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Date : 20110301

Dossier : IMM‑4012‑10

Référence : 2011 CF 246

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2011

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

 

ELMUATAZ TAGELSIR IBRAHIM DIRAR

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Elmuataz Tagelsir Ibrahim Dirar sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a prononcé son interdiction de territoire au Canada pour raison de sécurité. La Commission a conclu qu’il était membre du Justice and Equality Movement (JEM), organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme.

 

[2]               Selon M. Dirar, c’est à tort que la Commission considère le JEM comme une organisation terroriste. C’est également selon lui à tort que la Commission a conclu qu’il est lui‑même membre du JEM, plutôt que du Justice and Equality Movement Students’ Leadership (JEM‑SL), organisation pacifique n’ayant aucun rapport avec l’autre mouvement. C’est, selon M. Dirar, encore à tort que la Commission a préféré à son propre témoignage livré sous serment, les notes prises par un agent d’immigration lors d’une entrevue avec M. Dirar et produites en preuve de manière non solennelle.

 

[3]               Pour les motifs ci‑dessous, j’estime que la Commission a commis une erreur dans la manière dont elle a décidé que le JEM peut effectivement être considéré comme une organisation terroriste. La demande sera par conséquent accueillie. Compte tenu de la conclusion à laquelle je suis parvenue sur cette première question, la Cour n’a pas à se prononcer sur les autres questions soulevées par M. Dirar.

 

Contexte

[4]               M. Dirar, citoyen soudanais, est né en Arabie Saoudite en 1982. En 1987, il est rentré au Soudan avec sa famille pour s’installer au Darfour.

 

[5]               En 1999, M. Dirar est allé vivre à Khartoum pour achever ses études secondaires et s’inscrire à l’université. De 2001 à 2005, il a suivi des cours à la Sudan University of Science and Technology. Il affirme avoir adhéré au JEM‑SL alors qu’il étudiait à l’université. Selon M. Dirar, le JEM‑SL est une organisation pacifique qui a pour but de faire prendre conscience de la manière dont se comporte l’actuel gouvernement soudanais, de défendre les intérêts des étudiants du Darfour et d’attirer l’attention sur le massacre actuellement perpétré au Darfour.

 

[6]               M. Dirar affirme avoir milité au sein du JEM‑SL, avoir participé à l’organisation de manifestations et prononcé des discours. En raison de ses activités, il a été détenu à deux reprises par l’Al‑Ihtiati Al Markazi, service de police ayant subi un entraînement antiémeute et prêt à intervenir lors de manifestations. M. Dirar affirme qu’après avoir été détenu une seconde fois, il a cessé de militer au JEM‑SL. Il affirme être cependant demeuré en contact avec Alwathik Yasin, le dirigeant de ce mouvement.

 

[7]               M. Dirar affirme craindre pour sa sécurité, car il est persuadé que les forces de l’ordre voient en lui un militant de l’opposition politique. Le 27 juillet 2007, muni d’un visa étudiant, il a quitté le Soudan pour les États‑Unis. Il est resté aux États‑Unis jusqu’au 5 septembre 2007, date à laquelle il est passé au Canada où il a demandé l’asile.

 

[8]               En raison de sa demande d’asile, M. Dirar a été interrogé par des agents du Service canadien du renseignement de sécurité et de l’Agence des services frontaliers du Canada. L’audience devant la Section de l’immigration a eu lieu le 11 février 2009 et le 13 janvier 2010, les notes prises au cours des entrevues avec M. Dirar étant versées au dossier.

 

La décision de la Commission

[9]               La Commission a conclu que le JEM‑SL fait partie du JEM, et que ce n’est pas une organisation distincte n’entretenant aucun rapport avec l’autre mouvement. La Commission a en outre conclu que M. Dirar est membre du JEM.

 

[10]           Dans le cadre de sa conclusion concernant le caractère terroriste du JEM, la Commission a fait sienne la définition de terrorisme retenue dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 96, où, selon la Cour suprême du Canada, il convient d’entendre par terrorisme :

Tout [. . .] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.

 

[11]           La Commission s’est également référée à la définition de « activité terroriste » inscrite au paragraphe 83.01(1) du Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C‑46.

 

[12]           Selon la Commission, des éléments de preuve documentaire crédibles démontrent que le JEM est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme. Cette preuve est constituée de documents faisant état de graves violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international susceptibles d’être qualifiées de crimes de guerre. Il s’agit notamment du meurtre de civils et d’actes de pillage au Darfour occidental.

 

Les fondements législatifs de la décision

[13]           Avant d’examiner les arguments avancés par M. Dirar, il convient de se pencher sur le cadre législatif régissant la déclaration d’interdiction de territoire.

 

[14]           L’interdiction de territoire repose en l’espèce sur l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, dont les passages pertinents disposent que :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

c) se livrer au terrorisme;

 

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(c) engaging in terrorism;

 

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

[15]           Pour parvenir à une décision au regard du paragraphe 34(1) de la Loi, l’agent d’immigration fait en outre appel à l’article 33 de la LIPR, qui dispose :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

 

Analyse

[16]           Dans la présente demande, ce qui est déterminant est la conclusion de la Commission selon laquelle le JEM est une organisation terroriste. Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir, par exemple, Omer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 478, 157 A.C.W.S. (3d) 601, par. 9, et Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 246, 52 Imm. L.R. (3d) 256, par. 19 et 20.

 

[17]           Selon la Cour suprême du Canada, la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables [de penser] » exige « davantage qu’un simple soupçon, mais [reste] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». Selon la Cour suprême, on pourra conclure à l’existence de motifs raisonnables lorsqu’il y a « un fondement objectif reposant sur les renseignements concluants et dignes de foi » : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 114.

 

[18]           Sur la question de savoir si le JEM est une organisation terroriste, la Commission a entamé son analyse en faisant remarquer que M. Dirar avait lui‑même reconnu que le JEM est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme. L’avocat du ministre n’a cependant pas été en mesure d’indiquer à quel moment de la procédure devant la Section de l’immigration, M. Dirar aurait convenu de cela. Précisons qu’une part importante des observations écrites remises à la Commission par les avocats de M. Dirar est consacrée à réfuter la prétention du ministre portant que le JEM est une organisation terroriste.

 

[19]           On ne peut pas savoir dans quelle mesure cette erreur a influencé la manière dont la Commission a apprécié la preuve documentaire, mais on peut s’interroger sur l’attention que la Commission a portée à la question. On peut également penser que les arguments présentés par M. Dirar n’ont pas été pris en compte ou ont été mal interprétés par la Commission, ce qui en soi suffirait à entraîner l’annulation de la décision.

 

[20]           Je m’interroge également quant au traitement que la Commission a accordé à la preuve documentaire portant sur la nature des activités du JEM.

 

[21]           Au cours de la dernière décennie, la région du Darfour, dans l’ouest du Soudan, a été la scène de nombreuses violences ayant pour origine les tensions ethniques entre les populations afro‑arabes et d’autres ethnies. On trouve, du côté gouvernemental du conflit, la police et les forces armées officielles du Soudan, ainsi que le « Janjaweed », une milice arabe qui, dit‑on, agit pour le compte du gouvernement, et cela en toute impunité.

 

[22]           À partir du mois de février 2003, des groupes de rebelles se sont, au Darfour, insurgés contre le gouvernement soudanais et le Janjaweed. La rébellion est menée par deux principaux groupes – le Sudan Liberation Movement or Army (le « SLM/A ») et le Justice and Equality Movement. Ces organisations recrutent leurs membres surtout parmi les tribus Fur, Zaghawa et Masalit, musulmanes mais non arabes.

 

[23]           Le conflit du Darfour a fait couler beaucoup de sang, certains estimant à des centaines de milliers le nombre de personnes y ayant perdu la vie. Selon la Commission d’enquête internationale des Nations Unies sur le Darfour, le gouvernement soudanais a commis des violations du droit humanitaire et international susceptibles de constituer des crimes de guerre. La Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt contre le Président Omar al‑Bashir qui se serait rendu complice à l’égard des peuples du Darfour, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

 

[24]           Voilà dans quel contexte il convient d’examiner les activités du JEM.

 

[25]           Il ressort clairement de la preuve documentaire qu’outre le SLM/A et le JEM, de nombreux autres groupes rebelles participent au conflit qui sévit au Darfour, certains de ces groupes s’appelant, eux aussi, « JEM ». Le JEM a, par ailleurs, lui‑même éprouvé un certain nombre de scissions, plusieurs organisations différentes sans rapport avec le mouvement initial agissant sous le nom de « JEM ». Selon le Jane’s World Insurgency and Terrorism Report, il existerait quatre groupes dissidents autonomes s’étant dissociés du JEM d’origine, dont trois qui continuent à s’appeler « JEM ».

 

[26]           Selon d’autres éléments de preuve documentaire, au moins 12, voire 16 groupes rebelles auraient initialement appartenu au JEM ou au SLM/A.

 

[27]           Aucun de ces éléments de preuve n’a été retenu par la Commission, qui n’a pas tenté non plus de préciser auquel de ces JEM M. Dirar appartiendrait.

 

[28]           Précisons que la preuve documentaire soumise à la Commission montre qu’il n’est pas toujours possible de dire quel groupe rebelle est responsable de tels ou tels actes. Un rapport des Nations Unies a signalé en particulier que la plupart des rapports sur les actions menées par les groupes rebelles ne distinguent pas entre ce qui est le fait du JEM, et ce qui est le fait du SLM/A. Selon ce même rapport, le SLM/A est, sur le plan militaire, le plus important des deux, le JEM ayant [traduction] « un caractère plus politique, et des moyens militaires plus limités ».

 

[29]           D’ailleurs, plusieurs rapports sur les activités de groupes rebelles, pris en compte par la Commission dans ce dossier, ne distinguent guère entre les activités menées par des organisations relevant du JEM, et celles du SLM/A. Mais même en ce qui concerne les activités pouvant être imputées au JEM, la Commission n’a pas tenté de préciser quelles étaient, parmi les organisations relevant du JEM, celles qui étaient responsables de telle ou telle activité présumée terroriste.

 

[30]           Enfin, la Commission cite, comme exemple d’acte terroriste, l’attaque menée par des membres du JEM en 2003 contre la ville de Kulbus. Il semblerait que des civils, y compris un enfant, aient trouvé la mort. Les Nations Unies reconnaissent elles‑mêmes, que [traduction] « il se peut que la ville de Kulbus ait constitué une cible militaire », et qu’on ne pourrait donc pas qualifier cette attaque d’acte terroriste. Or, la Commission passe sous silence cette phrase qui porte cependant à s’interroger sur sa conclusion que l’attaque en question constituait un acte terroriste. Étant donné que cet élément de preuve va directement à l’encontre de la conclusion à laquelle la Commission est parvenue sur une des questions essentielles soulevées en cette affaire, c’est à tort qu’elle l’a passé sous silence : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35, par. 14 à 17.

 

[31]           La situation au Darfour est à n’en pas douter ténébreuse, et des atrocités y ont été commises par les deux camps. L’interdiction de territoire pour cause d’appartenance à une organisation terroriste est une mesure grave qui peut, pour l’intéressé, être très lourde de conséquences. C’est pourquoi il convient de tout faire pour assurer la justesse de la décision. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.

 

Conclusion

[32]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Sur consentement des parties, l’intitulé de la cause est modifié afin d’y faire figurer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

 

Certification

[33]           M. Dirar a proposé que soient certifiées des questions ayant trait au traitement que la Commission a accordé aux notes prises par un agent de l’ASFC lors de son entrevue. Le problème n’ayant pas eu à être examiné en l’espèce, les questions soulevées à cet égard par M. Dirar ne sont pas, en l’occurrence, déterminantes et j’estime qu’il n’y a donc pas lieu de les certifier.


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire renvoyée à une autre formation de la Section de l’immigration pour nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

 

            2.         L’intitulé de la cause est modifié afin d’y faire figurer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

 

            3.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑4012‑10

 

 

INTITULÉ :                                                   ELMUATAZ TAGELSIR IBRAHIM DIRAR c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET AUTRE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 17février 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 1er mars 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Barbara Jackman

Hadyat Nazami

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexis Singer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

JACKMAN AND ASSOCIATES

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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