Cour fédérale |
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Federal Court |
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 11 février 2011
En présence de monsieur le juge Rennie
ENTRE :
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SUK BEOM HAN, alias SUKBEOM HAN
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, soumise en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), visant la décision du 31 mars 2010 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur, et visant la conclusion selon laquelle ce dernier n’était pas une personne à protéger.
Les faits
[2] Le demandeur, M. Han, est originaire de la République de Corée. Il est arrivé à Toronto le 13 juillet 2008. Le 8 août 2008, il a présenté une demande d’asile, que la CISR a rejetée le 31 mars 2010. M. Han a prétendu qu’il fuyait des prêteurs privés clandestins (ou usuriers) de qui il avait emprunté de l’argent en 2005. Il avait également emprunté de l’argent à des établissements de crédit licites. Il a prétendu qu’un employé malhonnête avait détourné des fonds appartenant à son restaurant et à ses entreprises de construction, ce qui avait mis en danger leur rentabilité. Malgré qu’elle ait estimé peu clair le témoignage de M. Han quant à savoir si l’emprunt d’argent avait précédé ou suivi le détournement de fonds (c.-à-d. si le détournement avait nui à ses entreprises au point où il avait dû obtenir les prêts, ou si le détournement avait eu lieu après qu’il eut obtenu les prêts pour sauver ses entreprises), la CISR a conclu que c’était le détournement de fonds qui avait incité M. Han à effectuer les emprunts.
[3] La CISR a conclu que M. Han n’avait pas signalé le détournement à la police. M. Han a aussi prétendu avoir vendu ses entreprises et sa maison pour pouvoir rembourser le capital des emprunts – mais non pas les intérêts sur les emprunts – contractés auprès de l’établissement de crédit et des usuriers. Le défaut de M. Han de verser les intérêts aux usuriers aurait été la cause des menaces proférées par la suite à l’endroit de sa famille et des actes de violence qu’il aurait subis.
[4] Le demandeur a donné diverses versions incohérentes en ce qui a trait aux sommes qu’il avait empruntées, à l’auteur des détournements de fonds, à la durée de son hospitalisation lorsque les usuriers l’auraient tabassé ainsi qu’à l’identité de la personne ayant signalé à la police l’agression alléguée. La CISR a conclu que le témoignage du demandeur manquait de crédibilité.
[5] La CISR a également tiré une conclusion défavorable relative à la crédibilité du demandeur du fait de ses réponses aux questions posées sur sa femme et son enfant. Les usuriers auraient menacé d’enterrer vivant le fils de M. Han et de vendre son épouse à un bordel. L’épouse et le fils de M. Han sont arrivés aux Canada un mois après celui-ci et ils ont aussi présenté des demandes d’asile. Toutefois, l’épouse de M. Han l’a quitté avant la tenue de l’audience de la CISR et elle n’a pas comparu pour corroborer le témoignage de M. Han. La CISR a également tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur n’avait pas pu fournir une preuve de son mariage.
La question en litige
[6] Suivant la norme de contrôle de la raisonnabilité énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la décision de la CISR appartenait-elle aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit?
La crédibilité
[7] L’avocate du demandeur a fait valoir que les conclusions de la CISR quant à la crédibilité n’étaient pas justifiées et que la CISR avait fait abstraction d’éléments de preuve pertinents lorsqu’elle s’était prononcée sur la question de la protection de l’État.
[8] Selon l’avocate, pour qu’il soit justifié de tirer une conclusion défavorable relative à la crédibilité, il doit y avoir des incohérences suffisamment graves et ces dernières doivent porter sur des éléments pertinents quant aux questions principales à trancher. Or, prétend le demandeur, les incohérences du demandeur étaient d’ordre secondaire. Toutefois, en l’espèce, il ne s’agissait pas d’incohérences mineures parce qu’elles avaient trait au fondement même de la demande d’asile, et la CISR, dans sa décision, a affirmé qu’il n’était tout simplement pas possible de croire le récit de M. Han sur ces questions.
[9] En résumé, les incohérences relevées ressortaient de la preuve et se rapportaient à des aspects essentiels de la demande d’asile. La CISR s’attendait à juste titre à trouver ou à ce que soient présentés certains éléments de corroboration, mais le demandeur ne lui en a fourni aucun. Vu l’absence de tout document d’appui, la CISR était sceptique quant au bien-fondé de la demande d’asile, cela peut se comprendre. Bien que le demandeur ait fait état dans son témoignage de prêts totaux de 300 millions de won, de la vente d’une entreprise et de sa maison, d’une raclée ayant entraîné son hospitalisation ainsi que d’un mariage, pas un seul document n’a été produit jusqu’au dépôt en novembre 2010, dans le cadre de la présente instance, d’un simple relevé bancaire d’acquittement joint à un affidavit supplémentaire.
[10] Quant aux incohérences concernant le montant emprunté et les détails connexes, le demandeur a déclaré ce qui suit dans son affidavit à l’appui de la demande d’autorisation :
[traduction]
9. En vue de renflouer l’entreprise, j’ai emprunté 200 millions de won à un usurier nommé Park Sang Sun et 100 millions de won à des institutions financières.
12. Pour payer les intérêts, j’ai emprunté à un autre usurier nommé Choi Suk Chul la somme de 100 millions de won.
[11] Au cours de son entrevue au point d’entrée, le demandeur a déclaré qu’il avait emprunté 2 millions de won en 2005. Devant la CISR, il a déclaré ce qui suit :
[traduction]
Commissaire – […] Combien avez-vous emprunté à la banque? […] Quel montant était-il inscrit dans votre Formulaire de renseignements personnels? Dites-le moi en devises sud-coréennes […] J’irai droit au but : s’agissait-il de 100 millions de won? [...]
Demandeur d’asile – Vingt millions de won.
Commissaire – Vingt millions ou un ou […] de la banque.
Demandeur d’asile – Vingt millions de won de la banque.
Commissaire – C’est que dans votre formulaire personnel, ici, vous dites avoir emprunté 100 millions de won à des institutions financières, est-ce exact?
Demandeur d’asile – J’ai emprunté 10 millions de won à un prêteur privé […] c’était 10 millions de M. Park.
Commissaire – Combien avez-vous emprunté à Choy Sak Chu (ph)?
Demandeur d’asile – J’ai emprunté 10 millions de won à cet homme.
[12] Tandis que certains éléments du témoignage du demandeur étaient peu clairs ou même ambigus, les éléments fondamentaux en étaient, a conclu la CISR, carrément déficients.
[13] Au cœur de la demande d’asile, il y avait la question du prêt. Or, trois versions différentes ont été avancées quant au capital du prêt : le demandeur aurait emprunté soit 20 millions de won, soit 100 millions de won ou, enfin, selon un document de prêt produit après le prononcé de la décision à l’examen, 190 millions de won. Il y avait également des incohérences dans la preuve quant à savoir qui avait contracté le prêt et à quel moment. D’après le document joint à l’affidavit subséquemment produit, l’épouse du demandeur avait contracté le prêt en 2007, tandis que, d’après le Formulaire de renseignements personnels (le FRP) du demandeur, c’était celui-ci qui avait contracté le prêt, en 2005.
[14] La preuve du demandeur était semblablement déficiente, a relevé la CISR, du fait d’incohérences quant au stratagème même du détournement de fonds. D’après le FRP du demandeur, ce stratagème a été orchestré par un employé et un cadre qui travaillaient de concert, tandis que, d’après son témoignage de vive voix, seul l’employé aurait été en cause. Lorsqu’on l’a interrogé à ce sujet, le demandeur a déclaré à la CISR qu’il avait mal compris la question en raison de problèmes de traduction. Sur cette question, un élément aussi fondamental du stratagème, la CISR s’attendait à juste titre à davantage de clarté.
[15] La CISR a finalement conclu que la demande d’asile du demandeur n’était pas crédible en raison d’incohérences dans le déroulement rapporté des faits ayant conduit à cette demande. Qu’il suffise de dire, aux fins des présents motifs, que la version de ces faits dans l’affidavit du demandeur différait de leur version lors de son témoignage de vive voix devant la CISR. Les incohérences concernaient la provenance des prêts, le moment où ils avaient été contractés ainsi que leur mode de remboursement, et la question de savoir si les prêts avaient été contractés avant ou après le détournement de fonds. En résumé, la conclusion de la CISR selon laquelle le récit du demandeur n’était pas crédible était étayée par la preuve et était raisonnable.
La protection de l’État
[16] La CISR a également rejeté la demande d’asile parce que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. Mis à part la simple affirmation de collusion entre la police et les usuriers énoncée dans le FRP du demandeur, la CISR n’était saisie d’aucun élément qui aurait étayé la prétention d’absence de protection de l’État. D’ailleurs, bien qu’on ait reconnu dans les rapports sur la situation au pays que l’usure constituait un réel problème en Corée, il n’était fait état d’aucun problème de corruption. Tel que l’a souligné la CISR, la Corée se situait au haut de l’échelle en matière de transparence et de lutte à la corruption, et c’était aussi un pays ayant un régime démocratique fort.
[17] La preuve dont la CISR était saisie démontrait que les prêts privés et les taux d’intérêt exorbitants constituaient un véritable problème en République de Corée. L’avocate du demandeur a signalé à bon droit que l’existence de propositions législatives visant à contrer ce problème n’était d’aucune utilité pour apprécier la nécessité d’accorder l’asile; la protection de l’État doit être évaluée sur le terrain (Toriz Gilvaja c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 598; Garcia Bautista c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 126). Le point de repère n’est pas ce que la police ou le législateur se proposent de faire pour régler un problème, mais plutôt ce qui se produit dans les faits au quotidien. La preuve relative à la protection de l’État ne doit pas être appréciée en fonction de mesures correctives projetées non appliquées sur le terrain, mais bien en fonction de la protection offerte dans les faits.
[18] Exiger la pleine efficacité des lois et des mesures de protection devant assurer la sécurité de tous les citoyens serait imposer une norme que bien peu de pays, y compris le Canada, peuvent respecter (Cosgun c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400, paragraphe 51). L’existence de la criminalité, même de la grande criminalité, ne donne pas ouverture au droit à la protection offerte par l’article 97 de la LIPR. La CISR était saisie d’éléments de preuve concernant l’adoption et la mise en œuvre de mesures par la Corée pour s’attaquer au problème en cause. Simplement dit, les éléments de preuve admissibles soumis à la CISR étayaient amplement sa conclusion quant à l’existence de la protection de l’État.
[19] Même si l’on a beaucoup argumenté quant à savoir si le demandeur avait ou non appelé la police, ou quant à savoir si l’hôpital ou un voisin avait appelé au nom du demandeur, on est bien loin d’avoir démontré par une preuve claire et convaincante l’incapacité de l’État de protéger ses citoyens. Il demeurait la question de l’auteur de l’appel à la police. La CISR disposait d’éléments de preuve contradictoires en ce qui avait trait à cette question fondamentale. Dans son affidavit à l’appui de la demande d’autorisation, le demandeur a déclaré ne pas s’être adressé à la police parce qu’il ne croyait pas que la police pourrait le protéger. Or, dans le cas de la Corée, on l’a dit, il y a une forte présomption d’existence de la protection de l’État.
[20] On ne peut contester la conclusion de la CISR selon laquelle le demandeur n’a jamais signalé le détournement de fonds à la police. Le demandeur a donné comme explication « […] qu’il était trop occupé […] étant donné qu’il se préparait à venir au Canada ». Et dans son affidavit à l’appui de la demande d’autorisation, il a dit ne pas avoir signalé le détournement parce qu’il se préoccupait de la survie de son entreprise.
[traduction]
9. À l’époque, je n’ai pas signalé ces
incidents à la police, et je le regrette. J’avais l’esprit ailleurs :
j’étais surtout préoccupé par la survie de mon entreprise (affidavit de Suk
Beom Han signé le 25 mai 2010, dossier de la demande du demandeur,
page 16, paragraphe 9).
[21] Au vu de cette preuve et compte tenu de la conclusion selon laquelle la République de Corée était un État profondément démocratique ainsi que du fait le critère juridique énoncé n’a pas été contesté, j’estime que, au plan du droit et des faits, la façon dont la CISR a abordé la question de la protection de l’État était raisonnable.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit par la présente rejetée. Aucune question n’a été proposée en vue de sa certification, et l’affaire n’en soulève aucune.
Traduction certifiée conforme
Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2332-10
INTITULÉ : SUK BEOM HAN, alias SUKBEOM HAN
c.
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
DATE DE L’AUDIENCE : Le 18 janvier 2011
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE RENNIE
DATE DES MOTIFS : Le 11 février 2011
COMPARUTIONS :
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Bradley Bechard |
POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
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Myles J. Kirvan, Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR
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