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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110118

Dossier : IMM-2116-10

Référence : 2011 CF 55

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

 

SARDUL SINGH WARAINCH

DALBIR KAUR WARAINCH et SUKHWINDER KAUR WARAINCH

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du premier secrétaire (Immigration) du Haut-commissariat du Canada en Inde (le premier secrétaire), datée du 9 mars 2010, dans laquelle il rejetait la demande d’entrée au Canada en tant que résident permanent présentée par le demandeur principal. Le premier secrétaire a conclu que le demandeur principal avait commis des crimes contre l’humanité et qu’il était donc interdit de territoire en application des dispositions de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Je rejetterai la présente demande pour les motifs qui suivent.

 

[2]               Le demandeur principal est un citoyen adulte de l’Inde. Il faisait partie, lors de la période pertinente, du service de police du Pendjab (le SPP). Son avocat concède que la preuve démontre que le SPP s’est livré à des actes de violence contre les civils, y compris des interrogatoires accompagnés de raclées, alors que le demandeur principal était en service, et que ce dernier a admis avoir employé de telles méthodes, [traduction] « mais seulement à une ou deux reprises ». Il est aussi admis que le demandeur principal a conduit des civils dans des endroits où il savait que le SPP se livrait à de tels actes.

 

[3]               Compte tenu de ces admissions, il est aussi convenu qu’en se fondant sur la preuve actuellement disponible, une personne telle que le premier secrétaire pourrait raisonnablement conclure que le demandeur principal est interdit de territoire au Canada pour avoir commis des crimes graves. La question en litige dans la présente affaire est de savoir si le demandeur principal est interdit de territoire pour avoir commis des crimes contre l’humanité, au sens où le prévoit l’alinéa 35(1)a) de la LIPR :  

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

[4]               La distinction est importante, en ce sens que si l’on conclut à l’interdiction de territoire du demandeur principal seulement au motif de crime grave, le paragraphe 64(1) de la LIPR prévoit un droit d’appel à la Section d’appel de l’Immigration, alors qu’un tel droit d’appel n’existe pas si l’on conclut que le demandeur principal a commis un crime contre l’humanité.

 

[5]               Dans la présente affaire, le demandeur principal a été interviewé par le premier secrétaire, lequel a transcrit approximativement les questions posées et les réponses reçues, ainsi que les conclusions auxquelles il est parvenu par suite de l’entrevue. Tout cela est rapporté dans les notes du STIDI, lesquelles font partie du dossier et constituent une partie des motifs de la décision du premier secrétaire. Parmi ces notes, notons les entrées suivantes :

[traduction]

Il n’y a pas de doute dans mon esprit que le demandeur a admis avoir commis des violations des droits de la personne et s’est fait complice de tels actes, y compris des arrestations arbitraires et des méthodes d’interrogatoire apparentées à la torture. Il a admis être bien au fait des méthodes employées dans les centres d’interrogatoire, là où il livrait les gens qu’il avait arrêtés, et qu’il avait lui-même employé ces méthodes à quelques reprises. Il avait aussi connaissance des exécutions sommaires, des viols, des disparitions, ainsi que d’autres violations graves des droits de la personne, qu’il ne dénonce, ni ne condamne. Il a seulement fait part de sa consternation du fait que certaines personnes commettaient ces actes dans le but d’obtenir des promotions plus rapidement! Il a aussi admis que lui et ses collègues qui employaient des techniques d’interrogatoire musclées transgressaient sciemment les lois indiennes.

 

La lettre d’équité procédurale relative à l’article 35 sera envoyée au DP pour lui donner l’occasion de répondre aux accusations.

 

[. . .]

 

Le DP mentionne, dans sa réponse à ma lettre d’équité procédurale, qu’il a respecté et fait observer les droits de la personne, et qu’il n’a rien fait de mal pendant sa carrière au sein du service de police du Pendjab. Cependant, le fait demeure qu’il a admis, lors de son entrevue, avoir employé [la force] à une ou deux reprises. Je doute qu’il ait utilisé de telles méthodes seulement à une ou deux reprises pendant une période de 40 ans (avoir battu des suspects ou avoir employé d’autres techniques d’interrogatoire musclées sur ceux-ci). Je crois qu’il s’en est servi plus fréquemment, peut-être même de façon régulière, puisque cela faisait partie de la culture du SPP à cette époque. Il n’est pas contesté qu’il a livré des suspects devant être soumis à la torture et qu’il a lui-même maltraité des prisonniers. Il a admis que ceux qui commettent de tels actes transgressaient les lois indiennes et il s’incluait dans ce groupe, bien qu’il ait tenté de se disculper en affirmant agir sur ordre de ses supérieurs. Donc, je conclus qu’il est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

 

[6]               Il s’ensuit que le premier secrétaire a envoyé au demandeur principal une lettre datée du 8 mars 2010 dans laquelle il rejetait sa demande de visa pour entrer au Canada à titre de résident permanent. Cette lettre, qui constitue la décision faisant l’objet du litige, mentionnait entre autres :

[traduction]

La présente lettre porte sur votre demande d’admission au Canada.

 

Après examen attentif et approfondi de tous les aspects de votre demande et de l’information présentée à l’appui de celle-ci, j’ai conclu que vous ne répondiez pas aux exigences d’obtention d’un visa de résident permanent.

 

Votre demande est rejetée, car il y a lieu de croire que vous faites partie de la catégorie des personnes interdites de territoire visée à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, soit :

 

35.(1)a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 et 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

[…]

 

Plus précisément, de 1963 jusqu’à 2001, vous faisiez partie du service de police du Pendjab à titre de policier. Votre grade initial était celui d’agent, et au moment de votre retraite en juin 2001, vous occupiez le grade de commandant adjoint.

 

Lors de votre entrevue, vous avez admis avoir employé des méthodes telles que frapper la plante des pieds des suspects, leur tirer les cheveux, les priver de leur sommeil et les contraindre à rester debout pendant des heures. Vous avez aussi admis avoir procédé à des arrestations sommaires et exécuté, en toute connaissance, des ordres illégaux de vos supérieurs. Vous avez aussi admis avoir pleine connaissance du recours à torture ainsi qu’à d’autres violations des droits de la personne, et que vous tolériez ces gestes. Vous avez aussi admis que tous ceux qui avaient recours à de telles techniques d’interrogatoire musclées transgressaient sciemment les lois indiennes.

 

Vous n’avez exprimé ni regrets ni remords pour vos gestes et pour ceux commis par vos collègues au sein du service de police du Pendjab, et vous ne vous êtes pas dissociés de l’organisation pour laquelle vous avez travaillé pendant une période de 38 ans. En fait, le seul mécontentement que vous avez exprimé relativement au recours à de telles méthodes était que certains se servaient de celles-ci afin d’être promus plus rapidement.

 

Étant donné ce qui précède, il y a des motifs raisonnables de croire que vous faites partie de la catégorie des personnes interdites de territoire décrite à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

LA QUESTION EN LITIGE

 

[7]               La question est de déterminer si le premier secrétaire a appliqué le bon critère juridique lorsqu’il a conclu que le demandeur principal avait commis des crimes contre l’humanité.

 

ANALYSE

[8]               Il est convenu que le demandeur principal a commis, au moins à une ou deux occasions, des actes de violence à l’endroit de civils. Il est aussi admis qu’il a livré des personnes, en grande partie des civils, à des tiers qui ont aussi commis de tels actes. Il n’a pas tenté de se dissocier du SPP, ou des tiers s’étant livrés à de telles activités.

 

[9]               La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Mugusera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, a énuméré quatre conditions qui doivent être remplies pour qu’un geste soit considéré comme un crime contre l’humanité. Les motifs rédigés conjointement énoncent ce qui suit, au paragraphe 119 :

119     Ainsi que nous le verrons, le Code criminel et les principes de droit international considèrent un acte criminel comme un crime contre l’humanité lorsque quatre conditions sont remplies :

1.  Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2.  L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3.  L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4.  L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

 

[10]           La préoccupation particulière dans la présente affaire est de savoir si les attaques étaient généralisées ou systématiques. La Cour suprême du Canada a décrit ces concepts aux paragraphes 154 à 156 de l’arrêt Mugusera :

154     Le caractère généralisé d’une attaque « résulte du fait que l’acte présente un caractère massif, fréquent, et que, mené collectivement, il revêt une gravité considérable et est dirigé contre une multiplicité de victimes »; il n’est donc pas nécessaire que l’attaque s’inscrive dans une stratégie, une politique ou un plan particulier : Akayesu, Chambre de première instance, par. 580, et Procureur c. Kayishema, Affaire no ICTR‑95‑1‑T (TPIR, Chambre de première instance II), 21 mai 1999, par. 123.  Il peut s’agir d’une série d’actes ou d’un acte isolé de grande envergure : Mettraux, p. 260.

 

155     L’attaque systématique est « soigneusement organisé[e] selon un modèle régulier en exécution d’une politique concertée mettant en œuvre des moyens publics ou privés considérables », conformément à une politique ou à un plan, mais il n’est pas nécessaire que la politique soit une politique officielle de l’État et le nombre de victimes n’est pas déterminant : Akayesu, Chambre de première instance, par. 580; Kayishema, par. 123.  Comme l’a fait remarquer la Chambre de première instance du TPIY dans la décision Kunarac, par. 429 : « L’adjectif “systématique” dénote le caractère organisé des actes de violence, et l’invraisemblance qu’ils se produisent fortuitement. C’est au scénario des crimes — c’est‑à‑dire à la répétition délibérée et régulière de comportements criminels similaires — que l’on reconnaît leur caractère systématique. »

 

156     Il suffit d’établir que l’attaque est généralisée ou systématique, et non de démontrer les deux conditions à la fois, pour que soit respectée la seconde exigence posée au par. 7(3.76) : Tadic, Chambre de première instance, par. 648; Kayishema, par. 123.  Le tribunal déterminera si l’attaque était généralisée ou systématique à la lumière des moyens, des méthodes et des ressources mis en œuvre, ainsi que de ses conséquences pour la population civile : Kunarac, par. 430.  Seule l’attaque, et non les actes de l’accusé, doit être généralisée ou systématique. S’étant appuyée sur l’arrêt Sivakumar, la SAI semble avoir confondu ces notions et, ce faisant, elle a commis une erreur de droit. Même un acte isolé peut constituer un crime contre l’humanité, à condition qu’il fasse partie d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile : Procureur c. Mrksic, Radic et Sljivancanin, Affaire no IT-95-13-R61 (TPIY, Chambre de première instance I), 3 avril 1996, par. 30.

                        [Souligné dans l’original.]

 

[11]           En l’espèce, la préoccupation est de savoir si le premier secrétaire a examiné si les attaques étaient commises directement par le demandeur principal ou par ceux à qui il a livré des individus, ou les attaques dont il avait connaissance, étaient « généralisées » ou « systématiques » au sens défini par la Cour suprême du Canada.

 

[12]           Je n’ai aucun doute, particulièrement à la lecture des notes du STIDI auxquelles j’ai précédemment fait référence dans les présents motifs, que le premier secrétaire a examiné non seulement les actes de violence, mais aussi l’ampleur des actes commis par le SPP, la multiplicité des victimes, le fait que le SPP ait commis ces attaques dans le cadre d’une politique, la [traduction] « culture persistante » au sein du SPP, ainsi que le fait que ces attaques n’étaient pas fortuites ou accidentelles. En d’autres mots, pour que des actes constituent un crime contre l’humanité, ceux-ci doivent être généralisés ou systématiques, et ceux commis en l’espèce étaient à la fois généralisés et systématiques.

 

[13]           La question suivante est de déterminer si les motifs, y compris les notes du STIDI, sont assez explicites sur le fait que le premier secrétaire ait examiné la question de savoir si les attaques étaient généralisées ou systématiques. La lettre datée du 8 mars 2010 ne l’est pas. Cependant, je conclus que les notes du STIDI sont assez explicites sur le fait que le premier secrétaire a examiné cette question de manière appropriée. Une telle personne n’est pas tenue à une norme de clarté ou d’analyse juridique qui doive impressionner le lecteur le plus exigeant. Il suffit que la lettre soit suffisamment claire sur le fait que les questions pertinentes ont été traitées. C’est le cas en l’espèce.

 

[14]           Étant donné que le premier secrétaire a examiné les questions appropriées, je conclus que les conclusions quant à la preuve sont raisonnables et correctes, et qu’elles ne devraient pas être annulées. Par conséquent, la demande sera rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande est rejetée;

2.                  Aucune question n’est certifiée;

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

« Roger T. Hughes »

Juge


 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2116-10

 

INTITULÉ :                                       SARDUL SINGH WARAINCH,

                                                            DALBIR KAUR WARAINCH et

                                                            SUKHWINDER KAUR WARAINCH c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 13 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 18 janvier 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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