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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110401

Dossier : IMM-3566-10

Référence : 2011 CF 405

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2011

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

 

MOHAMUD AHMED ISSE

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, un citoyen de la Somalie, demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 8 juin 2010 par une commissaire de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, par laquelle la commissaire a imposé des conditions au moment d’ordonner la mise en liberté du demandeur. Celui-ci soutient que la Section de l’immigration n’avait pas compétence pour rendre une telle ordonnance puisqu’il avait été décidé, lors d’une évaluation des risques avant renvoi, que le demandeur avait besoin de protection. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la compétence pour imposer des conditions dans le cadre d’une ordonnance de mise en liberté avait été préservée, malgré le changement de statut du demandeur. La demande sera donc rejetée.

 

LE CONTEXTE :

 

[2]               M. Isse a un sérieux problème de drogue et d’alcool, et il souffre de plusieurs problèmes médicaux reliés à des lésions corporelles qu’il a subies. Depuis qu’il est arrivé au Canada et a obtenu le statut de résident permanent à titre de personne appartenant à la catégorie du regroupement familial, il s’est constitué un lourd casier judiciaire. En conséquence, il a été déclaré interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), il a perdu son statut de résident permanent, et une mesure d’expulsion a été prise contre lui le 3 mai 2004. Un sursis de l’expulsion a été accordé en 2005 en attendant le dénouement d’un appel devant la Section d’appel de l’immigration. L’appel a été rejeté en février 2006. En novembre 2006, M. Isse a obtenu une décision favorable au terme d’une évaluation des risques avant renvoi, et il est devenu une personne à protéger assujettie au principe du non-refoulement. Le demandeur a par la suite été l’objet de nouvelles accusations et de nouvelles déclarations de culpabilité. Il a des antécédents de violation des conditions assortissant des ordonnances de mise en liberté prononcées à son endroit dans le cadre de procédures pénales et de procédures d’immigration.

 

[3]               Le 8 mai 2010, les autorités de l’immigration ont placé le demandeur en détention après qu’il eut purgé une peine au criminel. Le 11 mai 2010, lors d’un contrôle des motifs de détention après 48 heures, le commissaire a ordonné que le demandeur demeure en détention, après avoir conclu qu’il constituait un danger pour le public au Canada et qu’il risquait de prendre la fuite. À l’audience, l'avocate du ministre a informé le commissaire que le dossier était alors à l’étude pour déterminer si un avis de danger serait demandé.

 

[4]               Lors du contrôle des motifs de détention après sept jours le 18 mai 2010, l'avocate du ministre a fait savoir qu’un avis de danger ne serait pas demandé, et elle a recommandé que la commissaire ordonne la mise en liberté sous condition de M. Isse. La commissaire a refusé de mettre le demandeur en liberté à cause de ses antécédents de violation d’ordonnances de mise en liberté antérieures, de sa toxicomanie et de l’absence d’un plan de traitement concret.

 

[5]               Les transcriptions de ces audiences comprennent des déclarations du demandeur selon lesquelles il souffre de lésions au cerveau depuis qu’il a été frappé avec un marteau, qu'il est partiellement paralysé et qu'il a des crises d’épilepsie qui lui font perdre la mémoire. Bien que cela ne ressorte pas de manière tout à fait claire du dossier, il semblerait que ces renseignements aient été invoqués pour expliquer ses violations d’ordonnances de mise en liberté antérieures. Le demandeur a également fait savoir qu’il suivait un traitement pour sa toxicomanie.

 

[6]               Lors de l’audience de contrôle des motifs de détention après trente jours le 8 juin 2010, l'avocate du ministre a de nouveau demandé à la commissaire d’ordonner la mise en liberté de M. Isse en affirmant :

 

Il est détenu à une fin pour laquelle le ministre n’a aucun pouvoir d’exécution en droit. Il n’existe actuellement aucune perspective de renvoi. Le ministre est parfaitement conscient des transgressions antérieures de M. Isse, mais nous ne pouvons pas garder M. Isse en détention pour un processus qu’il est impossible d’exécuter, dans l’état actuel des choses, et le point de référence pour la décision d’aujourd’hui est aujourd’hui. Le ministre ne demande pas un avis de danger, et un tel avis est nécessaire pour renvoyer M. Isse parce qu’il est une personne protégée.

 

 

LA DÉCISION VISÉE PAR LE PRÉSENT CONTRÔLE :

 

[7]               Avant de rendre sa décision, la commissaire a exprimé des préoccupations quant au danger que M. Isse pourrait constituer pour le public au Canada à cause de son mode de vie criminel relié à la drogue et de ses antécédents de défaut de comparution dans le cadre de procédures de l’immigration. La commissaire a noté que le demandeur avait violé dans le passé des ordonnances de mise en liberté rendues par la Section de l’immigration et qu’il avait des déclarations de culpabilité pour avoir omis de se conformer à des ordonnances de tribunaux pénaux. Il avait manqué aux conditions du Programme de cautionnement à Toronto. La commissaire a donc conclu que le demandeur n’était pas susceptible de se présenter pour être renvoyé du Canada.

 

[8]               Faisant allusion à la position prise par le ministre, la commissaire a dit :

 

Toutefois, le fait qu’aucune demande d’avis de danger ne sera présentée ne rend pas sans effet la mesure de renvoi prise contre vous. J’entends par là que cela n’annule pas la mesure de renvoi. La mesure de renvoi est toujours valide et en vigueur, de sorte que vous êtes détenu en bonne et due forme en vue de votre renvoi. Toutefois, le fait que la condition nécessaire pour qu’une personne protégée soit renvoyée n’est pas présente est sans aucun doute un facteur atténuant, et c’est pourquoi à ce moment-ci un tel renvoi est difficile à réaliser dans un sens.

 

Cela dit, le tribunal aimerait également souligner qu’il serait irresponsable de sa part de donner l’impression que, du fait que votre renvoi du Canada n’est pas raisonnablement prévisible, l’élément de danger pour le public, que le ministre a fait valoir avec ardeur lors des contrôles des motifs de détention précédents et qui a été reconnu à juste titre par les commissaires de la CISR, perd soudainement de sa réalité ou de son importance. Le danger persiste toujours, de même que le risque de vous enfuir.

 

C’est pourquoi un plan de mise en liberté structuré est non seulement demandé, mais également absolument nécessaire dans les circonstances de l’espèce.

 

[9]               La commissaire a ordonnée la mise en liberté du demandeur sous réserve des conditions suivantes :

a.       Se présenter lorsqu’il lui serait demandé de le faire pour se conformer à toute obligation imposée en vertu de la Loi;

b.      Communiquer son adresse à l’ASFC avant sa mise en liberté, et aviser l’ASFC au préalable et en personne de tout changement d’adresse;

c.       Se présenter à un agent de l’ASFC au CELGT une fois tous les deux (2) mois;

d.      Résider en tout temps avec sa sœur, Hannah Isse;

e.       Coopérer pleinement avec l’ASFC relativement à l’obtention de titres de voyage;

f.        Ne se livrer à aucune activité après sa mise en liberté qui entraînerait une déclaration de culpabilité en vertu d’une loi fédérale;

g.       S’inscrire le plus tôt possible à un programme de traitement de la toxicomanie et présenter à l’ASFC des preuves des efforts déployés à cet égard dans les deux (2) mois de sa mise en liberté;

h.       Participer pleinement, et jusqu’à terme, au programme de traitement de la toxicomanie, et remettre à l’ASFC une preuve comme quoi il a terminé le programme dans le mois suivant la fin du programme;

i.         Ne pas posséder ni utiliser de drogues ni d’autres substances réglementées non prescrites par un médecin.

 

[10]           Le demandeur cherche à obtenir une réparation consistant en une ordonnance annulant la décision de la commissaire d’imposer des conditions lors de sa mise en liberté.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE :

 

[11]           La présente demande soulève les questions suivantes :

 

  1. La Section de l’immigration conserve-t-elle compétence pour détenir un étranger ou lui imposer des conditions une fois que la qualité de réfugié ou de personne à protéger lui a été reconnue et que le ministre n’a pas émis d’avis de danger?

 

  1. Si la première question reçoit une réponse affirmative, la décision de la commissaire d’imposer des conditions était-elle raisonnable?

 

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES ET RÉGLEMENTAIRES :

 

[12]           L’article 115 de la LIPR pose le principe du non-refoulement :

115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

 

115. (1) A protected person or a person who is recognized as a Convention refugee by another country to which the person may be returned shall not be removed from Canada to a country where they would be at risk of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion or at risk of torture or cruel and unusual treatment or punishment.

 

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

 

 

(2) Subsection (1) does not apply in the case of a person

 

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

 

(a) who is inadmissible on grounds of serious criminality and who constitutes, in the opinion of the Minister, a danger to the public in Canada;

or

 

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

(b) who is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality if, in the opinion of the Minister, the person should not be allowed to remain in Canada on the basis of the nature and severity of acts committed or of danger to the security of Canada.

 

[13]           L’article 58 de la LIPR énonce le cadre applicable à la mise en liberté par la Section de l’immigration :

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

 

58. (1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into

account prescribed factors, that

 

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

 

(a) they are a danger to the public;

 

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

 

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

 

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux;

 

(c) the Minister is taking necessary steps to inquire into a reasonable suspicion that they

are inadmissible on grounds of security or for violating human or international rights; or

 

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger n’a pas été prouvée

mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger.

 

(d) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national has not been, but may be, established and they have not reasonably cooperated with the Minister by providing relevant information for the purpose of establishing their identity or the Minister is making reasonable efforts to establish their identity.

 

(2) La section peut ordonner la mise en détention du résident permanent ou de l’étranger sur preuve qu’il fait l’objet d’un contrôle, d’une enquête ou d’une mesure de renvoi et soit qu’il constitue un danger pour la sécurité publique, soit qu’il se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi.

 

(2) The Immigration Division may order the detention of a permanent resident or a foreign national if it is satisfied that the permanent resident or the foreign national is the subject of an examination or an admissibility hearing or is subject to a removal order and that the permanent resident or the foreign national is a danger to the public or is unlikely to appear for examination, an admissibility hearing or removal from Canada.

 

(3) Lorsqu’elle ordonne la mise en liberté d’un résident permanent ou d’un étranger, la peut imposer les conditions qu’elle estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution.

(3) If the Immigration Division orders the release of a permanent resident or a foreign national, it may impose any conditions that it considers necessary, including the payment of a deposit or the posting of a guarantee for compliance with the conditions.

 

[14]           En vertu de l’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), lorsqu’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, la Section de l’immigration doit prendre en compte plusieurs facteurs avant de rendre une décision quant à la détention ou la mise en liberté :

 

248. S’il est constaté qu’il existe des motifs de détention, les critères ci-après doivent être pris en compte avant qu’une décision ne soit prise quant à la détention ou la mise en liberté :

 

248. If it is determined that there are grounds for detention, the following factors shall be considered before a decision is made on detention or release:

 

a) le motif de la détention;

 

(a) the reason for detention;

 

b) la durée de la détention;

 

(b) the length of time in detention;

 

c) l’existence d’éléments permettant l’évaluation de la durée probable de la détention et, dans l’affirmative, cette période de temps;

(c) whether there are any elements that can assist in determining the length of time that detention is likely to continue and, if so, that length of time;

 

d) les retards inexpliqués ou le manque inexpliqué de diligence de la part du ministère ou de l’intéressé;

 

(d) any unexplained delays or unexplained lack of diligence caused by the Department or the person concerned; and

 

e) l’existence de solutions de rechange à la détention.

(e) the existence of alternatives to detention.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE :

 

[15]           Les ordonnances de mise en liberté sont des décisions rendues par des commissaires de la Section de l’immigration, qui possèdent une expertise considérable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2003 CF 1225, au paragraphe 42, conf. par 2004 CAF 4. Puisqu’il s’agit de questions mixtes de fait et de droit, elles doivent être contrôlées judiciairement selon la norme de raisonnabilité : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2008 CF 949, 331 F.T.R. 68, au paragraphe 15.

 

ANALYSE :

 

La Section de l’immigration conserve-t-elle compétence pour détenir un étranger ou le mettre en liberté sous condition lorsque cet étranger s’est vu reconnaître la qualité de réfugié ou de personne à protéger et que le ministre n’a pas émis d’avis de danger?

 

 

[16]           Le demandeur soutient que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la Section de l’immigration n’avait pas compétence pour détenir M. Isse ni pour lui imposer des conditions lors de sa mise en liberté. Le demandeur invoque les paragraphes 115(1) et 115(2) de la LIPR pour souligner que les personnes protégées ne peuvent pas être renvoyées du Canada dans un pays où elles risquent la persécution ou un traitement ou peine cruel et inusité, en l’absence d’une conclusion d’interdiction de territoire et de la délivrance d’un avis de danger par le ministre. En vertu du paragraphe 58(2), la Section de l’immigration a compétence pour détenir un réfugié ou une personne protégée en attendant la conclusion d’un contrôle ou d’une enquête. Une fois statué que l’étranger a qualité de réfugié ou de personne protégée, la Section de l’immigration n’a plus compétence pour continuer la détention ou imposer des conditions en vue du renvoi, selon ce qu’affirme le demandeur.

 

[17]           En l’espèce, après que le ministre eut terminé son enquête concernant l’interdiction de territoire du demandeur et qu’il eut conclu que le demandeur ne constituait pas un danger pour le public ni n’était susceptible de renvoi du Canada en vertu de l’alinéa 115(2)a), il n’y avait plus d’autres motifs de détention, selon le demandeur. Puisque le demandeur n’était pas l’objet d’un contrôle, d’une enquête ni d’une mesure de renvoi exécutoire, la Section de l’immigration devait mettre M. Isse en liberté sans conditions, est-il soutenu.

 

[18]           La commissaire a considéré que la mesure de renvoi demeurait valide. Le demandeur soutient qu’il s’ensuit implicitement qu’il pourrait être détenu indéfiniment, ou encore, qu’il pourrait être assujetti indéfiniment à la supervision stricte de la Section de l’immigration. Une détention ou un contrôle indéfini en l’absence d’un processus valable de contrôle continu serait contraire à l’article 7 de la Charte : Charkaoui c. Canada, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 107.

 

[19]           Le défendeur soutient que la Section de l’immigration a conservé compétence pour continuer la détention ou mettre en liberté sous condition lorsqu’elle croyait que cela était nécessaire sur le fondement des critères du danger pour le public ou du risque de fuite. Le défendeur affirme que le demandeur fait toujours l’objet d’une mesure de renvoi, et que la compétence pour ordonner sa détention ou sa mise en liberté ne dépend pas de la décision du ministre quant à savoir quand la mesure sera exécutée, si jamais elle l’est. Si la Section de l’immigration décide de mettre en liberté l’étranger, le paragraphe 58(3) de la LIPR prévoit qu’elle peut imposer toutes les conditions qu’elle estime nécessaires.

 

[20]           La jurisprudence étaye la position du ministre. La décision Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Samuels, 2009 CF 1152, 85 Imm. L.R. (3d) 226, rendue par la juge Danielle Tremblay-Lamer, porte presque sur un point identique. Le défendeur dans cette affaire avait lui aussi un long passé de déclarations de culpabilité, de consommation de drogues et de conditions de supervision souvent violées, et il faisait l’objet d’une mesure de renvoi. Alors qu’il était maintenu en détention par l’immigration, il avait demandé une évaluation des risques avant renvoi, qui avait mené à la conclusion que le défendeur avait besoin de protection en raison de problèmes de santé mentale. L’accueil de la demande de protection avait eu pour effet de surseoir au renvoi en vertu de l’article 232 du Règlement jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande déposée par la personne pour demeurer au Canada à titre de résident permanent ou jusqu’à l’expiration du délai pour déposer une telle demande.

 

[21]           M. Samuels cherchait à être mis en liberté. Contrairement à ce qui est le cas en l’espèce, le ministre avait exprimé son intention de demander un avis de danger. La Section de l’immigration avait décidé de mettre en liberté M. Samuels en attendant l’issue de ce processus puisque celui-ci était susceptible de prendre un temps considérable et que le résultat pourrait être négatif. Le ministre avait demandé le contrôle judiciaire de la décision.

 

[22]           La juge Tremblay-Lamer a examiné la question de savoir si le tribunal avait compétence pour maintenir le défendeur en détention malgré l’issue positive de son évaluation des risques avant renvoi. Le défendeur avait soutenu que l’article 58 de la LIPR et les dispositions réglementaires connexes contenaient tous les critères applicables à la détention et à la mise en liberté par le tribunal. Selon l’interprétation qu'il fallait en donner, de soutenir le défendeur, la détention ou la mise en liberté assortie de conditions appropriées peut être ordonnée peu importe qu’une personne puisse être renvoyée ou non. La protection prévue au paragraphe 115(1) de la LIPR est une protection contre le refoulement lorsque l’individu serait exposé à un risque s’il était renvoyé. Elle n’empêche pas une ordonnance de détention ou de mise en liberté sous condition dans le cas de la personne protégée même s’il a été sursis à la mesure de renvoi.

 

[23]           En outre, il faut tenir compte du régime de la Loi prise dans son ensemble, selon ce que le défendeur a soutenu dans Samuels. Si la Section de l’immigration n’avait pas compétence pour détenir un individu ou un résident permanent qui fait l’objet d’une mesure de renvoi qui ne peut pas être exécutée, il n’y aurait aucune autorisation légale de détenir ou de mettre en liberté sous condition une telle personne qui constitue un danger pour le public. Cela irait à l’encontre de l’objet énoncé par le législateur dans la Loi, notamment la sécurité des Canadiens. Lorsqu’il a édicté l’article 51 de la LIPR, le législateur a prévu que la mesure de renvoi inexécutée devient périmée quand l’étranger devient résident permanent. Cependant, cela ne s’applique pas au cas d’une personne qui a perdu ce statut pour cause de grande criminalité.

 

[24]           La juge Tremblay-Lamer a souscrit aux arguments du ministre en affirmant, au paragraphe 27 de ses motifs, qu’une mesure de renvoi à laquelle il est sursis n’est pas périmée :

 

Elle ne peut pas être exécutée jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de résidence permanente de la personne protégée, ou jusqu’à ce qu’expire le délai de dépôt d’une telle demande, mais elle continue d’exister et elle demeure valide et, selon moi, la personne contre qui elle a été prononcée en « fait [encore] [...] l'objet ».

 

[25]            Dans la décision Kalombo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 460, 28 Imm. L.R. (3d) 40, le juge Luc Martineau a examiné la question de savoir si une mesure de renvoi pouvait encore être considérée valide lorsque le ministre n’avait aucune intention de donner effet à la mesure. Cette affaire concernait le contrôle judiciaire d’une décision qui avait maintenu une mesure de renvoi prise par un arbitre de la Section d’appel de l’immigration. Le demandeur était un réfugié au sens de la Convention et citoyen d’un pays vers lequel le Canada ne renvoyait personne.

 

[26]           Au paragraphe 24 de sa décision, le juge Martineau a conclu que « [l]a Loi ne subordonne pas la validité de la mesure de renvoi à son exécution ou à son caractère exécutoire ». Après avoir noté que la validité et le caractère exécutoire donnaient lieu à deux processus distincts sous l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, le juge Martineau a affirmé que « [l]orsque la SAI confirme une mesure de renvoi, la question de savoir quand et où la personne visée sera renvoyée relève du ministre », et cité Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, au paragraphe 74. Voir aussi : Argueles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1477, au paragraphe 23; Wajaras c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 200, aux paragraphes 12 et 13, et 2009 CF 252, conf. par 2010 CAF 41, 399 N.R. 31.

 

[27]           Je conviens avec le défendeur que la Section de l’immigration conserve compétence pour déterminer si un étranger devrait être détenu ou mis en liberté sous condition tant qu’il existe une mesure de renvoi valide, même s’il est sursis au renvoi et que celui-ci ne puisse pas être effectué à cause de la décision du ministre de ne pas émettre d’avis de danger. Le respect du principe du non-refoulement et la compétence de la Section de l’immigration pour détenir un individu qui fait l’objet d’une mesure de renvoi valide et au sujet duquel la Section de l’immigration conclut qu’il constitue un danger pour le public ne sont pas des notions mutuellement exclusives.

 

[28]           Pour interpréter la Loi comme le demandeur le préconise, il faudrait, comme la juge Tremblay-Lamer l’a noté dans Samuels, précitée, lire le paragraphe 58(2) de la Loi comme s’il comportait le mot « exécutoire ». En conséquence, je conclus que la commissaire avait raison d’affirmer : « La mesure de renvoi est toujours valide et en vigueur, de sorte que vous êtes détenu en bonne et due forme en vue de votre renvoi. »

 

[29]           En arrivant à ces conclusions, j'ai à l'esprit la position que l'avocate du ministre a énoncée lors des audiences devant la Section de l’immigration le 18 mai et le 8 juin 2010. Le ministre n’est pas lié par la position que son avocate a prise lors de ces audiences. Dans tous les cas, je note que l'avocate a bien précisé que le point de référence pour la décision de la commissaire ce jour-là était ce jour bien précis, et que cela n’empêchait pas le ministre de déterminer ultérieurement que le demandeur constitue un danger pour le public. La commissaire a considéré à juste titre que le fait que le ministre ne cherchât pas à obtenir un avis de danger constituait un facteur atténuant. Cependant, la commissaire n’était pas liée par ce fait, pas plus qu’elle n’aurait été liée par une intention contraire. Tout au plus les renseignements qu’elle a reçus à ce sujet constituait-ils des éléments de preuve à soupeser avec tous les autres éléments de preuve pertinents quant à  la détention : Wishart c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), 2001 CAF 235, au paragraphe 44.

 

La décision de la commissaire d’imposer des conditions était-elle raisonnable?

 

[30]           L’argument du demandeur selon lequel les conditions que la commissaire a imposées étaient déraisonnables parce qu’elles n’étaient pas « nécessaires » n’est pas persuasif. Compte tenu de la toxicomanie du demandeur et de son importante criminalité, il n’est pas déraisonnable de penser qu’un plan plus structuré était nécessaire dans ce cas particulier. L’avis a été exprimé lors de l’audience que la justice pénale aurait à composer avec les problèmes que posait le comportement du demandeur. Cela n’élimine toutefois pas la préoccupation que la commissaire a exprimée au sujet du volet du mandat de la Section qui consiste à protéger le public. La commissaire aurait été irresponsable si elle avait tout simplement laissé à la police et aux cours pénales le soin de réagir après l’infraction suivante.

 

[31]           Le défendeur à noté à juste titre que la condition exigeant que le demandeur résidât avec un membre de sa famille et que les obligations de se présenter avaient été préconisées par l'avocate du demandeur à l’audience d’examen des motifs de détention du 8 juin 2010. Les autres obligations de ne pas se livrer à une activité illicite qui entraînerait une déclaration de culpabilité en vertu d’une loi fédérale et de ne pas posséder ni utiliser de substances réglementées non prescrites par un médecin sont des conditions qui s’appliquent à tout le monde au Canada. La condition consistant à suivre jusqu’à terme un programme de traitement de la toxicomanie était une solution de rechange constructive à la détention étant donné la situation du demandeur, notamment sa toxicomanie avouée, des lésions corporelles et son besoin évident de soutien communautaire. Les conditions exigeant que le demandeur avisât l’ASFC de tout changement d’adresse et exigeant sa coopération avec l’ASFC relativement à l’obtention de titres de voyage ne sont pas déraisonnables étant donné le fait que la commissaire craignait encore la possibilité d’une fuite.

 

[32]           Je comprends que le demandeur aura peut-être de la difficulté à respecter ces conditions étant donné sa toxicomanie et ses antécédents d’inobservation, mais je ne suis pas d’accord pour dire que l’effet de la décision de la commissaire est une détention indéfinie. Comme le note le défendeur, plusieurs conditions sont d’une durée déterminable – c’est-à-dire, suivre un programme de traitement de la toxicomanie jusqu’à terme prend fin lorsque le demandeur termine le programme et en fournit la preuve dans un délai d’un mois. Si les obligations de se présenter s’avèrent trop onéreuses au fil du temps, le demandeur peut demander à la Section de l’immigration de modifier ou de lever les conditions de l’ordonnance de mise en liberté. Comme la juge Tremblay-Lamer l’a conclu dans Samuels, précitée, au paragraphe 29, la LIPR prévoit un processus valable de contrôle continu qui s’harmonise avec le droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte et l’arrêt Charkaoui, précité, de la Cour suprême du Canada.

 

LA QUESTION CERTIFIÉE :

 

[33]           Dans la décision Samuels, précitée, la juge Tremblay-Lamer a certifié la question suivante :

La Section de l’immigration demeure-t-elle compétente pour détenir un étranger après que l’étranger a été déclaré réfugié ou personne protégée?

 

Le demandeur propose que la Cour certifie la même question. Il semblerait que la Cour d’appel fédérale ne l’ait pas tranchée.

 

[34]           Dans l’affaire Kalombo, précitée, une question similaire avait été proposée aux fins de certification, parmi d’autres. Cependant, le juge Martineau a affirmé que l’ancienne loi et le droit qui s'y rapportait réglaient péremptoirement cette question. Il a affirmé, aux paragraphes 27 à 30, qu’elle n'était pas une question de portée générale :

La prise d'une mesure de renvoi et son caractère exécutoire ou son exécution sont deux concepts distincts qui ne sont pas interchangeables. C'est la loi qui déclenche la mesure de renvoi et celle-ci n'est pas tributaire de l'intention. […] [e]lle ne subordonne certainement pas la prise de cette mesure d'expulsion à l'intention de l'exécuter […]

 

[35]           La Cour d’appel fédérale a récemment réitéré ce même principe. Dans l’arrêt Wajaras, précité, elle a noté, au paragraphe 3, qu’« il est permis au ministre de solliciter une mesure d’expulsion en vue de révoquer le statut d’un résident permanent pour cause de grande criminalité, même lorsqu’il y a obstacle au renvoi ».

 

[36]           Le critère applicable à la certification est énoncé à l’alinéa 74d) de la LIPR et au paragraphe 18(1) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, modifiées. Il a été affirmé que le critère tenait à la question de savoir s’il y avait une question grave de portée générale qui réglerait un appel : Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; 318 N.R. 365. La certification n’est pas nécessaire lorsque la question ne constitue plus un point litigieux et que la Cour a invariablement suivi une certaine jurisprudence : Thuraisingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1332, 39 Imm. L.R. (3d) 74.

 

[37]           À mon avis, le raisonnement dans la décision Kalombo et l’arrêt Wajaras s’applique à la présente affaire et répond suffisamment à la question certifiée dans Samuels et proposée de nouveau ici. Étant donné la distinction nette entre la prise d’une mesure de renvoi et son caractère exécutoire, et compte tenu qu’en vertu de l’article 115 de la LIPR, une personne protégée n’est pas à l’abri d’un renvoi, il s’ensuit que la Section de l’immigration conserve compétence pour détenir un étranger qui fait l’objet d’une mesure de renvoi, même si cet individu jouit du statut de personne protégée et ne peut pas être renvoyé à moins qu’il fasse l’objet d’un avis de danger. Par conséquent, aucune question de portée générale ne sera certifiée.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit : la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 

 

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3566-10

 

INTITULÉ :                                       MOHAMUD AHMED ISSE

 

                                                            c.

 

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 janvier 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 1er avril 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Simone Dahan

 

POUR LE DEMANDEUR

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CAROLE SIMONE DAHAN

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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