet :
[traduction] Il faut comprendre que le simple fait de noircir les yeux peut ne pas être suffisant pour protéger ces sources ou ces personnes. Une cicatrice au visage. Une façon différente de se raser qui pourrait inhabituelle pour une tribu particulière. Ces éléments peuvent en soi ne pas être des indices évidents, plus particulièrement pour des Nord‑américains, mais pour la société tribale en Afghanistan, ils peuvent devenir des détails très précis permettant d’identifier la personne, l’endroit où se trouve la source ou l’activité où cela s’est produit.
Il est étonnant que l’avocat du demandeur n’ait pas posé plus de questions à ce sujet. Le major Gagnon a poursuivi en expliquant l’approche adoptée par le défendeur à l’égard de la suppression des identificateurs personnels sur les photographies de détenus :
[traduction]
Q. Quelle est votre optique?
R. Maintenant, notre optique est que nous protégerons le visage complet.
Q. Ainsi, vous noircissez tout le visage?
R. Oui.
Q. Il y a donc une certaine de différence entre l’optique de la CSC en apparence, de toute façon, et celle du MDN sur cette question?
R. Oui.
Q. Je vous remercie. Pourquoi estimez‑vous que le visage complet doit être supprimé?
R. Comme je l’ai expliqué tout à l’heure et tout au long de l’affidavit, nous estimons que nous devons protéger l’identité complète de l’individu, car il est fort probable qu’il sera ciblé, à tort ou à raison, par les talibans en tant que collaborateurs potentiels.
Le major Gagnon a résumé comme suit la position du défendeur au paragraphe 26 de son affidavit :
[traduction] Dans le contexte du conflit armé qui se déroule actuellement en Afghanistan, je suis d’avis qu’en raison des risques que la divulgation présente pour les personnes visées et de ses conséquences, de même que du danger qu’elle présente pour le déroulement des opérations militaires sur le théâtre afghan, il est évident qu’il ne faut pas communiquer ces renseignements. Comme la protection des renseignements personnels est primordiale dans la présente affaire, le MDN a décidé de protéger le droit à la vie privée des individus en ne communiquant pas les renseignements personnels qui ont été caviardés dans les documents.
[33] Dans le présent dossier, où de nombreux documents imprimés ont été à juste titre caviardés, il n’est pas raisonnable de présumer que le défendeur a passé outre à l’obligation d’examiner la question du prélèvement à l’égard des photographies du détenu simplement parce que sa décision de ne pas les communiquer n’était pas à ce moment étayée par une explication détaillée.
[34] Compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, je suis convaincu que le défendeur a envisagé cette possibilité et a conclu que le prélèvement de renseignements sur les photographies du détenu en vue d’éliminer tous les traits potentiellement distinctifs ne pouvait pas être effectué de manière satisfaisante.
[35] Le prélèvement est après tout un exercice qui requiert que l’on tienne compte de la valeur informationnelle des éléments restants, ce que le juge en chef adjoint James Jerome a très bien expliqué dans le passage suivant de la décision Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Solliciteur général), [1988] 3 CF 551, 20 FTR 314 :
14 […] L’une des considérations qui m’influence est que ces lois n’établissent pas, à mon avis, une opération de dissection par laquelle des phrases décousues qui ne contiennent pas en elles‑mêmes de renseignements exclus sont extraites de documents par ailleurs protégés et sont divulguées. Cette procédure soulève deux problèmes. Premièrement, le document final peut s’avérer dépourvu de sens ou induire en erreur puisque les renseignements qu’il contient sont tout à fait hors contexte. Deuxièmement, les renseignements de ce document, même s’ils ne sont pas techniquement exclus, peuvent fournir des indices quant au contenu des extraits retranchés. À mon avis, et surtout en matière de renseignements personnels, il est préférable de retirer un passage entier en vue de protéger la vie privée de l’individu que de divulguer certaines phrases ou expressions qui ne sont pas protégées.
15 En effet, le Parlement semble avoir eu l’intention de ne procéder au prélèvement d’extraits protégés et non protégés que si le résultat s’avère raisonnablement conforme aux objets de ces lois. L’article 25 de la Loi sur l’accès à l’information porte sur les prélèvements et prévoit :
25. Le responsable d’une institution fédérale, dans les cas où il pourrait, vu la nature des renseignements contenus dans le document demandé, s’autoriser de la présente loi pour refuser la communication du document, est cependant tenu, nonobstant les autres dispositions de la présente loi, d’en communiquer les parties dépourvues des renseignements en cause, à condition [page559] que le prélèvement de ces parties ne pose pas de problèmes sérieux.
Des bribes de renseignements pouvant être divulgués, extraites de passages par ailleurs protégés ne peuvent être prélevées sans poser de problèmes sérieux.
Voir aussi Murchison c. Export Development Canada, 2009 CF 77, 354 FTR 18, au paragraphe 64.
[36] Le professeur Attaran soutient que le fait que le Service correctionnel du Canada lui a communiqué des photographies de détenus partiellement caviardées prouve que la décision du défendeur de refuser la communication intégrale de photographies semblables était déraisonnable. Selon lui, le défendeur aurait dû exercer le pouvoir que lui confère l’article 25 de la même manière. Cet argument est problématique en ce que les prélèvements faits par le Service correctionnel contrevenaient pour l’essentiel à l’obligation de ne pas communiquer de renseignements personnels. Ces prélèvements ont été faits par l’application d’une petite ligne noire sur les yeux des personnes photographiées, ce qui laissait plusieurs traits distinctifs et reconnaissables du visage. Plusieurs des personnes apparaissant sur les photographies du Service correctionnel pourraient facilement être reconnues par des gens qu’elles connaissent. Ces photographies étayent en fait la position du défendeur selon laquelle la suppression des renseignements permettant d’identifier une personne sur une photographie n’est pas une opération aussi simple qu’elle peut le paraître au départ.
[37] Mon propre examen des photographies du détenu me convainc que, pour éliminer la possibilité d’une identification personnelle, il aurait fallu que le prélèvement soit, selon les termes employés par la Cour de district des États‑Unis dans la décision ACLU, précitée, « si étendu qu’il aurait rendu les images inutiles ». La décision du défendeur de ne caviarder aucune des photographies du détenu et de refuser leur communication était donc raisonnable.
[38] Comme j’ai conclu que le défendeur était justifié de ne pas communiquer les photographies de détenus en vertu de l’article 19 de la LAI, point n’est besoin de déterminer si le refus de communiquer la photographie du détenu blessé, à la page 355, était également justifié en vertu de l’article 15. Il n’est pas non plus nécessaire que je détermine si le défendeur pouvait ajouter un motif fondé sur l’article 15 pour justifier son refus de communiquer cette photographie après que la décision initiale a été prise mais avant la fin de l’enquête de la commissaire. Qu’il suffise de dire qu’il y a beaucoup à dire à propos de l’opinion du juge Russel Zinn dans la décision Murchison, précitée, à savoir que les motifs justifiant un refus de communiquer des renseignements en vertu de la LAI peuvent être modifiés ou complétés, pourvu que le commissaire ait eu l’occasion de considérer la question. Me Champ a soutenu que, même si une erreur de bonne foi était commise dans l’expression initiale des motifs justifiant un refus de communiquer des renseignements, il ne serait pas plus tard possible d’y remédier, ce qui a pour effet de « piéger » le décideur. Je ne suis pas d’accord qu’un résultat aussi radical soit conforme à l’intention qu’avait le législateur lorsqu’il a rédigé la LAI. Une telle interdiction pourrait donner lieu à la communication de renseignements nettement soustraits à la divulgation et compromettrait le juste équilibre établi par le législateur. Nul doute qu’une telle approche mènerait à la pratique indésirable qui consiste à ratisser trop large de crainte d’oublier un élément et de ne pouvoir plus tard remédier à cette erreur. Une meilleure façon de faire pourrait être d’examiner les modifications tardives avec une bonne dose de scepticisme au départ, mais quoi qu’il en soit, le fait pour la Cour de devoir examiner le bien‑fondé d’une décision de refuser la communication, quelles qu’en soient les raisons initiales, ne constitue pas un désavantage insurmontable. J’ajouterais aussi qu’il était totalement injustifié de qualifier de choquante et honteuse, comme le professeur Attaran l’a fait, l’interprétation de la commissaire à l’égard de cette question.
La pondération du droit à la vie privée et des raisons d’intérêt public à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels
[39] Dans l’appréciation du caractère raisonnable de la décision du défendeur de ne pas communiquer les photographies du détenu pour des raisons d’intérêt public prédominant, la Cour est à nouveau désavantagée par l’absence de motifs détaillés. Tout ce que la commissaire a indiqué dans son rapport était que [traduction] « aucune des conditions décrites à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels qui autorisent la communication n’existe ».
[40] Le professeur Attaran fait valoir que le défendeur aurait dû communiquer les photographies des détenus parce que les raisons d’intérêt public justifient nettement une éventuelle violation du droit à la vie privée des détenus, une exception prévue au sous‑alinéa 8(2)m)(i) de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Devant la commissaire, le professeur Attaran a soutenu que le détenu blessé tirerait un avantage de la communication des photographies, en lui assurant des soins médicaux et une indemnisation, invoquant le sous‑alinéa 8(2)m)(ii) qui permet la communication de renseignements si « l’individu concerné en tirerait un avantage certain ».
[41] En l’espèce, les personnes représentées sur ces photographies n’ont pas consenti à la communication des renseignements, et il n’existe aucune attente raisonnable que ce consentement puisse être obtenu. En l’absence de l’opinion des personnes dont les renseignements personnels sont en jeu, on demandait au défendeur dans une certaine mesure d’émettre des hypothèses sur la façon dont elles pourraient répondre à la demande du professeur Attaran. Je dispose du témoignage non contredit du major Gagnon selon qui la communication de l’identité de ces détenus pourrait les mettre, eux ou leur famille, en danger parce qu’ils pourraient être soupçonnés de collaboration. La décision du défendeur de ne pas communiquer les photographies des détenus était fondée sur cette préoccupation.
[42] Il est extrêmement difficile d’apprécier un tel risque, mais dans un contexte d’hostilités continues impliquant une force d’opposition qui n’a guère de respect pour la vie et les normes internationales et humanitaires reconnues, il est raisonnable de reconnaître la validité de la préoccupation du major Gagnon. Dans un tel contexte, l’argument soulevé par le professeur Attaran devant la commissaire portant que ces détenus tireraient nécessairement avantage de la communication publique de leur identité constitue une hypothèse injustifiée et potentiellement dangereuse.
[43] Parmi les photographies en cause, trois représentent un détenu avec des blessures au visage. Il est du domaine public que ces blessures ont été subies lorsque les Forces canadiennes ont tenté de maîtriser l’individu qui résistait de toute évidence à son arrestation. Ce fait et l’étendue des blessures subies ont été décrits en détail dans les dossiers médicaux qui ont été communiqués au professeur Attaran et qui ont fait l’objet d’un rapport de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire. Ce qui a déjà été communiqué décrit avec justesse et exactitude ce qui est représenté sur les photographies en cause. Cela signifie que les photographies présentent une variété de blessures aux tissus mous du visage qui ne sont pas incompatibles avec les circonstances décrites par les membres des Forces canadiennes qui ont arrêté le détenu.
[44] Puisqu’en l’espèce les droits des personnes les plus touchées par la communication des renseignements ne peuvent être garantis, la prudence du défendeur était nettement justifiée. À l’exception du détenu ayant des blessures au visage, on ne saurait prétendre qu’il est dans l’intérêt public de communiquer leurs photographies et leur identité. Ces renseignements n’ont aucune valeur publique intrinsèque dans le sens où ils pourraient être utiles pour apprécier la conduite des Forces canadiennes ou des responsables. Il s’agit simplement d’une demande de dossier visant à obtenir, pour le plaisir de l’obtenir, un document contenant des renseignements personnels. S’agissant des photographies, le droit présumé à la vie privée des personnes représentées doit être respecté et le défendeur n’a pas commis d’erreur en refusant de les communiquer en application de l’article 19 de la LAI.
[45] Dans le contexte de la poursuite des hostilités soutenues, et des risques inhérents pour la sécurité personnelle qui existent en Afghanistan, et compte tenu du fait que le public connaît déjà la plus grande partie des éléments de preuve concernant les incidents au cours desquels un des détenus a été blessé (y compris la nature et l’étendue de ses blessures), l’importance pratique des quelques renseignements qui restent est en grande partie diminuée. Eu égard à la preuve dont je dispose, je suis convaincu qu’en refusant de communiquer les photographies du détenu blessé, le défendeur savait qu’il devait tenir compte de l’intérêt public, mais qu’il a néanmoins conclu que les risques pour le détenu et pour la conduite des opérations militaires canadiennes étaient plus importants. Cette conclusion était raisonnable à tous égards et la commissaire y a souscrit. En effet, dans un contexte de conflit armé, il est souvent préférable de laisser la décision de communiquer des renseignements factuels et personnels à ceux qui sont en mesure de juger de bonne foi de leur importance tactique et qui connaissent le risque de communiquer de tels renseignements.
[46] Je souscris à l’opinion exprimée par la Cour de district des États‑Unis dans la décision ACLU, précitée, à propos de l’opportunité de faire circuler dans le public des photographies de prisonniers victimes d’abus. Or, cette affaire était très différente de la présente affaire. Les photographies d’Abu Ghraib représentaient des prisonniers victimes d’abus systématiques et de traitements dégradants de la part des forces des États‑Unis, et leur communication a été jugée essentielle pour des raisons d’intérêt public. De plus, la communication de ce qui était considéré comme relevant de l’intérêt public ne compromettait pas l’identité des personnes photographiées. Dans les quelques cas où il n’était pas possible de protéger l’identité d’une personne avec certitude, la cour a refusé d’ordonner la production des photographies.
[47] En l’espèce, si les photographies en cause avaient représenté des victimes d’abus semblables de la part des membres des Forces canadiennes, leur communication aurait été d’autant plus justifiable. Ici, tout ce que représentent les trois photographies en cause est la manifestation après le fait d’un événement qui a été amplement décrit dans le dossier public, et la communication des photographies porterait nécessairement atteinte au droit à la vie privée de la personne. Dans ce contexte, la décision du défendeur de ne pas communiquer les trois photographies du détenu blessé était largement étayée par des préoccupations valables relatives à la sécurité de la personne, et rien ne justifie la Cour d’intervenir dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.
Dépens
[48] Chaque partie sollicite les dépens à l’encontre de l’autre. Le défendeur déclare que les dépens devraient suivre l’issue de la cause. Le professeur Attaran prétend que même s’il n’a pas gain de cause, il devrait avoir droit aux à l’encontre du défenseur du fait qu’il a défendu l’intérêt public.
[49] La proposition selon laquelle la partie qui, de bonne foi, sollicite l’accès à des documents publics à des fins publiques ne devrait pas être condamnée à des dépens importants n’est pas sans fondement. Cette idée est d’autant plus valable dans les cas où la partie n’a pas accès aux dossiers et ne peut apprécier le bien‑fondé de la décision qu’elle conteste de ne pas communiquer les renseignements.
[50] Dans les circonstances de l’espèce, je suis convaincu que le professeur Attaran a présenté sa demande de bonne foi et qu’il était nettement désavantagé du fait qu’il ne connaissait pas le contenu de ce que le défendeur avait refusé de lui communiquer. Il défendait également une cause qui revêtait une importante dimension d’intérêt public. Par ailleurs, certains aspects du recours judiciaire initial du professeur Attaran étaient nettement sans fondement et n’ont été abandonnés que très tard dans le processus.
[51] Il s’agit en l’espèce d’un cas où chaque partie doit assumer ses propres dépens.
Addenda
[52] Une partie de l’audition de la présente demande a eu lieu à huis clos et comportait une preuve ex parte par affidavit portant sur des questions de sécurité relevant de l’article 15 de la LAI. Compte tenu du retrait par le professeur Attaran de ces parties de la demande qui relevaient de l’article 15 et de la portée limitée des présents motifs, il n’était pas nécessaire que je me penche sur les observations ex parte présentées par le défendeur après avoir examiné les photographies en litige.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée, chaque partie assumant ses dépens.
Traduction certifiée conforme
Édith Malo, LL.B.
cour fédérale
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T‑1679‑09
Intitulé : ATTARAN c.
Le ministre de la Défense nationale
et lE commissaire à l’information
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 21 février 2011 et
le 10 mars 2011
Motifs du jugement : le juge BARNES
DATE DES MOTIFS : Le 9 juin 2011
Comparutions :
K. M. Elgazzar
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Pour le demandeur |
G. Tzemenakis
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Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocats
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Pour le demandeur |
Myles J. Kirvan Sous‑procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur |
Commissaire à l’information Ottawa (Ontario)
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Pour l’intervenant |
[1] Compte tenu de la récente décision de la Cour d’appel fédérale dans Attaran c. Ministre des Affaires étrangères, 2011 CAF 182, je reconnais que lorsque le demandeur n’a pas accès aux dossiers en litige, le fardeau repose sur le gouvernement tout au long de l’instance.