Cour fédérale
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Federal Court
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Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2010
En présence de madame la juge Tremblay-Lamer
ENTRE :
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BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY et
BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’un appel interjeté en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 dans le cadre duquel Apotex Inc. (« Apotex ») cherche à faire annuler une ordonnance rendue le 26 octobre 2010 par la protonotaire Aronovitch qui lui refusait l’autorisation de signifier et de déposer une défense et demande reconventionnelle modifiée. Bristol-Myers Squibb Company et Bristol-Myers Squibb Canada Inc. (collectivement, « BMS »), les demanderesses dans la poursuite principale, s’opposent aux modifications proposées par Apotex, alléguant que ces modifications introduisent deux nouvelles défenses, à savoir l’inutilité et l’absence de prédiction valable, à la veille du procès. Apotex, quant à elle, soutient que ses actes de procédure ont toujours compris des allégations quant à l’inutilité et à l’absence de prédiction valable et que les modifications proposées ne sont rien de plus que des précisions.
CONTEXTE
[2] Le 10 novembre 2000, BMS a entrepris contre Apotex une poursuite en contrefaçon du brevet canadien no 1 198 436 (le « brevet 436 »), avançant qu’Apotex a fabriqué, utilisé, vendu et offert en vente le chlorhydrate de néfazodone sous forme pharmaceutique finale, ce qui contrevient aux droits de BMS en vertu du brevet 436. Plus précisément, BMS soutient qu’Apotex a contrefait les revendications 1, 2, 3, 4, 7 et 8 du brevet 436. Les revendications 1 et 2 couvrent un large éventail de composés, dont la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone, tandis que les revendications 3, 4, 7 et 8 portent plus précisément sur la néfazodone et ses sels.
[3] Le 6 février 2001, Apotex a déposé une défense et demande reconventionnelle dans laquelle elle nie les allégations de contrefaçon et soutient que le brevet 436 était invalide, nul et inopérant. Pour les besoins du présent appel, les deux motifs d’invalidité invoqués par Apotex qui suscitent un intérêt particulier se trouvent aux paragraphes 20 et 21 de sa défense et demande reconventionnelle :
[traduction]
20. Le brevet 436 et les revendications qu’il contient sont invalides parce qu’ils ne font état d’aucune invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. Plus précisément, les composés décrits dans les revendications du brevet 436 n’ont pas l’utilité promise dans son mémoire descriptif. Les revendications du brevet 436 couvrent des composés qui n’agissent pas en tant qu’antidépresseurs et sont inopérables sous forme de médicaments.
[traduction]
21. En outre, au moment de la demande du brevet 436 et à tous les moments importants par la suite, les personnes désignées comme étant les inventrices du brevet 436 n’avaient pas de raisons valables de prévoir que tous les composés compris dans la catégorie de composés décrite à la formule I et dans les revendications du brevet 436 auraient l’utilité promise dans son mémoire descriptif.
[4] BMS, souhaitant obtenir des précisions concernant le paragraphe 20, a envoyé à Apotex, le 15 février 2001, une demande afin qu’elle indique les composés précis auxquels elle faisait référence lorsqu’elle soutenait [traduction] « au paragraphe 20 que certains composés n’agissent pas en tant qu’antidépresseurs et sont inopérables sous forme de médicaments ». Apotex a répondu le 22 février 2001 en affirmant que les composés auxquels elle faisait référence et [traduction] « qui n’agissent pas en tant qu’antidépresseurs » et [traduction] « sont inopérables sous forme de médicaments » à son avis, étaient, en somme, tous les composés énumérés dans le brevet 436 autres que la néfazodone et ses sels. En septembre 2001, un échange similaire a eu lieu pendant l’interrogatoire préalable d’Apotex (plus précisément entre l’avocat de BMS, M. Creber, et l’avocat d’Apotex, M. Radomski) :
[traduction]
Question 304 :
M. Creber : Ainsi, il est allégué que chacun des composés énumérés à la revendication 1, à l’exception de la néfazodone et de ses sels, ne fonctionne pas?
M. Radomski : Ce serait là la conclusion logique.
M. Creber : Est-ce ce que vous soutenez dans votre acte de procédure?
M. Radomski : Oui.
[5] Il convient de souligner que M. Radomski, lors de son interrogatoire préalable en février 2002, avait indiqué que les allégations relatives à l’absence de prédiction valable qui se trouvent au paragraphe 21 de la défense et demande reconventionnelle d’Apotex ne s’appliquaient pas à la néfazodone. Il a fait la déclaration suivante :
[traduction]
La prédiction valable concernant la néfazodone ne figure pas parmi les questions en litige, puisque nous savons qu’elle a été fabriquée et éprouvée en clinique et qu’elle semble donner de bons résultats et être un produit viable; les questions en litige portent sur les autres composés.
[6] À la suite de cette déclaration, M. Creber a mentionné à l’intention de M. Radomski, puisque la question de la prédiction valable ne s’appliquait qu’aux composés autres que la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone et qu’Apotex ne fabriquait aucun de ces autres composés ni n’avait l’intention de les fabriquer, qu’il y avait peut-être un moyen de [traduction] « simplifier les choses » afin que les présentes procédures soient centrées autour de la véritable [traduction] « question litigieuse ». Messieurs Creber et Radomski ont alors convenu de centrer l’instance sur les revendications 3, 4, 7 et 8 du brevet 436 (soit les revendications portant plus précisément sur la néfazodone et ses sels) et d’abandonner les revendications 1 et 2 (de portée plus générale).
[7] En juillet 2004, Apotex a apporté à sa défense et demande reconventionnelle deux modifications qu’il convient de prendre en considération dans le cadre du présent appel. Tout d’abord, elle a ajouté deux nouveaux paragraphes après le paragraphe 20 qui se lisent comme suit :
[traduction]
20A. Le brevet 436 revendique que l’invention est liée à des composés, incluant la néfazodone, et, entre autres, à leur « utilisation thérapeutique dans le traitement de la dépression ». Le brevet 436 assure que les composés de l’invention, incluant la néfazodone, sont « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ». Le brevet 436 déclare également que l’invention fournit une méthode pour le traitement des mammifères souffrant de dépression et que, suivant une pratique clinique appropriée, les composés inventés, y compris la néfazodone, peuvent être administrés pour produire des effets antidépressifs efficaces sans qu’il en résulte des effets secondaires nocifs ou indésirables.
20B. Contrairement aux affirmations du brevet 436 qui ont été mentionnées précédemment, les composés de ce brevet, y compris la néfazodone, ne respectent pas l’engagement pris, en ce sens que ces composés, y compris la néfazodone, ne sont pas « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ». Par conséquent, ces composés n’offrent pas l’utilité promise par le brevet 436.
[8] La deuxième modification à prendre en considération est l’ajout suivant au paragraphe 21 :
[traduction]
21. En outre, même si un ou plusieurs composés du brevet 436 avaient l’utilité promise dans son mémoire descriptif, ce qui n’est pas admis et est au contraire contesté, au moment de la demande du brevet 436 et à tous les moments importants par la suite, les personnes désignées comme étant les inventrices du brevet 436 n’avaient pas de raisons valables de prévoir que tous les composés compris dans la catégorie de composés décrite à la formule I et dans les revendications du brevet 436 auraient l’utilité promise dans son mémoire descriptif.
[9] BMS ne s’était pas opposée à ces modifications apportées par Apotex. L’attention, lors des interrogatoires préalables, s’était essentiellement portée sur la question restreinte de l’inutilité suscitée par un effet secondaire de toxicité hépatique précis pour lequel il avait été démontré que l’usage de néfazodone jouait un rôle (et qui avait au bout du compte entraîné le retrait du marché des produits contenant de la néfazodone en 2003).
[10] En avril 2007, Apotex a présenté ses réponses aux questions posées par BMS dans le cadre des interrogatoires préalables s’étant poursuivis. Deux des questions et réponses revêtent un intérêt particulier dans le cadre de cet appel [non souligné dans l’original] :
[traduction]
Q 973 : Dire si la seule allégation d’inutilité mettant en cause la néfazodone concernait les effets de toxicité hépatique et aucune des autres déclarations faites par Apotex dans la monographie du produit.
R. : L’allégation relative aux effets de toxicité hépatique n’est pas la seule allégation d’inutilité mettant en cause la néfazodone que cherchera à démontrer Apotex.
Q 975 : Fournir toute autre cause d’inutilité, outre la toxicité hépatique, qui tentera d’être démontrée.
R. : Les autres causes d’inutilité, outre la toxicité hépatique, qu’Apotex cherchera à démontrer concernent notamment le fait que, contrairement à ce qui est déclaré dans le brevet 436, la néfazodone ne produit pas « des effets antidépressifs efficaces sans qu’il en résulte des effets secondaires nocifs ou indésirables » et n’est pas un « antidépresseur amélioré présentant des effets secondaires potentiels minimaux », tel que promis.
[11] En août 2009, Apotex a déposé ses rapports d’expert sur l’invalidité qui comprenaient un témoignage d’opinion faisant valoir que la néfazodone n’avait pas l’utilité promise par le brevet 436 parce qu’il ne s’agissait pas d’un [traduction] « antidépresseur amélioré présentant des effets secondaires potentiels minimaux » et qu’il n’y avait pas de raison, du moins à la date de la présentation de la demande de brevet, de prévoir de façon valable que la néfazodone le deviendrait.
[12] Le 2 novembre 2009, BMS a écrit à Apotex, indiquant que ses rapports d’expert vont au-delà des questions en litige du fait qu’ils contiennent une analyse des aspects de l’utilité et de la prédiction valable qui, si l’on fait exception de la toxicité hépatique, ne sont plus d’actualité entre les parties. BMS ajoutait ceci :
[traduction]
Comme vous le savez, nous avons restreint la portée de la question en litige aux revendications 3, 4, 7 et 8, ce qui signifie que la seule question qu’il reste à trancher dans le cadre de cette instance est le composé de la néfazodone. Cela étant, tout indique que vos arguments contenus aux paragraphes 20 et 21 sont dénués de portée pratique depuis un certain temps puisqu’il n’a jamais été allégué que la néfazodone manquait d’utilité ou n’était pas associée à une prédiction valable.
[13] Le 30 novembre 2009, Apotex a répondu à BMS pour l’informer que les motifs d’inutilité et de prédiction valable relatifs à la néfazodone seraient plaidés et invoqués et qu’elle entendait aller plus loin dans son acte de procédure que les seules revendications 1 et 2 du brevet. BMS s’est élevée contre l’ajout des motifs d’inutilité et d’absence de prédiction valable dans les rapports d’Apotex, mais le juge chargé de la gestion de l’instance a déterminé que le juge au procès serait le mieux placé pour juger de l’admissibilité de cet aspect des rapports. C’est sur cette prémisse que BMS a déposé, en janvier 2010, des rapports d’expert portant eux aussi sur les motifs d’inutilité et d’absence de prédiction valable déjà soulevés par Apotex.
[14] En mars 2010, BMS a modifié sa défense afin de retirer officiellement les allégations de contrefaçon visant les revendications 1 et 2 du brevet 436, conformément à ce qui avait été convenu pendant les interrogatoires préalables de 2002. Le 26 avril 2010, Apotex a déposé une défense modifiée en guise de riposte. Les principales modifications apportées, et celles revêtant le plus d’importance dans le présent appel, se trouvent aux paragraphes 20 et 21 de la défense et sont rédigées comme suit :
[traduction]
20. Le brevet 436 et les revendications qu’il contient, y compris les revendications visées précises, sont invalides parce qu’ils ne font état d’aucune invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets Plus précisément, les composés décrits dans les revendications du brevet 436 n’ont pas l’utilité promise dans son mémoire descriptif. Les revendications du brevet 436 couvrent des composés qui n’agissent pas en tant qu’antidépresseurs et sont inopérables sous forme de médicaments.
[traduction]
21. En outre, même si un ou plusieurs composés du brevet 436 avaient eu l’utilité promise par son mémoire descriptif, ce qui n’est pas admis et est au contraire contesté, au moment de la demande du brevet 436 et à tous les moments importants par la suite, les personnes désignées comme étant les inventrices du brevet 436 n’avaient pas de raisons valables de prévoir que l’un ou l’autre des composés ou tous les composés compris dans la catégorie de composés décrite à la formule I et dans les revendications du brevet 436, y compris précisément les composés des revendications visées, auraient l’utilité promise dans son mémoire descriptif.
Il convient de noter que les [traduction] « revendications visées » ont été définies dans la modification comme étant les [traduction] « revendications 3, 4, 7 et 8 du brevet 436 ».
[15] BMS a déposé une requête afin de faire radier les modifications, soutenant qu’elles ne prenaient pas leur source dans la défense modifiée et qu’elles introduisaient en outre de nouvelles allégations relatives à l’inutilité et à l’absence de prédiction valable mettant en cause la néfazodone qui n’avaient pas encore été soulevées dans le cadre de l’affaire. Le 30 juillet 2010, la protonotaire Aronovitch a fait droit à la requête et a radié les modifications apportées aux paragraphes 20 et 21 de la défense d’Apotex, indiquant que les modifications [traduction] « divergent radicalement des actes de procédure antérieurs et vont à l’encontre des déclarations communiquées par voie de précisions et confirmées à maintes reprises et sans équivoque lors des interrogatoires préalables ». La protonotaire Aronovitch a ajouté qu’il faudrait une requête en modification en bonne et due forme, appuyée par des éléments de preuve qui justifient cet écart par rapport aux faits substantiels invoqués, pour introduire de nouvelles allégations d’inutilité et d’absence de prédiction valable. Cette décision de la protonotaire Aronovitch a été confirmée en appel.
[16] Le 30 septembre 2010, Apotex a déposé une requête en vue d’obtenir l’autorisation de signifier et de déposer une sixième défense et demande reconventionnelle qui introduit les mêmes modifications aux paragraphes 20 et 21 qu’elle avait initialement tenté d’introduire en réponse à la défense modifiée de BMS en avril 2010. Le 26 octobre 2010, la protonotaire Aronovitch a rejeté cette requête. C’est cette ordonnance qu’Apotex cherche à faire annuler.
ANALYSE
[17] La norme de contrôle à appliquer à une décision discrétionnaire rendue par un protonotaire est la norme établie dans Merck & Co c. Apotex, 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459, au paragraphe 19 [Merck]. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a énoncé que le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf si a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, auquel cas l’affaire est considérée comme une affaire de novo, ou b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits, auquel cas l’affaire est également considérée comme une affaire de novo.
[18] Les questions soulevées dans cette requête sont déterminantes pour l’issue du principal, puisque le résultat a pour effet de trancher la question de savoir si Apotex pourra faire valoir l’argument de l’inutilité (à l’exception de la question de portée restreinte touchant la toxicité hépatique, sur laquelle les deux parties s’entendent) et de l’absence de prédiction valable mettant en cause la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone.
[19] À l’audience, l’avocat de BMS n’a pas nié que les questions que soulève cette requête auront une influence déterminante sur l’issue du principal. Il estime en revanche que la Cour devrait faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des conclusions de la protonotaire Aronovitch, considérant le fait qu’elle est chargée de cette instance depuis un certain nombre d’années. Si je conviens qu’il est important de faire preuve de retenue envers les décisions d’un juge chargé de la gestion de l’instance, la requête dont il est question aux présentes soulève des questions qui ont une influence déterminante sur l’issue du principal, ce qui m’oblige à examiner la question à partir de zéro.
[20] La règle qu’il convient généralement d’appliquer pour déterminer si une partie devrait être autorisée à modifier ses actes de procédure a été établie par la Cour d’appel fédérale dans Canderel Ltée. c. Canada (1993), [1994] 1 C.F. 3, 157 N.R. 380 (C.A.) [Canderel]. La modification des actes de procédure doit être autorisée lorsqu’il s’agit de cerner les véritables questions en litige, à condition cependant que a) cette autorisation n’entraîne pour l’autre partie aucune injustice qui ne puisse être réparée par l’adjudication des dépens et b) qu’une telle modification soit dans l’intérêt de la justice. En outre, comme l’a observé la Cour d’appel fédérale dans Merck, précité, au paragraphe 32 :
Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui sollicite les modifications et, s’il faut essentiellement tenir compte des mêmes facteurs pour toutes les modifications, le fardeau devrait être plus lourd quand les modifications en cause visent la rétractation d’un aveu important et auraient pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige.
[21] Pour revenir à la requête sur laquelle je dois me prononcer, deux questions importantes se posent. En premier lieu, les modifications en cause entraînent-elles un [traduction] « changement radical » qui imposerait à Apotex le fardeau additionnel de justifier les modifications qu’elle propose; et deuxièmement, en autorisant les modifications, va-t-on causer à BMS une injustice qui n’est pas susceptible d’être réparée par une adjudication des dépens?
[22] Concernant la nature des modifications proposées, je vais examiner les changements apportés aux paragraphes 20 et 21 séparément. BMS soutient que la modification au paragraphe 20 de la défense d’Apotex a pour effet d’introduire la question de l’inutilité de la néfazodone et du chlorhydrate de néfazodone pour la première fois. En dépit de la formulation générale du paragraphe 20 original, BMS soutient que les précisions fournies par Apotex en février 2001 et les déclarations de M. Radomski pendant son interrogatoire préalable de septembre 2001 restreignaient la portée de ce paragraphe de sorte qu’il ne s’appliquait plus qu’aux composés énoncés aux revendications 1 et 2 du brevet 436 autres que la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone. BMS fait également valoir qu’exception faite de la question de portée restreinte de la toxicité hépatique introduite aux paragraphes 20A et 20B en 2004, toutes les allégations d’inutilité sortaient purement et simplement du cadre de l’affaire puisque les parties avaient convenu en février 2002 de centrer la poursuite sur les revendications 3, 4, 7 et 8.
[23] Pour sa part, M. Radomski a présenté une preuve par affidavit voulant qu’Apotex ait toujours eu l’intention, avec le paragraphe 20, d’alléguer l’inutilité dans le cas de la néfazodone et du chlorhydrate de néfazodone. Il soutient que cette position n’est pas contredite par les précisions et les déclarations de 2001, puisqu’il y a toujours eu deux arguments invoquant l’inutilité au paragraphe 20. Le premier argument est résumé dans la phrase suivante : [traduction] « Plus précisément, les composés décrits dans les revendications du brevet 436 n’ont pas l’utilité promise dans son mémoire descriptif. »Cette phrase, laisse-t-il entendre, s’applique à tous les composés décrits dans le brevet 436, ce qui inclut la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone. L’inutilité alléguée dans ce paragraphe est rattachée, selon ce que soutient M. Radomski, à la promesse générale du brevet qui prévoit notamment la mise en marché d’un [traduction] « antidépresseur amélioré présentant des effets secondaires potentiels minimaux ».
[24] Le deuxième argument relatif à l’inutilité est résumé dans la phrase suivante de ce paragraphe : [traduction] « Les revendications du brevet 436 couvrent des composés qui n’agissent pas en tant qu’antidépresseurs et sont inopérables sous forme de médicaments ». C’est de ce passage du paragraphe 20 dont il était question dans les déclarations de M. Radomski pendant l’interrogatoire préalable de septembre 2001 et dans les précisions fournies en février 2001.
[25] Il est vrai que BMS, dans sa demande de précisions en 2001, a uniquement demandé une liste des composés qui [traduction] « n’agissaient pas comme des antidépresseurs » et étaient [traduction] « inopérables sous forme de médicaments ». Les précisions fournies par Apotex dans sa réponse se limitaient donc au deuxième argument relatif à l’inutilité allégué au paragraphe 20. De même, les déclarations faites par M. Radomski pendant l’interrogatoire préalable de 2001 peuvent également être interprétées comme étant limitées aux composés visés par les contestations d’Apotex concernant leur utilité en tant qu’antidépresseurs. M. Radomski soutient en somme qu’il n’a jamais été demandé à Apotex de préciser les composés qui manquent selon elle d’utilité en général, c’est-à-dire les composés qui ne satisfont pas à l’engagement général formulé dans le brevet 436, et que c’est pourquoi elle n’a jamais fourni cette précision. Quoi qu’il en soit, M. Radomski estime que la formulation du paragraphe 20 ne laisse place à aucune interprétation sur le fait qu’Apotex entendait alléguer qu’aucun des composés décrits dans le brevet 436 n’avait l’utilité que laissait présager le mémoire descriptif du brevet 436.
[26] Je peux comprendre pourquoi BMS est ressortie des interrogatoires préalables de septembre 2001 avec l’impression que le paragraphe 20 n’alléguait l’inutilité que pour les composés énoncés à la revendication 1 autres que la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone. De plus, je soupçonne qu’Apotex était consciente de la méprise et a, de façon délibérée et pour des motifs d’ordre stratégique, décidé de ne pas éclaircir la question pour BMS. Or, ce genre de manœuvre stratégique est contraire tant à l’objet qu’à l’esprit de l’interrogatoire préalable et la Cour voit cela d’un très mauvais œil. Cela dit, j’estime, en l'espèce, qu’Apotex s’est depuis comportée de manière à rendre le sens du paragraphe 20 suffisamment clair qu’il est désormais difficile pour BMS d’invoquer un motif valable pour se dire surprise des modifications proposées par Apotex.
[27] Les modifications apportées par Apotex en 2004 aux paragraphes 20A et 20B étaient révélatrices de son intention d’invoquer l’inutilité de la néfazodone pour des motifs autres que son efficacité en tant qu’antidépresseur ou de médicament. Il est indiqué au paragraphe 20B que [traduction] « les composés de ce brevet, y compris la néfazodone, ne respectent pas l’engagement pris, en ce sens que ces composés, y compris la néfazodone, ne sont pas « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux » [non souligné dans l’original]. À aucun moment Apotex n’a précisé que les nouveaux paragraphes ne portaient que sur la question restreinte de la toxicité hépatique, mise au jour en 2003. Et si quelque doute subsistait, celui-ci a sans doute été dissipé par l’interrogatoire préalable réalisé en 2007 lors duquel Apotex a déclaré explicitement que [traduction] « les effets toxiques sur le foie ne sont pas la seule allégation formulée au regard de l’inutilité de la néfazodone qu’Apotex cherchera à invoquer » et que [traduction] « Apotex entend plaider d’autres causes d’inutilité, outre la toxicité hépatique, notamment le fait que, contrairement à ce qui est affirmé dans le brevet 436, la néfazodone n’a pas “d’effets antidépressifs efficaces qui n’entraîneraient pas en même temps des effets secondaires nocifs ou indésirables” et ne constitue pas, comme le prétend le brevet, “un antidépresseur amélioré ne risquant d’entraîner que peu d’effets secondaires” ».
[28] Par conséquent, je conclus que les modifications proposées au paragraphe 20 ne peuvent être considérées comme un écart radical par rapport aux actes de procédure initiaux d’Apotex.
[29] Au sujet du paragraphe 21, BMS cite une déclaration qu’a faite M. Radomski pendant l’interrogatoire préalable de février 2002, jugeant qu’il reconnaît par cette phrase que le paragraphe 21 ne s’applique pas à la néfazodone et à ses sels. Pendant cet interrogatoire préalable, M. Radomski avait indiqué qu’Apotex n’alléguait pas l’absence de prédiction valable contre la néfazodone.
[30] Apotex fait cependant valoir qu’il ne s’agit nullement de l’admission d’un fait par M. Radomski, simplement d’une affirmation reconnaissant l’état actuel du droit tel qu’il était en février 2002. M. Radomski a indiqué qu’au moment de son interrogatoire préalable, la question de la prédiction valable entourant la néfazodone ne posait pas problème puisque la néfazodone avait, après le dépôt du brevet 436, été éprouvée par des tests cliniques qui s’étaient révélés concluants. En vertu du droit applicable au moment de l’interrogatoire préalable, tel qu’on l’a établi dans Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2001] 1 C.F. 495, 262 N.R. 137 (C.A.F.), cela était suffisant – tant qu’un inventeur pouvait démontrer l’utilité ou une prédiction valable au moment où le brevet était contesté, le brevet n’était pas invalidé pour défaut d’utilité. Apotex souligne toutefois que le droit a changé depuis cette déclaration de M. Radomski. En décembre 2002, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, 219 D.L.R. (4th) 660, a établi qu’il fallait, à la date de la demande de brevet, avoir démontré l’utilité ou avoir des raisons valables d’inférer l’utilité. Apotex invoque cette décision de la Cour suprême du Canada pour soutenir que la déclaration faite par M. Radomski en février 2002 n’était plus applicable, puisque le fait qu’il a été démontré que la néfazodone avait finalement une utilité en tant qu’antidépresseur ne signifiait plus nécessairement que le brevet 436 était à l’abri des attaques invoquant l’absence de prédiction valable au moment de la date de demande du brevet.
[31] Si je conviens qu’il aurait été préférable qu’Apotex retire officiellement sa déclaration au vu de ce changement dans le droit, je suis cependant d’avis que les modifications apportées par Apotex au paragraphe 21 en juillet 2004 démontraient amplement que l’absence de prédiction valable concernant la néfazodone et le chlorhydrate de néfazodone demeurait une question litigieuse dans cette affaire. La modification du paragraphe 21 allait dans le même sens que le changement qui s’était opéré dans le droit au regard de la prédiction valable : elle alléguait que, même s’il était révélé que l’un des composés du brevet 436 avait l’utilité promise, il y avait malgré tout absence de prédiction valable au moment de la demande de brevet. Comme Apotex l’a souligné, puisque la néfazodone était le seul composé du brevet 436 dont l’activité antidépressive avait été attestée, il aurait dû être clair que cette modification visait précisément la néfazodone. En fait, le simple fait qu’Apotex apporte cette modification au paragraphe 21 aurait dû être suffisante pour déduire que la question de l’absence de prédiction valable demeurait une question litigieuse et non qu’elle n’était plus d’actualité, comme BMS soutient l’avoir pensé. Après tout, pourquoi une partie prendrait-elle des mesures pour ajouter un détail à un acte de procédure « dénué de portée pratique »?
[32] Je conclus donc que, compte tenu du changement qui s’est opéré dans le droit sur la question de l’absence de prédiction valable et des modifications apportées par Apotex au paragraphe 21 à la suite de ce changement, il est impossible de dire que les modifications que souhaitait apporter Apotex à la requête actuelle constituent un changement radical par rapport à ses actes de procédure antérieurs.
[33] De façon générale, je conviendrais que les modifications proposées par Apotex suffisaient par elles-mêmes à clarifier sa position concernant les paragraphes 20 et 21. Cela dit, il ressort clairement de la preuve par affidavit que BMS croyait – du moins jusqu’à ce qu’Apotex dépose ses rapports d’expert en 2009 – que l’inutilité (sauf en ce qui concerne l’aspect de la toxicité hépatique) et l’absence de prédiction valable ne figuraient plus parmi les questions litigieuses. Il ressort tout aussi clairement qu’Apotex n’a pas été aussi transparente dans ses intentions qu’elle aurait pu l’être en ce qui a trait aux modifications aux paragraphes 20 et 21. Compte tenu de tout cela, il m’apparaît toujours nécessaire d’examiner si le fait d’autoriser les modifications proposées entraînerait une injustice envers BMS impossible à réparer par une adjudication de dépens, en application du critère établi dans la décision Canderel, précitée.
[34] La principale question qui se pose relativement au préjudice en l’espèce consiste à se demander si BMS, compte tenu du fait que le procès doit débuter en mars 2011, disposera de suffisamment de temps pour répondre convenablement aux allégations d’inutilité et d’absence de prédiction valable soulevées aux paragraphes 20 et 21 de la défense d’Apotex. Au vu de la preuve et des arguments présentés par les parties, je dois conclure que la réponse à cette question est oui. Les rapports d’expert présentés par Apotex en août 2009 précisaient les allégations d’inutilité et d’absence de prédiction valable invoquées. Quant à BMS, elle a déjà, malgré les présentes procédures de contestation, déposé ses rapports d’expert venant réfuter les allégations d’inutilité et d’absence de prédiction valable soulevées dans les rapports d’Apotex. Mentionnons également qu’Apotex a pris des mesures pour être disponible si d’aventure elle devait passer un autre interrogatoire préalable et pour fournir dans les plus brefs délais toute précision qui pourrait être demandée par BMS afin que le procès puisse avoir lieu comme prévu. Il convient de noter que la Cour attend d’Apotex qu’elle s’acquitte de ces obligations en toute bonne foi et de façon à ne pas occasionner de délai dans l’instruction de l’affaire en mars. Cela étant dit, rien ne laisse présager que le procès devra être repoussé ou qu’il sera particulièrement difficile pour BMS de réfuter les allégations d’Apotex.
[35] Ayant conclu que les modifications proposées par Apotex ne constituaient pas un changement radical de ses actes de procédure et n’occasionneront pas une injustice à BMS impossible à réparer par une adjudication de dépens, et compte tenu de l’importance de s’assurer que les droits fondamentaux des parties demeurent intacts, j’annule l’ordonnance de la protonotaire Aronovitch et autorise Apotex à signifier et à déposer sa sixième défense et demande reconventionnelle modifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que l’ordonnance de la protonotaire Aronovitch soit annulée et qu’Apotex soit autorisée à signifier et à déposer une sixième défense et demande reconventionnelle modifiée. Les dépens suivront l’issue de la cause.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2078-00
INTITULÉ : BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY et
BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.
demanderesses
APOTEX INC.
défenderesse
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 14 décembre 2010
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LA JUGE TREMBLAY-LAMER
DATE DES MOTIFS : Le 17 décembre 2010
COMPARUTIONS :
Jay Zakaib
Jennifer Wilkie
Andrew Brodkin
David Lederman
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POUR LA DÉFENDERESSE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.
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Goodmans LLP
Toronto (Ontario)
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POUR LA DÉFENDERESSE
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