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Cour fédérale

 

Federal Court


 


Date : 20110202

Dossier : T-1716-09

Référence : 2011 CF 112

Ottawa (Ontario), le 2 février 2011

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

 

PERLEY HOLMES

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

   MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Le présent contrôle judiciaire est l’une des cinq affaires semblables dont a été saisie la Cour concernant des demandes de transfèrement au Canada que des citoyens canadiens emprisonnés aux États‑Unis ont présentées afin de purger ici le reste de leur peine infligée par des tribunaux aux États‑Unis. La décision initiale rendue par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) constitue le fondement du contrôle judiciaire.

 

[2]               Les affaires en question font également partie d’une série d’affaires dans lesquelles des demandes de réexamen ont été présentées au ministre. Dans certaines affaires, le ministre a accueilli le réexamen et a approuvé le transfèrement, mais, dans les cinq affaires en question, le transfèrement n’a pas été accordé non plus lors du réexamen.

 

[3]               Lors de chaque réexamen, un nouveau ministre a rendu une nouvelle décision et a rejeté la demande de transfèrement, parfois pour des motifs quelque peu différents. En temps normal, le défendeur aurait présenté des requêtes en radiation du contrôle judiciaire en plaidant son caractère théorique, lesquelles requêtes auraient vraisemblablement été accueillies.

Les parties ont toutefois consenti à donner suite aux affaires en question sur le fondement des nouvelles décisions; cependant, les moyens et les arguments invoqués sont les mêmes que ceux invoqués à l’égard des décisions initiales.

 

[4]               Les cinq affaires soulèvent les questions de savoir si a) la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21 (la Loi), contrevient à l’article 6 de la Charte canadienne des droits et liberté (la Charte) parce qu’elle viole le droit des citoyens d’entrer au Canada; b) la Loi est sauvegardée par l’article premier de la Charte et c) la décision du ministre est raisonnable.

 

[5]               Vu qu’en l’espèce la décision du ministre est estimée raisonnable, la question des droits garantis par la Charte est pertinente. Dans les affaires où la décision du ministre ne respecte pas les exigences établies en matière de droit administratif, il n’est pas nécessaire de statuer sur la question des droits garantis par la Charte.


II.         LE CADRE LÉGAL – LOI SUR LE TRANSFÈREMENT INTERNATIONAL DES DÉLINQUANTS

[6]               La Loi a été édictée notamment en raison d’une série d’accords et de traités internationaux qui ont tous pour objet de permettre à un citoyen d’un pays de purger dans son pays d’origine tout ou partie d’une peine infligée par un tribunal étranger.

 

[7]               L’article précisant l’objet de la loi établit trois objets : la facilitation de l’administration de la justice, la réadaptation des délinquants et leur réinsertion sociale.

3. La présente loi a pour objet de faciliter l’administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux

3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

 

[8]               Les demandeurs ont soutenu que la notion d’« administration de la justice » ne comprenait pas celle de sécurité publique. Ils allèguent que, dans la mesure où le ministre s’est fondé sur des notions liées à la sécurité publique pour rejeter les demandes de transfèrement, le ministre a tenu compte d’un facteur non pertinent parce que la « sécurité publique » est une question distincte de l’administration de la justice.

 

[9]               À mon humble avis, une telle interprétation de l’« administration de la justice » est trop restrictive vu le contexte où cette notion est employée. Même s’il se peut que cette notion ne vise pas tout l’éventail des éléments constituant d’ordinaire l’« administration de la justice », son emploi dans le contexte de personnes ayant commis des crimes (certains violents) se doit de comprendre des éléments liés à la sécurité publique.

 

[10]           Vu la position du défendeur, à laquelle la Cour souscrit, il est étonnant que, dans une disposition à l’étude, on envisage d’ajouter un autre objet à la Loi, à savoir [traduction] « de renforcer la sécurité publique ». Il n’appartient pas à la Cour de faire des commentaires sur des dispositions à l’étude, et ce, même si les parties les ont invoquées.

 

[11]           Le ministre, lorsqu’il décide s’il doit consentir au transfèrement au Canada d’un délinquant canadien, doit tenir compte des facteurs suivants :

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien :

 

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

 

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

 

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

 

d) l’entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether the offender’s return to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

 

(b) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence;

 

 

(c) whether the offender has social or family ties in Canada; and

 

(d) whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender’s security or human rights.

 

 

En outre, le ministre, lorsqu’il décide s’il doit consentir au transfèrement d’un délinquant canadien ou d’un délinquant étranger, doit considérer deux autres facteurs :

10. (2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s’il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

 

 

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d’organisation criminelle, au sens de l’article 2 du Code criminel;

 

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

10. (2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

 

(a) whether, in the Minister’s opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

 

(b) whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T-15 of the Revised Statutes of Canada, 1985.

 

[12]           Il semble être généralement reconnu que ces facteurs ne sont pas exhaustifs. Le ministre peut tenir compte d’autres facteurs à la condition qu’ils soient pertinents quant aux objets de la Loi.

 

[13]           En ce qui concerne l’alinéa 10(2)a) et la question de savoir si un délinquant commettra une infraction de terrorisme ou d’organisation criminelle ou, comme il en a été question dans certaines décisions initiales du ministre dans les affaires dont est saisie la Cour, s’il « pourrait » commettre l’une de ces infractions, le juge Barnes, dans la décision Grant c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, [2010] A.C.F. no 386, a clairement conclu que l’emploi de « pourrait » est contraire au libellé de la Loi. Le fait de fonder des décisions sur la conclusion qu’un demandeur pourrait commettre une infraction de terrorisme ou d’organisation criminelle justifie d’accueillir le contrôle judiciaire.

 

[14]           Cette erreur, à savoir l’emploi de « pourrait », a été corrigée dans certaines nouvelles décisions contestées dans les affaires en cause. La véritable question en litige ne repose pas sur la simple forme du mot; il s’agit plutôt de déterminer si le ministre, exerçant son pouvoir discrétionnaire, était raisonnablement certain de la perpétration de ces infractions. La question est de savoir s’il est raisonnable de conclure qu’un demandeur commettra ces infractions après son transfèrement.

 

III.       LES DROITS GARANTIS PAR LA CHARTE

[15]           La Cour est appelée à déterminer si la Loi contrevient au droit d’entrer au Canada garanti par l’article 6 de la Charte. La Cour ne peut statuer sur cette question que si la décision du ministre est raisonnable. Dans les circonstances, puisque certaines décisions du ministre sont raisonnables, la Cour doit trancher cette question.

 

[16]           Les demandeurs ont allégué que la Cour a tiré des conclusions contradictoires sur la question de savoir si la Loi contrevenait à l’article 6. Les demandeurs ont invoqué la décision Van Vlymen c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1054, dans laquelle le juge Russell a laissé entendre que la Loi faisait entrer en jeu l’article 6 parce qu’elle avait pour effet de restreindre le droit d’un citoyen d’entrer au Canada. Il a été allégué que, par courtoisie judiciaire, la Cour aurait dû suivre ce raisonnement.

 

[17]           Cependant, la Cour, dans les décisions Kozarov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866 (le juge Harrington), et Getkate c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965 (le juge Kelen), a conclu que l’article 6 n’entrait pas ainsi en jeu. Le juge Harrington a établi une distinction entre l’affaire dont il était saisi et l’affaire Van Vlymen.

 

[18]           Les demandeurs soutiennent également que la Cour, dans les décisions Curtis c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 943, et Dudas c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 942, a statué que la Loi faisait entrer en jeu l’article 6, mais qu’elle était sauvegardée par l’article premier de la Charte parce qu’il s’agissait d’une « limite raisonnable » aux droits garantis par la Charte.

 

[19]           Les demandeurs interprètent de façon beaucoup trop large les décisions en question. Dans l’affaire Van Vlymen, précitée, la Cour était saisie de questions visant le caractère théorique de l’affaire et le temps que le ministre avait pris pour rendre une décision. Les observations sur la Charte constituaient clairement un obiter dictum.

 

[20]           Dans les affaires Curtis et Dudas, précitées, la décision de la Cour portait sur le caractère déraisonnable de la décision du ministre. La Cour a pris acte des décisions rendues dans les affaires Kozarov et Getkate, précitées, et a conclu, à titre subsidiaire seulement, que, même si l’article 6 de la Charte entrait en jeu, l’article premier de la Charte sauvegardait la Loi – cette conclusion a été tirée sans qu’un examen tenant compte des facteurs découlant de l’article premier de la Charte ait été effectué.

 

[21]           Dans les affaires Kozarov et Getkate, précitées, la Cour a directement traité de la question de l’article 6 – elle a conclu que la Loi ne le violait pas – et c’est pourquoi je fais miennes les conclusions tirées dans ces décisions, et ce, non simplement par courtoisie judiciaire, mais parce que ces décisions ont donné lieu à une analyse appropriée du droit.

 

[22]           Dans l’arrêt États-Unis c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, la Cour suprême, dans l’examen de la Loi sur l’extradition, qui permet à l’État d’expulser de fait un de ses citoyens vers un ressort étranger (ce qui fait entrer en jeu l’article 6), a affirmé que la protection contre le bannissement et l’exil est un des principes sous‑jacent à l’article 6. Le juge La Forest a même traité de la situation des délinquants canadiens emprisonnés à l’étranger et de la suspension de leur droit de revenir ici avant d’avoir purgé leur peine :

Un accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s’il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine. Les répercussions de l’extradition sur les droits d’un citoyen de demeurer au Canada me paraissent avoir une importance secondaire. En fait, en ce qui concerne le Canada et les États‑Unis, une personne reconnue coupable peut, dans certains cas, être autorisée à purger sa peine au Canada; voir Loi sur le transfèrement des délinquants, S.C. 1977‑78, chap. 9.

 

Arrêt Cotroni, précité, au paragraphe 20

 

[23]           Le régime de la Loi exige trois consentements au transfèrement : le contentement de l’accusé, du gouvernement étranger et du gouvernement du Canada. Le gouvernement étranger ne transférera pas une personne au Canada sans le consentement du Canada. Il est faux de prétendre que la Charte oblige le gouvernement du Canada à consentir à ce qu’un citoyen soit amené à la frontière canadienne où il pourra exercer son droit d’entrer au Canada.

 

[24]           Dans l’examen de l’applicabilité de la Charte, il faut tenir compte de ce que cherche vraiment à obtenir le demandeur ou le citoyen. La demande de transfèrement est l’antithèse même du droit à la liberté de circulation. Cette demande ne vise pas à permettre à un citoyen de venir au Canada exercer sa liberté de circulation, il s’agit plutôt d’une demande pour venir au Canada faire exactement le contraire, soit pour rester emprisonné.

 

[25]           Les demandeurs ne demandent pas d’exercer leur liberté de circulation, et cette liberté n’est pas violée du fait qu’ils doivent purger leur emprisonnement aux États‑Unis. Après, ils pourront quitter les États‑Unis et entrer au Canada soit par voie d’expulsion, soit de leur propre chef.

 

[26]           En raison de leurs propres actes pour lesquels ils ont été condamnés à la prison aux États‑Unis, les demandeurs sont responsables de la limite imposée à leurs droits garantis par la Charte. Si la Cour acceptait la position des demandeurs, la réparation discrétionnaire demandée, soit de permettre à un délinquant de purger sa peine au Canada, deviendrait un droit. Aucune disposition de la Loi ni aucun facteur dont il faut tenir compte en application de la Loi ne viole la Charte. Les facteurs énumérés sont seulement ceux dont le ministre doit tenir compte.

 

[27]           Vu que j’arrive à la conclusion qu’il n’y a aucune disposition précise de la Loi qui doive être invalidée, si c’était la Loi même qui violait la Charte, elle serait invalidée, et les détenus canadiens n’auraient aucun moyen d’être transférés dans une prison au Canada. Il ne semble guère que l’invalidation de la Loi aiderait les demandeurs ou tout autre Canadien emprisonné aux États‑Unis.

 

[28]           Par conséquent, la demande d’obtention du consentement du ministre au transfèrement d’un ou de plusieurs des demandeurs en cause ne fait pas entrer en jeu l’article 6.

 

[29]           Même si l’article 6 était violé, cette violation serait sauvegardée par l’article premier de la Charte. Dans l’arrêt Cotroni, précité, la Cour suprême a noté que l’extradition se situe à la limite des violations en ce sens qu’il s’agit d’une violation mineure de l’article 6. L’extradition est un type d’exil ou de bannissement.

 

[30]           Dans les affaires en cause, toute violation par la Loi de droits garantis par la Charte n’est que temporaire et elle n’est donc pas aussi lourde de conséquences que l’extradition. La violation par suite de l’application de la Loi s’éloigne donc encore davantage des principes de liberté de circulation garantis par l’article 6, que l’extradition.

 

[31]           Lorsque la Cour procède à l’analyse établie dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, elle doit examiner les objectifs des limites imposées aux droits garantis par l’article 6 et les moyens auxquels on a recours pour parvenir à ces objectifs. La Cour conclut, pour les motifs exposés ci‑dessous, que toute violation des droits garantis par l’article 6 est sauvegardée par l’article premier de la Charte.

 

[32]           Les objectifs sont urgents et réels. Le gouvernement du Canada a à cœur le bien‑être de ses citoyens, leur réadaptation et leur réinsertion sociale, mais il doit également veiller à ce que soient purgées les peines infligées par les pays avec qui le Canada a conclu des traités pertinents en la matière. Ces enjeux trouvent leur écho dans la Loi.

 

[33]           Le régime législatif tient compte des objets de la Loi, soit l’administration de la justice, la réadaptation et la réinsertion sociale, qui sont au cœur de ce régime. La Loi, grâce aux facteurs dont le ministre doit tenir compte, établit un équilibre entre la protection de la société et les intérêts supérieurs des détenus citoyens du Canada.

 

[34]           Il existe un lien rationnel entre les facteurs dont le ministre doit tenir compte et les objectifs de la Loi. La prétention des demandeurs selon laquelle l’alinéa 10(2)a) de la Loi (la probabilité que le délinquant commette une infraction de terrorisme ou d’organisation criminelle) n’a aucun lien rationnel avec l’objectif de réadaptation et de réinsertion sociale, ne tient pas.

 

[35]           Le facteur précisé à l’alinéa 10(2)a) tient compte tant de la protection de la société que de l’utilité d’essayer de réadapter une personne qui commettra de nouveau les mêmes types d’actes qui ont mené à son emprisonnement. Le fait que d’autres infractions auraient pu être visées par ce facteur ne constitue pas un motif d’invalidation du caractère légitime de la mention des infractions de terrorisme ou d’organisation criminelle.

 

[36]           La Loi, en particulier les facteurs dont il faut tenir compte, constitue une atteinte minimale aux droits garantis par l’article 6 dans la mesure où ces droits visent le transfèrement de détenus. Le fait que la violation se situe à la limite de la valeur protégée par cette disposition de la Charte a une incidence sur l’analyse liée à l’atteinte minimale au droit garanti par la Charte auquel on a porté atteinte.

 

[37]           L’atteinte, même celle causée par l’alinéa 10(2)a), est minimale. La prétention selon laquelle l’alinéa 10(2)a) porterait grandement atteinte au droit garanti ne tient pas compte du fait que les personnes qui commettront de nouveau les infractions en question discréditent les objectifs bénéfiques de la Loi.

 

[38]           En outre, aucun des facteurs dont il faut tenir compte, ni celui prévu à l’alinéa 10(2)a), n’est déterminant. Il ne s’agit que de facteurs devant être mis en balance par le ministre d’une façon raisonnable et transparente. Ces critères en soi ne violent pas l’article 6 et leur atteinte est donc à elle seule minimale.

 

[39]           Les moyens utilisés et leurs effets sont proportionnels eu égard aux objectifs de la Loi ainsi qu’à la nature et à la qualité de la valeur de la Charte à laquelle il est porté atteinte. Les facteurs établis par la Loi ne créent aucun effet préjudiciable et ils n’obligent aucunement le ministre à refuser de consentir au transfèrement.

 

[40]           La prétention des demandeurs, selon laquelle une fois que le pays étranger a consenti au transfèrement, le ministre est pour ainsi dire tenu d’y consentir en application de l’article 6 de la Charte, ne tient pas compte du fait que le détenu est responsable des limites imposées à ses libertés; ne tient pas compte des objectifs de réadaptation et suppose qu’aucun autre pays ne peut réadapter une personne; ne tient pas compte des circonstances particulières de chaque personne et suppose que tous les Canadiens ont des liens profonds et de longue date avec le Canada et ne tient pas compte de l’objectif secondaire de la Loi en ce qui a trait au respect de la primauté du droit des autres pays et au respect des relations internationales.

 

[41]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, la Cour conclut que, même si la Loi violait l’article 6 de la Charte, elle serait sauvegardée par l’article premier.

 

IV.       LA NORME DE CONTRÔLE

A.        Les motifs et le caractère suffisant des motifs ­– La raisonnabilité

[42]           Si une décision d’un ministre est lourde de conséquences à l’égard d’un demandeur, il existe une exigence d’informer le demandeur des raisons pour lesquelles la décision a été rendue, et ce, même si le ministre détient un large pouvoir discrétionnaire. Cela étant dit, il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse aussi complète et approfondie que celle effectuée par la Cour suprême du Canada dans ses arrêts pour que soient respectées l’obligation de fournir des motifs et l’exigence liée au caractère suffisant des motifs.

 

[43]           La Cour d’appel fédérale, aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, a énoncé de la façon suivante les objectifs liés au caractère suffisant des motifs :

16  Lorsqu’un décideur administratif, agissant conformément à une obligation procédurale de recevoir et d’examiner toutes les observations, se prononce comme en l’espèce sur une question importante, quel genre de motifs doit‑il donner? Suivant les décisions susmentionnées, et gardant à l’esprit certains principes fondamentaux en droit administratif, le caractère suffisant des motifs du décideur dans de telles situations doit être évalué à la lumière de quatre objectifs fondamentaux :

 

(a)   L’objectif sur le plan du fond. Au moins de façon minimale, le fond de la décision doit être compris au même titre que la raison pour laquelle le décideur administratif a pris une telle décision.

 

(b)   L’objectif sur le plan de la procédure. Les parties doivent être en mesure de décider s’il convient ou non d’exercer leurs droits de demander le contrôle judiciaire de la décision à un tribunal de révision. Il s’agit d’un aspect de l’équité procédurale en droit administratif. Si les motifs sur lesquels repose la décision ne sont pas indiqués, les parties ne peuvent évaluer s’ils donnent ouverture au contrôle judiciaire.

 

(c)   L’objectif sur le plan de la responsabilité judiciaire. La décision et ses fondements doivent comporter suffisamment de renseignements pour permettre au tribunal de révision d’évaluer, valablement, si le décideur a satisfait aux normes minimales de la légalité. Ce rôle des tribunaux de révision est un aspect important de la règle de droit et doit être respecté : Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Dunsmuir, précité, paragraphes 27 à 31. Dans des cas où la norme de contrôle est celle de la raisonnabilité, le tribunal de révision doit évaluer si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, paragraphe 47. Si le tribunal de révision n’a pas pu évaluer cet aspect parce que la décision comporte trop peu de renseignements, les motifs sont insuffisants : voir, p. ex., Association canadienne des radiodiffuseurs, précité, paragraphe 11.

 

(d)   L’objectif sur le plan de la « justification, de la transparence et de l’intelligibilité » : Dunsmuir, précité, paragraphe 47. Cet objectif chevauche dans une certaine mesure l’objectif sur le plan du fond. La décision est justifiée et intelligible lorsque son fondement est précisé et qu’il est compréhensible, rationnel et logique. La transparence fait référence à la capacité des observateurs à analyser et à comprendre la décision d’un décideur administratif et les motifs de sa décision. En l’espèce, les observateurs seraient les parties engagées dans l’affaire, les employés dont les postes sont en cause et les employés, employeurs, syndicats et entreprises qui pourraient se heurter à des problèmes semblables à l’avenir. La transparence ne se limite toutefois pas simplement aux observateurs qui ont un intérêt précis dans la décision. Le public en général a également un intérêt dans la transparence : en l’espèce, le Conseil est une institution publique gouvernementale et fait partie de notre structure de gouvernance démocratique.

 

17  Les motifs d’un décideur administratif dans de telles situations doivent remplir ces objectifs de façon minimale. Comme les tribunaux évaluent si ces objectifs ont été remplis, il faut fermement garder à l’esprit certains principes importants établis par la jurisprudence :

 

(a)   La pertinence de la preuve extrinsèque. La défenderesse souligne que les renseignements concernant les motifs de la décision du décideur administratif peuvent parfois figurer dans le dossier présenté au tribunal et le contexte périphérique. C’est vrai. Les motifs font partie d’un contexte général. Les renseignements qui remplissent les objectifs susmentionnés peuvent provenir de différentes sources. Par exemple, les motifs oraux ou écrits du décideur peuvent être détaillés ou précisés par la preuve extrinsèque, comme les notes qu’il a prises et d’autres questions portées au dossier. Même lorsqu’aucun motif n’a été donné, la preuve extrinsèque peut suffire si elle peut être invoquée pour exprimer le fondement d’une décision. L’arrêt Baker, précité, en donne un bon exemple puisque la Cour suprême a conclu que les notes dans le dossier administratif exprimaient suffisamment le fondement de la décision. Voir également le paragraphe 101 de l’arrêt Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, [2007] 3 R.C.S. 129, pour le rôle de la preuve extrinsèque dans l’évaluation du caractère suffisant des motifs.

 

(b)   Le caractère suffisant des motifs ne se mesure pas par la quantité. Il ne s’agit pas de compter le nombre de mots ou de peser la quantité d’encre répandue sur la page. Il s’agit plutôt de se demander si les motifs, en tenant compte de leur contexte et de la preuve documentaire, remplissent, de façon minimale, les objectifs fondamentaux susmentionnés. Un petit nombre de mots bien choisis peuvent souvent être suffisants. À cet égard, la défenderesse souligne que des motifs très brefs énoncés par des expressions abrégées peuvent être suffisants. C’est vrai, pourvu que les objectifs fondamentaux susmentionnés soient remplis de façon minimale. À cet égard, la défenderesse a cité comme exemple que le Conseil prononce parfois des ordonnances sans donner de motifs. La question de savoir si ces ordonnances sont suffisantes dépend des faits particuliers de l’affaire, mais la méthode pour évaluer le caractère suffisant est claire : les préambules, les attendus et les dispositions des ordonnances, lorsqu’interprétés en tenant compte de leur contexte et de la preuve documentaire, doivent remplir, de façon minimale, les objectifs fondamentaux susmentionnés.

 

(c)   La pertinence de l’intention du législateur et du domaine administratif. Les décisions rendues par un juge sur le caractère suffisant des motifs ne doivent pas servir à contrecarrer l’intention du législateur de renvoyer les questions à un décideur spécialisé en droit administratif. Dans bon nombre de cas, le législateur a élaboré des procédures ou a donné le pouvoir au décideur d’élaborer des procédures adaptées à sa spécialisation, afin qu’il puisse rendre justice en temps opportun et de manière efficiente. Lorsqu’ils examinent le caractère suffisant des motifs, les tribunaux devraient tenir compte de la « réalité quotidienne » des tribunaux administratifs, dont un certain nombre sont dotés de non‑juristes : Baker, précité, paragraphe 44; Clifford c. Ontario Municipal Employees Retirement System (2009), 98 O.R. (3d) 210, paragraphe 27 (C.A.). Ils devraient également tenir compte des modes d’expression abrégés ancrés dans les compétences du décideur administratif. Toutefois, la réalité quotidienne des décideurs et leurs modes d’expression ne devraient pas servir à s’éloigner des normes. Les motifs doivent remplir des objectifs fondamentaux – objectifs qui, comme nous l’avons vu, reposent sur des principes fondamentaux comme la responsabilité judiciaire, la règle de droit, l’équité procédurale et la transparence.

 

(d)   Retenue judiciaire. Lorsqu’il évalue les motifs, le tribunal s’assure uniquement que les objectifs sont remplis de façon minimale; cette évaluation ne constitue pas un contrôle de la rédaction ou une critique littéraire. Voir l’arrêt Sheppard, précité, au paragraphe 26.

 

[44]           Vu l’importance de la décision du ministre pour le demandeur et la société en ce qui concerne l’administration de la justice, la réadaptation et la réinsertion sociale, l’objectif sur le plan du fond et l’objectif sur le plan de la « justification, de la transparence et de l’intelligibilité » sont particulièrement importants en l’espèce.

 

[45]           La décision du ministre doit donc respecter les règles mentionnées ci‑dessus pour qu’elle satisfasse à la norme de contrôle applicable, à savoir la raisonnabilité, norme établie dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.

 

[46]           La question à laquelle il faut répondre dans le présent contrôle judiciaire est de savoir si le refus du ministre de consentir au transfèrement était raisonnable. Comme je l’ai noté dans l’analyse du cadre légal, le pouvoir discrétionnaire du ministre est large et il faut faire preuve d’une grande retenue envers l’examen des facteurs pertinents effectué par le ministre.

 

[47]           Le traitement des demandes de transfèrement de détenu, comme celles en l’espèce, est d’ordinaire effectué ainsi : le ministère (Service correctionnel Canada) rédige un rapport pour le ministre (le rapport est appelé « évaluation » dans la présente décision et dans les décisions connexes). L’évaluation rend compte des opinions du ministère quant aux faits et soumet au ministre un avis sur les facteurs pertinents. Par la suite, le ministre rend une décision motivée, laquelle est signifiée au demandeur au moyen d’une lettre de présentation rédigée par un fonctionnaire du ministère.

 

V.        LE CONTEXTE FACTUEL

[48]           Holmes a environ 53 ans et il est citoyen canadien. Il purge une peine de 8 ans de prison aux États‑Unis et il sera par la suite en liberté surveillée pendant 5 ans.

 

[49]           La présente affaire a fait l’objet d’une certaine couverture médiatique : Holmes a traversé à pied la frontière entre la Colombie‑Britannique et les États‑Unis avec un complice et il a été arrêté alors qu’ils se reposaient au pied d’un arbre. Le complice a pris la fuite et a retraversé la frontière; il n’a jamais été trouvé.

 

[50]           Entre octobre et novembre 2006, un individu a communiqué avec Holmes afin de savoir s’il pouvait utiliser sa résidence (qui est situé près de la frontière) pour des activités de contrebande d’articles provenant des États‑Unis vers le Canada. Holmes devait recevoir 20 000 $ comptant chaque fois que sa résidence serait utilisée de la sorte.

 

[51]           Le 18 janvier 2007, un agent de la patrouille frontalière des États‑Unis a trouvé un camion suspect à 1 kilomètre de la frontière aux États‑Unis. Il a suivi des traces de pas et a trouvé Holmes et son complice. Une fouille de leurs sacs à dos trouvés sur les lieux a permis de découvrir 136 livres de cocaïne. Holmes a été déclaré coupable d’importation de drogue et il a été condamné.

 

[52]           Dans la première évaluation soumise au ministre, les fonctionnaires ont affirmé croire que Holmes avait des liens avec une organisation criminelle parce qu’il avait été impliqué dans la contrebande de cocaïne entre les États‑Unis et le Canada. Ils ont également mentionné que rien ne donnait à penser que Holmes avait joué un autre rôle que celui de passeur de drogue, et que Holmes ne présentait donc qu’un risque limité pour la communauté, et ce, malgré la quantité de drogue qu’il avait transportée.

 

[53]           Dans sa première lettre de refus, le ministre a souligné qu’il devait tenir compte des intérêts des Canadiens, de l’intérêt national et de [traduction] « nombreux autres facteurs pour rendre sa décision […] ». Il a affirmé que ces facteurs respectaient la Loi, mais qu’ils ne se limitaient pas à ceux énumérés à l’article 10 de la Loi.

 

[54]           Le ministre a par la suite traité de la situation du demandeur et a affirmé que, si le demandeur était transféré, sa condamnation à 5 ans de liberté surveillée ne serait pas appliquée, que cela irait à l’encontre de l’important objectif de réadaptation. Il a conclu que cette conséquence du transfèrement de Holmes ne serait pas dans l’intérêt de l’administration de la justice et que cela serait contraire à cet objet.

 

[55]           En ce qui a trait aux facteurs énumérés à l’article 10 de la Loi, le ministre a conclu que le demandeur avait des liens avec une organisation criminelle et que le crime avait nécessité une planification minutieuse et beaucoup d’argent. Par conséquent, ce crime n’était pas acceptable dans le contexte général de l’administration de la justice et des alinéas 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi.

 

[56]           Sur le fondement de motifs reposant sur des facteurs énumérés dans la Loi et d’autres motifs reposant sur des facteurs respectant la Loi et dont il pouvait tenir compte vu les pouvoirs résiduels dont il disposait en matière de prise de décision, le ministre a par la suite conclu que le transfèrement était refusé.

 

[57]           Dans la seconde évaluation, qui a été rédigée dans le cadre du processus de réexamen, le rôle de Holmes a été décrit comme étant celui d’un simple passeur de drogue pour une organisation criminelle dans laquelle il n’avait aucune position d’autorité. On y expose par la suite de nombreux éléments favorables à Holmes, notamment la réadaptation, des liens familiaux forts, l’absence de casier judiciaire et la possibilité d’une réinsertion sociale.

 

[58]           La seconde décision du ministre est très différente de la première décision, qui avait été rendue par un autre ministre. Le ministre ne s’appuie plus sur des facteurs et des éléments d’appréciation non énumérés qui auraient, selon la Cour, grandement remis en question la légalité de la première décision.

 

[59]           Dans la seconde décision, le ministre a mis l’accent sur la probabilité que Holmes commette de nouveau des infractions d’organisation criminelle. Il a noté que le demandeur savait que sa résidence était utilisée pour commettre des crimes, qu’il était payé pour l’utilisation de sa résidence et qu’il avait fait de la contrebande. Il a également souligné la quantité de drogue de contrebande saisie, la participation d’un complice inconnu (probablement que même le demandeur ne savait pas qui il était) et les conséquences à long terme sur la société canadienne si le demandeur avait réussi.

 

[60]           Dans sa décision défavorable quant à la demande de transfèrement, le ministre a noté les éléments favorables à Holmes, notamment le solide appui de sa famille, l’absence de casier judiciaire et les efforts de réadaptation.

 

[61]           En ce qui concerne la raisonnabilité de la décision, il est clair que le ministre a accordé plus de poids à des éléments de l’administration de la justice – tels que la nature de l’infraction, les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et les conséquences en découlant – qu’à la réadaptation et à la réinsertion sociale. Cependant, le ministre n’a pas omis de tenir compte de ces deux derniers objectifs. Le demandeur conteste le poids relatif que le ministre a accordé aux différents objectifs dans sa décision.

 

[62]           Bien que l’on puisse plaider que Holmes semble être un candidat parfait pour le transfèrement vu la preuve manifeste de réadaptation et de réinsertion sociale, l’essence même de la déférence en l’espèce consiste à reconnaître que, à condition que les facteurs pertinents aient été considérés, il appartient au ministre d’effectuer leur mise en balance. Si la décision n’est pas déraisonnable et en l’absence de mauvaise foi ou de motifs semblables, la Cour n’a pas pour rôle de superviser le ministre.

 

[63]           La décision du ministre n’a rien de déraisonnable; le ministre a tenu compte des facteurs pertinents, il n’a pas introduit de facteurs nouveaux ou inconnus et la façon dont le ministre est arrivé à sa conclusion est intelligible et transparente. La décision est donc fondée en droit, et la Cour ne doit pas intervenir.

 

VI.       CONCLUSION

[64]           Le présent contrôle judiciaire sera donc rejeté sans dépens : les questions en litige soulevées portent sur d’importants enjeux d’intérêt public.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens : les questions en litige soulevées portent sur d’importants enjeux d’intérêt public

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1716-09

 

INTITULÉ :                                       PERLEY HOLMES

 

                                                            c.

 

                                                            MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               les 27 et 28 octobre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                      le 2 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Conroy, c.r.

 

POUR LE DEMANDEUR

Curtis Workun

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Conroy & Company

Avocats

Abbotsford (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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