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Date : 20110413

Dossier : IMM‑3774‑10

 

Référence : 2011 CF 458

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2011

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

FAVIO CRUZ UGALDE

ALEJANDRA GUTIERREZ BARBA

ALEXA BERENICE CRUZ GUTIERREZ

FAVIO CRUZ GUTIERREZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE ET

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeurs

 

 

 

 

Dossier : IMM‑3775‑10

 

ET ENTRE :

 

FAVIO CRUZ UGALDE

ALEJANDRA GUTIERREZ BARBA

ALEXA BERENICE CRUZ GUTIERREZ

FAVIO CRUZ GUTIERREZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

   

       MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit de deux demandes de contrôle judiciaire distinctes présentées par les mêmes demandeurs relativement à deux décisions qui ont toutes deux été rendues par l’agente S. Bisaillon le 6 mai 2010. Dans la première décision, l’agente a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) présentée par les demandeurs. Dans la seconde décision, l’agente a rejeté la demande présentée par les demandeurs en vue de faire examiner leur demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire (CH).

 

[2]               Les deux demandes de contrôle judiciaire soulèvent les mêmes faits, et l’évaluation des risques auxquels les demandeurs seraient exposés s’ils retournaient au Mexique est commune aux deux décisions. Bien que ces demandes n’aient pas été réunies en vertu de l’article 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, leur instruction était prévue le même jour et elles ont été plaidées conjointement. Par conséquent, les présents motifs porteront sur les deux demandes et seront versés dans chacun des dossiers.

 

I. Faits

[3]               Les demandeurs sont citoyens du Mexique. Ils forment une cellule familiale constituée de l’époux, de l’épouse et de deux enfants mineurs. M. Favio Cruz Ugalde, le mari, père et demandeur principal, est bijoutier. Voici les faits allégués dans sa demande d’asile.

 

[4]               Au Mexique, M. Cruz Ugalde et son employeur ont exécuté une commande spéciale de bijoux faits sur mesure pour l’épouse et la mère du gouverneur de l’État de Guanajuato; M. Juan Manuel Oliva Ramirez a payé les bijoux avec des faux billets. L’employeur de M. Cruz Ugalde a décidé de raconter cette histoire aux médias. À la suite de quoi, l’employeur a reçu des menaces puis a disparu.

 

[5]               Ensuite, il s’est passé certaines choses qui ont effrayé M. Cruz Ugalde. Des hommes armés se sont présentés à la bijouterie alors qu’il s’y trouvait seul, mais il a réussi à s’enfuir par une porte secrète. Un journaliste a informé M. Cruz Ugalde que son employeur avait été « neutralisé », que des agents de sécurité de l’État étaient à sa recherche, et que la bijouterie avait été forcée et que tout avait été emporté. Le journaliste lui a également dit que la mère du gouverneur était tombée malade et était décédée en raison du stress causé par la possibilité que les actes frauduleux de sa famille soient relatés dans les médias. Le journaliste a expliqué à M. Cruz Ugalde que, comme il travaillait très étroitement avec son employeur, les agents du gouverneur pensaient qu’il était lui aussi derrière le plan de parler aux médias. Par la suite, ce journaliste a lui aussi disparu.

 

[6]               Estimant qu’ils couraient un grave danger, les demandeurs se sont cachés jusqu’à ce qu’ils quittent le Mexique pour aller au Canada. Depuis leur arrivée, les membres de leur famille au Mexique ont été interrogés et menacés par des personnes à la recherche du demandeur principal.

 

[7]               À l’audience, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu à un manque de crédibilité des demandeurs. Leur demande de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée. La preuve au dossier a confirmé que l’agent de persécution est le gouverneur d’un État, qui est accusé d’être l’auteur d’abus et qui a l’intention de se présenter comme président.

 

[8]               Par suite de la décision défavorable de la SPR, les demandeurs ont présenté une demande CH et une demande d’ERAR. Dans le cadre de ces demandes, les demandeurs ont déposé de nouveaux éléments de preuve concernant le risque auquel ils seraient exposés au Mexique en vue de réfuter la conclusion défavorable de la SPR en matière de crédibilité. Plus particulièrement, ces nouveaux éléments de preuve étaient notamment les suivants :

 

1.      Des lettres des membres de la famille des demandeurs au Mexique, dans lesquelles ils allèguent que des personnes sont entrées par effraction chez eux et que leurs biens ont été détruits, qu’ils ont reçu des menaces de la part de personnes à la recherche du demandeur principal et que la police ne s’est révélée d’aucun secours lorsqu’ils sont allés la voir;

 

2.      Des lettres d’une juge et d’avocats au Mexique, dans lesquelles ils affirment que les personnes à la recherche des demandeurs sont dangereuses et puissantes et que les demandeurs ne pouvaient être protégés nulle part au pays;

 

3.      L’affidavit du demandeur principal, dans lequel il allègue ce qui suit :

 

 

a)      le récit relaté dans le FRP est exact;

 

b)      il a parlé à un avocat au Mexique qui lui a dit que rien ne pouvait être fait pour le protéger;

 

c)      il n’a pas été en mesure d’obtenir de renseignements sur l’endroit où se trouvaient son ancien employeur ou le journaliste auquel il avait parlé;

 

d)      il était habitué au danger général qu’il courait quotidiennement au Mexique, mais les événements exceptionnels survenus récemment l’ont contraint à quitter le pays;

 

e)      il aurait déposé en preuve davantage de témoignages à l’appui de sa demande mais plusieurs personnes refusent de témoigner par crainte du puissant M. Oliva Ramirez;

 

f)        des membres de leur famille continuent de recevoir des appels téléphoniques menaçants de la part de personnes à sa recherche.

 

[9]               La demande d’ERAR et la demande CH ont toutes deux été rejetées, ce qui a mené à la présente affaire.

 

[10]           Les demandeurs ont demandé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue du présent contrôle judiciaire, lequel a été accordé par le juge Shore le 22 juillet 2010 dans la décision Ugalde c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 775.

 

[11]           Le juge Shore a accompagné cette ordonnance de sursis de motifs incisifs dans lesquels il a conclu que l’agente avait commis une erreur dans l’analyse des risques faite dans la décision d’ERAR. Bien que je reconnaisse que la norme applicable à une requête en sursis et la norme à respecter dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont différentes, les propos du juge Shore sont néanmoins pertinents pour les questions soulevées dans la présente demande, et je souscris à plusieurs de ses conclusions.

 

II. Les décisions contestées

            ‑ La décision d’ERAR

[12]           Tout d’abord, l’agente expose les faits et énonce le critère d’ERAR. Ensuite, elle prend acte des nouveaux éléments de preuve soumis par les demandeurs et procède à leur évaluation afin de déterminer s’ils démontrent que le risque auquel seraient exposés les demandeurs est personnalisé ou généralisé.

 

[13]           En ce qui a trait aux lettres écrites par les amis et connaissances des demandeurs dans lesquelles ils confirment avoir été menacés par les agresseurs, l’agente affirme que les lettres ont une faible valeur probante parce qu’elles ont été écrites par des membres de la famille et ne sont donc pas « désintéressées ». De plus, elle fait observer que les auteurs de ces lettres n’ont pas informé les autorités des menaces qu’ils ont reçues.

 

[14]           De plus, l’agente accorde peu de valeur probante aux lettres de la juge et des avocats, au motif que ces lettres ne constituent pas non plus une preuve suffisamment neutre, étant donné qu’elles ont été écrites à la requête des demandeurs. Ces lettres, lesquelles indiquent que les demandeurs ont fui le pays par crainte pour leur sécurité, sont décrites comme vagues par l’agente, laquelle fait observer qu’elles ne mentionnent aucunement l’agresseur ni les actions entreprises par les demandeurs afin de s’assurer de leur sécurité.

 

[15]           En outre, l’agente fait observer que les lettres soulèvent des informations qui contredisent le FRP et l’exposé circonstancié de la SPR relativement à des agressions antérieures (en 2001) et au fait que les demandeurs auraient déménagé pour se sauver de leur persécuteur en 2007.

 

[16]           Quant à la lettre qui confirme que les demandeurs ont installé un système d’alarme et des barreaux à leurs fenêtres, l’agente n’a pas jugé que ce fait constituait une preuve convaincante qu’ils craignaient pour leur vie, étant donné qu’un grand nombre de personnes dans divers pays prennent de telles mesures générales de sécurité sans avoir une telle crainte.

 

[17]           En ce qui concerne les photos soumises qui montrent les traces d’une introduction par effraction au domicile des membres de la famille des demandeurs, l’agente les a trouvées peu convaincantes, car elles étaient accompagnées de peu d’explications et elles auraient pu être prises à n’importe quel endroit.

 

[18]           En ce qui concerne la preuve documentaire qui fait état de la corruption, de la violence, des meurtres et des attaques au Mexique, l’agente a souligné qu’il est vrai que le Mexique est aux prises avec ces problèmes mais que les demandeurs n’avaient pas expliqué les liens entre cette situation et leur propre cas. Par conséquent, elle a accordé à cette preuve une faible valeur probante pour appuyer l’allégation que leur risque était personnel et non généralisé. Indépendamment de la preuve relative à la situation dans le pays en cause, l’agente a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau de prouver qu’ils s’exposeraient à un risque personnalisé en retournant au Mexique, et la demande d’ERAR a donc été rejetée.

 

‑ La décision CH

[19]           L’agente énonce divers facteurs et les examine, puis elle conclut que la demande CH doit être rejetée :

 

Degré d’établissement au Canada : L’agente souligne que divers amis et connaissances ont écrit des lettres d’appui témoignant du rôle positif joué par la famille dans leur milieu. L’agente note que le père a suivi un cours de joaillerie et a un emploi au Canada, tandis que la mère étudie le français. Elle reconnaît qu’il s’agit de facteurs positifs dans son évaluation, mais note que l’établissement est récent (les demandeurs vivent au Canada depuis seulement deux ans et demi) et ne sort pas de l’ordinaire. Elle conclut que ces facteurs ne suffisent pas à justifier une décision CH favorable.

 

Intérêt supérieur des enfants : L’agente reconnaît que les enfants semblent s’être très bien intégrés au Canada et que leur retour au Mexique constituera un défi pour eux. Cependant, elle estime qu’ils seront capables de s’adapter et que la décision des parents de quitter le Mexique pour venir au Canada constituait probablement un plus grand défi pour les enfants que leur retour dans leur pays d’origine. Elle note qu’ils ont réussi à s’adapter au Canada, où ils sont arrivés assez récemment, ce qui indique que leur facilité d’adaptation leur permet de retourner au Mexique.

 

Craintes de retour : Ici, l’agente résume sa propre décision d’ERAR, dans laquelle elle a conclu que la preuve ne démontre pas qu’ils s’exposeraient à un risque personnalisé en retournant au Mexique.

 

Mexique : L’agente observe que le Mexique est une république dont le gouvernement est élu démocratiquement, qui prend des mesures pour remédier aux problèmes causés par les trafiquants de drogue et aux problèmes liés à la sécurité publique et aux droits de la personne. Elle n’était pas convaincue que les arguments généraux présentés par les demandeurs à propos des risques auxquels ils s’exposeraient en retournant au Mexique constituent un fondement suffisant pour accueillir la demande CH.

 

III. Questions en litige

[20]           La décision d’ERAR soulève la question suivante :

a.    L’appréciation de la preuve faite par l’agente était‑elle déraisonnable?

 

 

[21]           La décision CH soulève deux questions :

a. L’appréciation de la preuve faite par l’agente était‑elle déraisonnable?

 

b. L’agente a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants?

 

 

IV. Analyse

 

            ‑ La décision d’ERAR

 

[22]           Il est bien établi en droit que les décisions d’ERAR font intervenir des questions mixtes de fait et de droit et sont donc susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47; Sounitsky c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 345, aux par. 15‑19.

 

A.   L’appréciation de la preuve faite par l’agente était‑elle déraisonnable?

 

[23]           À mon avis, l’appréciation faite par l’agente des nouveaux éléments de preuve soumis pour l’ERAR était déraisonnable pour plusieurs raisons.

 

[24]           Premièrement, comme l’a soutenu l’avocat des demandeurs, la décision de l’agente d’accorder peu de valeur probante aux lettres des membres de la famille des demandeurs n’était pas raisonnable. Ces lettres confirmaient que les persécuteurs étaient à la recherche des demandeurs et que les membres de leur famille avaient été victimes de menaces et d’introductions par effraction de leur part. L’agente a accordé à ces lettres une valeur probante très faible parce qu’elle a jugé qu’elles n’étaient « pas désintéressées », étant donné qu’elles provenaient de membres de leur famille.

 

[25]           Il est vrai qu’il est loisible au décideur de donner peu de poids à la preuve en raison de son caractère « intéressé » (Sokhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 140, au par. 44; Hamid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 220, au par. 13; Kahiga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1240, au par. 12).

 

[26]           Toutefois, la jurisprudence a établi que, selon les circonstances, la preuve ne doit pas être écartée simplement parce qu’elle provient de personnes liées aux intéressés : R c. Laboucan, 2010 CSC 12, au par. 11. Comme le souligne avec raison l’avocate du défendeur, l’arrêt Laboucan a été rendu dans une affaire criminelle; cependant, la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration a établi le même principe. En effet, selon plusieurs décisions en matière d’immigration, le fait d’accorder peu de poids à la preuve parce qu’elle émane d’un ami ou d’un membre de la famille constitue une erreur.

 

[27]           Par exemple, dans l’affaire Kaburia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 516, la juge Dawson a statué, au paragraphe 25, que « le fait qu’une lettre a été sollicitée ou qu’elle a été écrite par un parent n’est pas suffisant en soi pour en invalider le contenu ». De même, le juge Phelan a fait observer ce qui suit dans la décision Shafi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714, au paragraphe 27 :

 

L’agente n’attache guère de valeur probante au témoignage par affidavit des deux autres témoins parce qu’il émane d’un ami intime de la famille et d’un cousin. Elle n’explique pas qui d’autre que des amis et des parents devrait donner ce genre de témoignage.

 

De même, dans la décision Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 226, au paragraphe 31, la juge Mactavish a déclaré ce qui suit :

 

S’agissant de la lettre du président de l’organisation, je ne comprends pas la critique de la Commission lorsqu’elle dit que la lettre était intéressée, puisqu’il est probable que tout élément de preuve présenté par un revendicateur sera utile pour son cas et pourrait par conséquent être qualifié d’« intéressé ».

 

[28]           À la lumière de cette jurisprudence, dans les circonstances, je ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

 

[29]           Quant à l’argument de l’avocate du défendeur selon lequel la règle de l’arrêt Laboucan ne s’applique pas parce que, contrairement à l’arrêt Laboucan, les lettres en l’espèce ne portent pas sur un point crucial pour la présente affaire, je ne puis malheureusement y souscrire. Même si les lettres n’expliquent pas les contradictions spécifiques relevées par la SPR, elles confirment les allégations des demandeurs; par conséquent, elles étayent leur version des faits et réfutent les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité. En conséquence, les lettres constituent de nouveaux éléments de preuve pertinents aux fins de l’ERAR.

 

[30]           L’appréciation faite par l’agente de ces lettres était également viciée en ce qu’elle comportait au moins une erreur de fait importante : l’agente a affirmé que les membres de la famille au Mexique n’ont pas communiqué avec la police, alors que les lettres indiquaient qu’ils avaient bel et bien essayé de le faire, mais sans succès, ou bien avaient peur de le faire (selon le membre de la famille).

 

[31]           Dans l’ensemble, l’appréciation faite par l’agente des témoignages des membres de la famille des demandeurs n’était pas raisonnable. À cet égard, je suis d’accord avec le juge Shore, lequel, dans les motifs accompagnant son ordonnance de sursis, a mis en doute la raisonnabilité des conclusions de l’agente concernant cette preuve : Ugalde, précitée, aux paragraphes 37‑47.

 

[32]           Deuxièmement, l’appréciation faite par l’agente des lettres émanant de la juge et des avocats était également déraisonnable, comme l’a soutenu l’avocat des demandeurs. De plus, l’agente a accordé à ces lettres une faible valeur probante au motif qu’elles ne constituaient pas non plus une preuve suffisamment neutre, étant donné qu’elles ont été écrites à la requête des demandeurs. Ces lettres, lesquelles indiquent que les demandeurs ont fui le pays par crainte pour leur sécurité parce qu’ils étaient persécutés par un homme puissant et dangereux, sont décrites comme vagues par l’agente, laquelle fait observer que les lettres ne mentionnent pas l’agresseur ni les actions entreprises par les demandeurs afin de s’assurer de leur sécurité.

 

[33]           Comme le juge Shore l’a expliqué dans les motifs accompagnant son ordonnance de sursis, la décision de l’agente d’accorder à ces lettres une faible valeur probante était déraisonnable, car elle ne tenait pas compte du contexte des lettres. Dans la décision Ugalde, précitée, le juge Shore a formulé les observations suivantes :

 

[traduction]

[48]     En ce qui concerne les lettres présentées par les avocats et le juge mexicain, l’agente a conclu qu’elles étaient vagues et qu’elles n’expliquaient pas quelles mesures avaient été prises pour protéger les demandeurs. Si l’on veut en comprendre l’importance, la lettre d’un juge mexicain mettant sa vie en danger doit être lue intégralement et attentivement, à la lumière de la situation dans le pays (dossier de requête, page 890).

 

[49]     La décision de l’agente est déraisonnable, car celle‑ci n’a pas tenu compte de la question contextuelle de savoir qui était l’agresseur et de la crainte que les témoins ont de le nommer. Les auteurs des lettres font clairement allusion à ces deux facteurs. Il est également clair que ces témoignages confortent la crédibilité de la crainte que la perspective du retour inspire aux demandeurs, étant donné le manque de protection de l’État et l’absence d’une possibilité de refuge intérieur (comme cela est expressément indiqué dans la preuve objective relative à la situation dans le pays).

 

[50]     L’agente ne peut si aisément rejeter la crédibilité des auteurs. Il ressort clairement de leurs positions dans la société et de l’identité de l’agresseur, qu’ils s’expriment avec circonspection et discrétion, mais aussi dans un but, eu égard au contexte et au pays en question (la preuve sur la situation dans le pays, que l’agente ne remet pas en question, va dans le même sens).

 

Les propos du juge Shore reflètent l’impression que j’ai de l’appréciation faite par l’agente de ces lettres. Je conviens que les conclusions de l’agente à cet égard étaient déraisonnables au point de justifier l’intervention de la Cour.

 

[34]           Par ailleurs, bien que l’avocate du défendeur tente d’étayer les conclusions de l’agente aux paragraphes 33‑34 (en soulignant que les lettres se ressemblent et que l’une d’elles est très brève), il incombe à la Cour d’évaluer la raisonnabilité de la décision de l’agente; à ce stade, la Cour ne peut être influencée par des observations supplémentaires de l’avocate du défendeur concernant la fiabilité des lettres.

 

[35]           Par conséquent, je conclus que la décision d’ERAR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR doit donc être accueillie.

 

La décision CH

[36]           La norme de contrôle applicable aux décisions relatives aux demandes CH, lorsqu’on les examine dans leur ensemble, est celle de la décision raisonnable, étant donné que ces décisions soulèvent essentiellement des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Tel que mentionné ci-dessus, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au par. 47.

 

A.   L’appréciation de la preuve faite par l’agente était‑elle déraisonnable?

[37]           L’agente se fonde notamment sur l’ERAR pour rendre sa décision CH : « L’évaluation ERAR conclu [sic] à un risque négatif car le demandeur principal n’a pas démontré par une preuve probante que son risque était personnel. » À ce titre, l’analyse des risques effectuée dans le cadre de l’ERAR constitue un élément fondamental de la décision CH. Par conséquent, si la décision d’ERAR renferme des erreurs importantes, la décision CH deviendra également invalide. Étant donné que l’analyse des risques effectuée dans le cadre de l’ERAR est déraisonnable pour les motifs susmentionnés, la décision CH est donc également déraisonnable et doit être renvoyée pour réexamen par un autre agent.

 

B.   L’agente a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas à une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur des enfants?

 

[38]           L’avocat des demandeurs allègue également que l’agente n’a pas procédé à une analyse adéquate de l’intérêt supérieur des enfants directement visés par la décision, alors qu’elle a l’obligation de procéder à une telle analyse : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475. L’avocat des demandeurs prétend qu’elle n’a pas suffisamment tenu compte de la preuve présentée relativement à l’intégration des enfants dans la société canadienne et qu’elle n’a pas dûment apprécié tous les facteurs ayant une incidence sur l’intérêt supérieur des enfants.

 

[39]           Avec égards, je ne puis souscrire à cet argument. J’estime que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agente est raisonnable.

 

[40]           L’agente a bel et bien examiné le degré d’établissement des enfants au Canada. Par exemple, elle a fait observer ce qui suit :

 

Le demandeur principal et sa famille sont très appréciés au sein de leur environnement, de nombreuses lettres d’appuis sont présentes au dossier et témoignent du fait que les demandeurs sont aimés pour leur [sic] qualités d’intégration, de dévouement et de service. Les enfants sont appréciés par leur [sic] pairs tel en fait foi les cartes déposées au dossier. Une pétition avec de nombreuses signatures à l’appui de la demande de résidence permanente pour les demandeurs a été annexée au dossier en leur faveur.

 

 

[41]           De plus, l’avocat des demandeurs reproche à l’agente d’avoir omis de [traduction] « déterminer où réside l’intérêt supérieur des enfants (p. ex. ici au Canada, où ils désirent rester) ». Toutefois, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Hawthorne, précité, au paragraphe 5 :

 

L’agente n’examine pas l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’abstrait. Elle peut être réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités et que, règle générale, un enfant qui vit au Canada avec son parent se trouve dans une meilleure position qu’un enfant vivant au Canada sans son parent.

 

 

[42]           L’agente n’est pas tenue d’affirmer expressément que les enfants se trouveront dans une meilleure position s’ils vivent au Canada avec leurs parents, mais elle est réputée tenir compte de ce fait. Si l’agente est réputée savoir que la vie au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités, il est injuste de prétendre qu’elle ne s’est pas demandé s’il serait avantageux pour eux de rester ici. Dans son analyse, l’agente examine l’incidence qu’aurait un retour au Mexique sur les enfants et conclut que les difficultés éprouvées ne seraient pas excessives. Dans l’ensemble, j’estime que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agente est intelligible et appartient aux issues possibles acceptables.

 

[43]           Néanmoins, les autres erreurs que j’ai relevées ci-dessus justifient l’intervention de la Cour dans la décision d’ERAR et dans la décision CH.

 

 

V. Conclusion

[44]           Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus qu’il y a lieu d’accueillir les deux demandes de contrôle judiciaire. Aucune question n’ayant été proposée aux fins de certification, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que les présentes demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. Aucune question de portée générale n’est certifiée. Une copie des présents motifs sera versée aux dossiers IMM‑3774‑10 et IMM‑3775‑10.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jenny Kourakos, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                                  IMM‑3774‑10 et IMM‑3775‑10

 

INTITULÉ :                                                   FAVIO CRUZ UGALDE et al. c.
LE MINISTRE DE
LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et al.

           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 8 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 13 avril 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Shams

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Émilie Tremblay

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Peter Shams

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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