[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 22 mars 2011
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX
ENTRE :
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. Introduction et contexte
[1] Soonog Park (la demanderesse) est une citoyenne de la Corée du Sud dont la demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) le 11 mars 2010. Elle craint d’être persécutée en étant victime de violence conjugale de la part de son ex‑mari si elle retourne en Corée du Sud. Elle l’a épousé en 1984 et a obtenu le divorce en 2008.
[2] Sa crédibilité n’était pas remise en question par le tribunal. Il estimait que sa crainte était fondée – violence conjugale (violence physique et souffrance morale). Au paragraphe 14 de sa décision, la commissaire a écrit : « Je reconnais que la demandeure d’asile a été la cible de menaces et qu’elle a été victime de violence physique de la part d’un mari violent. »
[3] Le tribunal a rejeté sa demande au motif suivant : « je conclus, selon la prépondérance des probabilités, à la lumière de l’analyse qui suit et d’un examen de l’ensemble de la preuve, dont les observations du conseil, que la demandeure d’asile peut se réclamer de la protection de l’État si elle retourne en Corée du Sud ». Dans un paragraphe antérieur, le tribunal avait affirmé : « Les questions déterminantes sont la protection de l’État et la crainte subjective. » [Non souligné dans l’original.]
[4] La principale conclusion de fait tirée par le tribunal était que, « [a]près avoir pris en considération l’ensemble de la preuve, notamment celle de la demandeure d’asile, […] que cette dernière n’a pas réfuté la présomption » de la capacité de la Corée du Sud de protéger ses citoyens.
[5] L’avocate de la demanderesse reconnaît que Mme Park n’a jamais signalé à la police les graves actes de violence dont elle était constamment victime de la part de son mari et qui ont conduit à son hospitalisation en 2001, en 2007 et en 2008. Mme Park estimait que la police en Corée du Sud ne protège pas les femmes contre la violence conjugale; en somme, elle est d’avis que, même si des lois à cet effet ont été adoptées, elles ne sont pas appliquées efficacement.
II. Les faits
[6] Il n’est pas nécessaire d’exposer en détail les faits se rapportant aux mauvais traitements subis par la demanderesse. Voici les faits pertinents :
§ Elle s’est mariée en 1984 et a peu après donné naissance à sa fille, son unique enfant;
§ Son mari a commencé à faire preuve de violence physique à son égard un mois après le mariage et ces mauvais traitements ont continué pendant un certain temps au moins une fois par mois;
§ En 2001, après un incident où elle a été hospitalisée pour une fracture au bras à la suite d’une agression, elle a persuadé son mari de laisser leur fille faire ses études secondaires à Winnipeg;
§ Peu après, comme leur fille avait de la difficulté à s’adapter à la vie au Canada, le mari a accepté que la demanderesse la rejoigne. Elle est restée au Canada pendant les trois années suivantes afin d’aider financièrement sa fille avant de retourner en Corée du Sud en octobre 2005, principalement pour prendre soin de sa belle‑mère qui était en phase terminale; elle a repris la vie commune avec son mari après qu’il lui eut promis de ne pas lui faire de mal et que sa belle‑mère lui eut assuré qu’il avait changé. Il a brisé cette promesse après le décès de sa belle‑mère en avril 2006;
§ Lorsqu’elle se trouvait au Canada de 2001 à 2005, elle n’a présenté aucune demande d’asile;
§ À la suite d’une agression particulièrement violente en décembre 2007, elle a demandé le divorce à son mari, ce à quoi il a consenti à condition qu’elle renonce à la pension alimentaire et à toute part dans les biens que la mère de celui‑ci leur avait laissés à tous les deux. Le divorce a été prononcé en avril 2008;
§ Il a continué à la harceler après la dissolution du mariage; elle est déménagée à la campagne, en Corée; il l’a retrouvée au restaurant où elle travaillait; il l’a accusée d’infidélité (adultère), l’a emmenée de force et l’a agressée sauvagement, à la suite de quoi elle a dû être hospitalisée pendant un mois. Elle s’est enfuie au Canada le 11 septembre 2008 et a présenté une demande d’asile le 17 octobre 2008.
III. La décision du tribunal
[7] Tel qu’indiqué, la décision par laquelle le tribunal a rejeté sa demande d’asile était fondée sur la crainte subjective et la possibilité pour les victimes de violence conjugale de se réclamer de la protection de l’État en Corée du Sud.
[8] La conclusion du tribunal selon laquelle la demanderesse n’avait pas de crainte subjective d’être persécutée par son mari reposait sur deux motifs : (1) le fait qu’elle n’a présenté aucune demande d’asile au Canada lors de son premier séjour; (2) le fait qu’elle a repris la vie commune avec son mari lorsqu’elle est retournée en Corée à la fin de 2005.
[9] La conclusion du tribunal selon laquelle, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse pourrait se réclamer de la protection de l’État si elle retournait en Corée reposait sur certains principes bien établis en matière de droit des réfugiés découlant de la jurisprudence, notamment de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, rédigé au nom de la Cour suprême du Canada par le juge Gérard V. La Forest, à savoir :
§ Il est présumé que l’État est capable de protéger ses citoyens;
§ Il appartient au demandeur de réfuter cette présomption en produisant une preuve « claire et convaincante » de l’incapacité de l’État d’assurer la protection de ses ressortissants;
§ Il incombe au demandeur de s’adresser à son État pour obtenir sa protection dans le cas où la protection de l’État pourrait raisonnablement être assurée;
§ L’asile est une mesure auxiliaire qui ne peut être demandée que si le demandeur d’asile s’est tout d’abord réclamé de la protection de son propre État;
§ Le fardeau de preuve qui incombe au demandeur d’asile est directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause.
[10] Le tribunal a expliqué ses conclusions en affirmant d’abord que la Corée était parvenue à la maturité démocratique et qu’il incombe donc à la demanderesse de démontrer qu’elle a pris toutes les mesures raisonnables pour se réclamer de la protection de l’État, ce qu’elle n’a pas fait, ayant déclaré pendant son témoignage qu’elle ne s’était jamais adressée à la police : « Il ne peut être reproché à la police de ne pas avoir protégé la demandeure d’asile si elle n’a pas signalé les incidents. » [Non souligné dans l’original.]
[11] Le tribunal a ensuite examiné le témoignage de la demanderesse concernant les raisons pour lesquelles elle n’avait pas signalé les incidents de mauvais traitements à la police ni divulgué aux médecins de l’hôpital la cause de ses blessures. Il a écrit ce qui suit au paragraphe 18 :
… La demandeure d’asile a expliqué la raison pour laquelle elle n’a jamais établi de rapport de police en disant que les policiers coréens n’aident pas, estimant que la violence conjugale est une question privée et qu’ils sont trop indulgents envers les agresseurs. Elle estimait que seul son décès, ou celui de son mari, mettrait fin à la violence. La demandeure d’asile affirme avoir acquis la plupart de ses connaissances en écoutant des programmes télévisés, constatant que des agresseurs sont remis en liberté peu de temps après leur arrestation et en lisant des décisions judiciaires. Elle prétend avoir vu une femme qui avait été brûlée par son mari et le corps d’un homme qui avait été tué par son épouse maltraitée. Elle estimait que si les policiers étaient intervenus au tout début, ces actes de violence n’auraient pas été commis. Je constate que la demandeure d’asile n’a pas demandé à la police d’intervenir dans sa situation au début et les policiers n’ont donc pas pu l’aider. Qui plus est, la demandeure d’asile ne croyait pas que la police l’aiderait après que son mari l’a accusée d’adultère, tirant encore ses renseignements de programmes télévisés et de documentaires. La demandeure d’asile n’a pas produit d’autres éléments de preuve démontrant qu’elle ne bénéficierait pas d’une protection adéquate si les autorités croyaient qu’elle avait été infidèle.
[Non souligné dans l’original.]
[12] Le tribunal a fait référence au témoignage de la demanderesse dans lequel celle‑ci a affirmé qu’elle ne s’était pas adressée à des organisations non gouvernementales (ONG), n’avait pas consulté d’avocat et n’avait pas porté d’accusation au criminel contre son mari, et a donné diverses raisons pour lesquelles elle avait agi ainsi, explications que le tribunal a rejetées.
[13] Le tribunal a examiné une partie de la preuve documentaire produite par son avocate relativement au caractère inadéquat de la protection de l’État offerte aux femmes sud‑coréennes victimes de violence conjugale. Cette preuve documentaire se composait des éléments suivants :
§ L’affidavit du Dr Emery en date du 5 février 2009 (auquel le tribunal n’a accordé aucune importance); il comprenait son rapport de 2009 intitulé Intimate Partner Violence and State Protection in South Korea (Violence du conjoint et protection offerte par l’État en Corée du Sud). Ce rapport comporte deux volets : (1) l’évaluation de trois documents, soit deux déclarations faites dans de récentes réponses aux demandes d’information (RDI) concernant la Corée du Sud formulées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR), à savoir : le comportement des agents de police envers les victimes de violence conjugale s’est remarquablement amélioré depuis 2004 et la police n’exécute l’ordonnance de protection que si la victime porte plainte [traduction] « maintes et maintes fois », ainsi qu’une déclaration faite par un centre pour l’égalité des sexes portant que la Corée est une [traduction] « pionnière dans le domaine des politiques de lutte contre la violence conjugale »; (2) l’évaluation de la question du caractère adéquat de la protection de l’État offerte en Corée du Sud aux femmes victimes de violence conjugale. L’un des éléments de la recherche sur cette seconde question consistait en une comparaison de la situation avant et après l’adoption par la Corée en 1997‑1998 de deux lois en matière de violence conjugale. La situation antérieure était illustrée par trois entrevues approfondies qu’il avait effectuées en 1998 (deux avec des policiers et une avec un intervenant en matière de violence conjugale du service d’écoute téléphonique pour femmes de la Corée (SETFC). La situation postérieure était illustrée par des entrevues effectuées en 2009 avec deux directeurs du SETFC au moyen de questionnaires écrits;
§ Selon un communiqué daté de janvier 2010, diffusé par le SETFC, 70 femmes avaient été tuées par leur mari ou conjoint. Le communiqué critiquait également les peines légères infligées aux agresseurs. Le tribunal a accordé peu de poids à ce document parce qu’il avait une « connotation politique » et demandait au gouvernement d’accorder « un meilleur financement » en matière de violence conjugale;
§ Une lettre, tirée d’Internet, écrite en 2010 par un avocat sud‑coréen spécialisé en matière de violence conjugale qui a affirmé que les policiers coréens ont tendance à ne pas agir activement, à moins d’avoir une preuve de la violence, comme un enregistrement ou un certificat médical, qui pourrait être utilisée pour porter plainte à la police. Le tribunal a accepté ce document et a souligné que la demanderesse avait eu l’occasion d’obtenir un certificat médical et des dossiers d’hospitalisation et de les soumettre à la police, mais qu’elle ne l’avait pas fait;
§ Cinq affidavits de Coréennes qui ont été victimes de violence conjugale et dont les demandes d’asile ont été acceptées au Canada en raison du caractère inadéquat de la protection de l’État. Le tribunal n’a fait référence à aucun des affidavits dans ses motifs.
[14] Le tribunal a dit qu’il privilégiait la preuve contenue dans le cartable national de documentation de la République de Corée tenu à jour par la Commission parce que « ces renseignements sont à jour et ont été fournis par des sources indépendantes et impartiales sans intérêt direct dans l’issue d’une demande d’asile donnée ». Le tribunal a conclu qu’« il existe une protection de l’État suffisante et qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que la demandeure d’asile y ait recours ». [Non souligné dans l’original.]
[15] Le tribunal n’a pas accepté le rapport du Dr Emery qui concluait que la protection de l’État n’était pas offerte en Corée aux femmes victimes de violence conjugale. Il a écrit ce qui suit au sujet de son rapport au paragraphe 22 de sa décision :
… Cependant, ce document reflète un avis, et la prépondérance de la preuve documentaire objective et fiable devant le tribunal laisse fortement entendre que le gouvernement actuel de la République de Corée déploie des efforts sérieux pour lutter contre la violence conjugale, sinon parfaitement, du moins adéquatement. Par conséquent, bien qu’il reconnaisse que la violence conjugale est un problème en Corée du Sud, tel qu’il appert à la pièce C‑5 [rapport du Dr Emery], le tribunal n’accorde aucun poids aux documents pour établir que la demandeure d’asile ne peut pas se réclamer de la protection de l’État en Corée du Sud en tant que victime de violence conjugale. Il appert clairement des dossiers d’information sur le pays que les femmes qui sont victimes de violence conjugale peuvent se réclamer de la protection de l’État8. Lorsque la violence est fréquente, elle est punissable en vertu du droit criminel9. En outre, la loi a été modifiée afin de faciliter la prise de mesures d’urgence en vue d’isoler les agresseurs des victimes dans les cas de violence conjugale lorsque l’agresseur risque de récidiver10. Aux termes de la loi spéciale visant à sanctionner la violence conjugale, les policiers qui reçoivent des plaintes pour violences conjugales répétées doivent se présenter à l’endroit du crime, mettre un terme à la violence et enquêter sur celle‑ci, et amener les victimes consentantes dans un refuge11. Selon les statistiques publiées dans les Country Reports 2005 [rapports nationaux de 2005], entre janvier et août 2005, des poursuites ont été entamées relativement à 1 114 cas de violence conjugale12.
[Non souligné dans l’original.]
[16] Renvoyant à la RDI de la Commission datée du 29 novembre 2007 et à une autre RDI de la Commission mentionnant un rapport du Comité des Nations Unies, le tribunal s’est dit d’avis que la loi sud‑coréenne visant à sanctionner la violence conjugale, laquelle est entrée en vigueur en 1999, démontrait ce qui suit :
Une prépondérance de preuve documentaire sur les conditions dans le pays fait état de l’efficacité de la police en ce qui a trait à la violence conjugale, notamment la procédure suivie par la police quand une victime dépose une plainte[, et les modifications apportées en 2002 ont renforcé les mesures de] protection des droits de la personne et des victimes de violence conjugale.
[Non souligné dans l’original.]
Selon le tribunal, ces documents indiquaient que la police « doit enquêter sur la violence conjugale et aider la victime consentante ». [Non souligné dans l’original.]
[17] Le tribunal a conclu son analyse relative à la protection de l’État en s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130, pour affirmer que la « protection parfaite n’est pas la norme applicable; il s’agit plutôt de la question de savoir si la police fait de sérieux efforts pour protéger les citoyens ». [Non souligné dans l’original.] Il considérait que la République de Corée était une démocratie constitutionnelle dotée d’un système judiciaire indépendant et d’un gouvernement qui respectait généralement les droits de la personne. Il a écrit ce qui suit :
[25] […] Il appert aussi de la jurisprudence qu’aucun État ne peut assurer une protection parfaite et lorsqu’un État exerce un contrôle efficient sur son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, le simple fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à réfuter la présomption18. Il ressort clairement de la preuve documentaire sur le pays susmentionnée que la République de Corée satisfait à tous ces critères. Il appert aussi de la jurisprudence que le fardeau de preuve qui incombe au demandeur d’asile est directement proportionnel au degré de démocratie atteint chez l’État en cause. Je conclus selon la prépondérance des probabilités que la demandeure d’asile peut se réclamer de la protection de l’État dans la République de Corée.
Et il a conclu ainsi :
[26] À la lumière de ce qui précède, je ne suis pas convaincue qu’il existe une preuve claire et convaincante que l’État ne serait pas raisonnablement disposé à assurer une protection adéquate pour protéger la demandeure d’asile contre la personne qu’elle craint si elle retournait en Corée.
[Non souligné dans l’original.]
IV. Les questions en litige et les arguments
A. L’absence de crainte subjective
[18] L’avocate de la demanderesse allègue que le tribunal a commis trois erreurs : (1) il a apprécié la crainte subjective de la demanderesse au moment où elle est retournée en Corée en 2005 et a repris la vie commune avec son mari. L’avocate affirme qu’il aurait dû apprécier cette crainte au moment où elle a quitté la Corée en 2008 à la suite de deux agressions particulièrement violentes; (2) le tribunal n’a pas tenu compte des raisons culturelles et fondées sur le sexe pour lesquelles la demanderesse est retournée en Corée en 2005; (3) le tribunal n’a pas expliqué en quoi était pertinente la contradiction apparente dans le témoignage de la demanderesse en ce qui concerne la question de savoir si son mari vivait avec une autre personne avant qu’elle ne retourne en Corée en 2005.
[19] L’avocate du défendeur a allégué que la conclusion d’absence de crainte subjective tirée par le tribunal était raisonnable mais a insisté sur le fait que la conclusion déterminante était celle relative à la protection de l’État, faisant valoir que sans une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à protéger la demanderesse, la demande d’asile de celle‑ci doit être rejetée.
B. La possibilité de se réclamer de la protection de l’État
[20] L’avocate de la demanderesse a allégué que la conclusion du tribunal relative à la protection de l’État était viciée par les erreurs qu’il a commises lorsqu’il a examiné la preuve documentaire produite par la demanderesse, faisant valoir que le tribunal n’avait accordé aucun poids à cette preuve documentaire ou qu’il avait fait abstraction d’éléments de preuve à jour et pertinents qui étayaient une conclusion différente de celle qu’il a tirée relativement à la possibilité de se réclamer de la protection de l’État. Elle soutient que, dans un cas comme dans l’autre, la manière dont le tribunal a traité la preuve documentaire produite par la demanderesse était déraisonnable.
[21] En particulier, l’avocate de la demanderesse a soutenu que le fondement de la décision du tribunal de n’accorder aucun poids à l’affidavit et au rapport du Dr Emery était vicié par un certain nombre d’erreurs qu’il a commises :
§ Tout d’abord, il a commis une erreur dans son analyse lorsqu’il a affirmé que le Dr Emery s’était appuyé sur des éléments de preuve datant de onze ans pour conclure à l’absence d’une protection de l’État adéquate en Corée pour les femmes victimes de violence conjugale. L’avocate affirme que le tribunal a mal interprété la preuve, car les éléments de preuve datant de 1998 illustraient l’état antérieur de la situation; toutefois, l’état actuel de la situation quant à la protection de l’État était illustré par des entrevues effectuées en 2009 avec les directeurs actuels du SETFC et par une étude menée en 2006 par l’Université de la police de la Corée du Sud. La comparaison avant et après visait à déterminer dans quelle mesure, le cas échéant, la protection de l’État en matière de violence conjugale avait changé;
§ Ensuite, les conclusions du tribunal portant qu’il ne pouvait évaluer la validité des titres et qualités du Dr Emery et établir si « celui‑ci est désintéressé » sont également erronées, car ses titres, qualités, antécédents et conclusions de fait figurent dans son affidavit, lequel contient son rapport. De plus, la conclusion du tribunal à cet égard est arbitraire, car il s’appuie notamment sur la lettre, tirée d’Internet, d’un avocat coréen dont les qualifications sont inconnues pour rejeter sa demande d’asile, à savoir qu’elle a eu la possibilité d’obtenir un certificat de l’hôpital pour étayer la plainte déposée auprès de la police;
§ Enfin, l’avocate a allégué que le tribunal avait fait abstraction d’éléments de preuve probants et pertinents; plus précisément, il s’agit des affidavits de cinq femmes battues coréennes dans une situation apparemment semblable à celle de la demanderesse dont les demandes d’asile ont été acceptées par la Section de la protection des réfugiés.
[22] L’argument de l’avocate du défendeur est également fondé sur de récents développements dans la jurisprudence : l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Carrillo c. Canada(MCI), 2008 CAF 94, et plusieurs décisions récentes portant sur des demandes d’asile présentées par des femmes coréennes victimes de violence conjugale dans lesquelles la Cour fédérale a jugé qu’il existait une protection de l’État adéquate en Corée; il s’agit des décisions suivantes :
§ Song c. Canada (MCI), 2008 CF 467 [Song];
§ Cho c. Canada (MCI), 2009 CF 701 [Cho];
§ Mejia c. Canada (MCI), 2009 CF 354 [Mejia];
§ Nam c. Canada (MCI), 2010 CF 783 [Nam];
§ Lim c. Canada (MCI), 2010 CF 1101 [Lim];
§ Lee c. Canada (MCI), dossier : IMM‑576‑10 [Lee];
§ Seo c. Canada (MCI), 2010 CF 1262 [Seo].
[23] L’avocate du défendeur a fait valoir que, dans l’arrêt Carillo, précité, une affaire de violence conjugale au Mexique, le juge Gilles Létourneau a souligné les principes suivants à appliquer dans le cadre d’une analyse relative à la protection de l’État en matière de droit des réfugiés :
a. La charge de la preuve, la norme de preuve applicable et la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire à cette norme sont trois réalités de faits et trois concepts juridiques différents qu’il importe de ne pas confondre;
b. Pour réfuter la présomption selon laquelle l’État est capable d’assurer la protection de ses citoyens, il incombe au demandeur d’asile dans le pays d’accueil de s’acquitter à la fois d’une charge de présentation et d’une charge de persuasion;
c. Le demandeur doit d’abord introduire des éléments de preuve quant à l’insuffisance de la protection de l’État;
d. Il incombe également au demandeur de convaincre le juge des faits que les éléments de preuve ainsi produits établissent l’insuffisance de la protection de l’État (la charge de persuasion ou charge ultime);
e. Le demandeur s’acquitte de sa charge ultime suivant la norme de la prépondérance des probabilités;
f. La nature ou la qualité de la preuve nécessaire établissent l’insuffisance de la protection de l’État (autrement dit, la preuve produite pour réfuter la présomption relative à la capacité de l’État d’assurer la protection de ses citoyens doit non seulement être digne de foi, elle doit avoir une valeur probante suffisante pour convaincre le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, de l’insuffisance de la protection de l’État).
V. Analyse
A. La norme de contrôle
[24] Aussi bien avant que depuis la réforme de la norme de contrôle judiciaire par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, de pair avec l’arrêt subséquent Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, il est bien établi que les questions concernant le caractère adéquat de la protection de l’État constituent des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, par. 53).
[25] En particulier, la conclusion du tribunal selon laquelle la demanderesse n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État est susceptible de contrôle selon cette norme (voir l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hinzman c. Canada (MCI), 2007 CAF 171, par. 38).
[26] En général, en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue (et par conséquent la norme de la décision raisonnable) s’impose habituellement d’emblée; les questions de droit sont habituellement assujetties à la norme de la décision correcte (Dunsmuir, par. 50 et 53).
[27] La signification de la norme de la décision raisonnable a été expliquée dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47 :
La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à [page 221] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
B. Examen et conclusions
[28] Pour les motifs exposés ci‑après, j’estime que l’intervention de la Cour est nécessaire et que, par conséquent, la demande de protection présentée par la demanderesse doit être examinée de nouveau.
(1) L’absence de crainte subjective
[29] Le tribunal a limité temporellement l’analyse relative à la crainte subjective à 2005, année où elle est retournée en Corée. Le paragraphe 13 de ses motifs est clair : il a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la reprise de la relation conjugale en 2005 et l’omission de présenter une demande d’asile faisaient état de « l’absence d’une crainte subjective à ce moment‑là ». [Non souligné dans l’original.]. Le tribunal n’a pas conclu que la demanderesse ne craignait pas son mari lorsqu’elle s’est enfuie de la Corée en 2008, après avoir divorcé et s’être échappée de son milieu en déménageant à la campagne, où il l’a retrouvée et agressée sauvagement. Ces faits n’indiquent pas une absence de crainte subjective. Autrement dit, la décision du tribunal ne repose pas sur ce point; la conclusion du tribunal selon laquelle la demanderesse n’a pas réfuté la présomption portant que l’État de la Corée du Sud était incapable d’assurer sa protection était déterminante. Je vais maintenant me pencher sur cette conclusion.
(2) La possibilité de bénéficier d’une protection adéquate de l’État
[30] Avant d’examiner cette conclusion de fond, il y a lieu de formuler quelques observations.
[31] Tout d’abord, en l’espèce, la demanderesse a admis ne pas avoir demandé la protection de la police.
[32] Dans l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 48, le juge La Forest a soulevé la question de savoir si le demandeur d’asile doit « d’abord solliciter la protection de l’État, lorsque sa revendication est fondée sur le volet "ne veut" dans le cas où l’État est incapable de le protéger ». Il estimait que l’omission de s’adresser à l’État d’origine pour obtenir sa protection ne faisait pas nécessairement échouer une demande d’asile dans l’État d’accueil, étant donné que « [l]a plupart des États seraient prêts à tenter d’assurer la protection, alors qu’une évaluation objective a établi qu’ils ne peuvent pas le faire efficacement » et que « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale ». [Non souligné dans l’original.]
[33] Au paragraphe 49 de l’arrêt Ward, le juge La Forest a formulé le critère permettant de déterminer à quel moment l’omission de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer la demande d’asile; cette demande échouera « seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] "aurait pu raisonnablement être assurée" » ou, en d’autres termes, « s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine ». [Non souligné dans l’original.]
[34] Comment un demandeur satisfait‑il au critère ou arrive‑t‑il à prouver l’incapacité de l’État d’assurer sa protection? Le juge La Forest a répondu à la question au paragraphe 50 de ses motifs :
… D’après les faits de l’espèce, il n’était pas nécessaire de prouver ce point car les représentants des autorités de l’État ont reconnu leur incapacité de protéger Ward. Toutefois, en l’absence de pareil aveu, il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection. Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes [page 725] qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée. En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l’essence de la souveraineté. En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l’arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur.
[Non souligné dans l’original.]
[35] Le juge La Forest a conclu en invoquant l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Satiacum (1989), 99 N.R. 171, où la demande d’asile de Satiacum avait échoué au seul motif qu’il était objectivement déraisonnable que, en tant que citoyen des États‑Unis, il ne cherche pas d’abord à obtenir la protection de cet État.
[36] En l’espèce, la demanderesse a cherché à s’acquitter de son fardeau de présentation au moyen de son propre témoignage et de la preuve documentaire susmentionnée. À mon avis, s’il s’était agi d’évaluer la valeur probante de la preuve ou si le tribunal avait préféré la preuve documentaire dans le cartable national à celle produite par la demanderesse, ou s’il s’était agi de déterminer le poids qu’il convenait d’accorder à la preuve, la présente demande de contrôle judiciaire aurait échoué car le tribunal a droit à la déférence à cet égard. En l’espèce, le tribunal a commis de graves erreurs.
[37] Premièrement, il a mal interprété le rapport du Dr Emery. Le Dr Emery ne s’est pas appuyé sur des éléments de preuve datant de 1998 pour déterminer si la Corée du Sud est capable, à l’heure actuelle, de protéger les victimes de violence conjugale. Il disposait de témoignages actuels de directeurs du SETFC qui ont fourni des renseignements en 2009.
[38] Il a également mal interprété l’une des RDI de la Commission en ce qui concerne le nombre de poursuites intentées pour violence conjugale : il est vrai qu’il s’agissait de 1 114 cas (dont l’issue n’était pas indiquée) mais sur un total de 10 227 cas enregistrés, un nombre dont le tribunal n’a pas tenu compte. Il a également interprété erronément le renvoi fait par la Commission au rapport du Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes dans le cartable national comme prouvant le caractère adéquat de la protection de l’État. Ce rapport ne traitait pas de la violence conjugale en Corée mais de l’égalité des sexes dans ce pays.
[39] Deuxièmement, il n’a accordé aucune importance au rapport du Dr Emery, affirmant qu’il ne disposait d’aucun moyen pour évaluer la validité de ses titres et qualités ou établir s’il était désintéressé. Le tribunal a dit qu’il privilégiait les renseignements fournis par les sources indépendantes et impartiales sans intérêt direct dans l’issue d’une demande d’asile. Le tribunal a commis une erreur car il disposait de ses titres et qualités, lesquels sont fort impressionnants, et était certainement en mesure d’évaluer le sérieux de sa recherche ainsi que la valeur probante de ses conclusions. Plus important encore, il a écarté son rapport en insinuant qu’il était partial, qu’il avait un intérêt dans l’issue de la demande et qu’il manquait d’indépendance sans donner de raisons pour justifier une telle conclusion. En outre, une telle conclusion n’est que pure conjecture puisqu’elle ne repose sur aucun élément de preuve. Il convient de rappeler que dans la décision Seo, précitée, au par. 10, le juge Michel Beaudry s’est dit d’avis que le tribunal, dans cette affaire, a commis une erreur lorsqu’il a affirmé que les qualifications du Dr Emery ne pouvaient être évaluées. De même, dans la décision Nam, précitée, le juge Richard Mosley a conclu, au paragraphe 19, que le rapport du Dr Emery était une source impartiale. Dans la décision Lim, précitée, le juge James O’Reilly a écarté le rapport du Dr Emery parce que l’affaire dont il était saisi portait sur un cas d’agression sexuelle et non sur un cas de violence familiale. L’approche du tribunal va à l’encontre de la loi. Voir Tahiru c. Canada (MCI), 2009 CF 437, aux par. 46 à 48, Coitinho c. Canada (MCI), 2004 CF 1037, au par. 7.
[40] Troisièmement, le tribunal a fait abstraction d’éléments de preuve probants et pertinents prenant la forme d’affidavits de cinq femmes battues coréennes dont les demandes d’asile ont été acceptées par les commissaires de la Section de la protection des réfugiés. Ces affidavits exposent les faits particuliers de leurs demandes d’asile et font état de la possibilité de se réclamer ou non de la protection de l’État. Ces témoignages étaient importants pour la demanderesse, étant donné qu’ils provenaient de personnes dans une situation semblable, tel qu’indiqué dans l’arrêt Ward, précité. L’avocate du défendeur a admis que le tribunal n’a pas pris en considération ces éléments de preuve mais a tenté d’atténuer l’erreur en alléguant que sa valeur probante était négligeable, un argument auquel je ne puis souscrire, d’autant plus que la preuve qui a été écartée, soit le rapport du Dr Emery et les affidavits, démontre qu’une intervention inadéquate de la police en cas de plainte pour violence conjugale peut accroître la menace à la vie de la plaignante. Bref, l’appréciation par le tribunal du témoignage de la demanderesse relativement à la protection de l’État comportait des lacunes.
[41] Dans les circonstances, il n’était pas justifié que le tribunal accorde sa préférence aux documents figurant dans le cartable. Par conséquent, je conclus que la décision du tribunal ne saurait être maintenue.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision du 11 mars 2010 par laquelle le tribunal a rejeté la demande d’asile de la demanderesse est annulée et que la demande de protection de la demanderesse est renvoyée à la Commission pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal différemment constitué.
Traduction certifiée conforme
Jenny Kourakos, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑2064‑10
INTITULÉ : SOONOG PARK c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 9 décembre 2010
DATE DES MOTIFS : Le 22 mars 2011
COMPARUTIONS :
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Me Hillary Stephenson
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Le cabinet d’avocats de Catherine Bruce
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Myles J. Kirvan Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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