Cour fédérale |
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Federal Court |
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2010
En présence de monsieur le juge O’Reilly
ENTRE :
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. Vue d’ensemble
[1] Mme Bianca Lucia Orozco Velasquez a milité pour le parti conservateur en Colombie dans les années 1990. Par conséquent, les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC) l’ont harcelée et ont proféré des menaces contre elle et ses enfants. La demanderesse a fui avec ses enfants aux États-Unis en 1999. En 2008, Mme Orozco et son fils, Luis Miguel, ont demandé l’asile politique au Canada.
[2] Un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de Mme Orozco parce qu’il a conclu qu’elle pouvait vivre en sécurité à Bogota. Mme Orozco affirme que la Commission a commis une erreur de droit en omettant de prendre en considération la nature du risque particulier auquel elle-même et son fils s’exposent en Colombie et, en plus, que la Commission a tiré des conclusions déraisonnables au sujet de la capacité de l’État de les protéger.
[3] Je conviens avec Mme Orozco que la Commission a commis une erreur en ne déterminant pas la nature du risque auquel Mme Orozco pourrait être exposée en Colombie. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’est pas nécessaire de statuer sur les autres observations de la demanderesse en ce qui concerne le caractère raisonnable des conclusions de la Commission.
II. Le contexte factuel
[4] Mme Orozco militait activement pour le parti conservateur de la Colombie. Elle participait aussi aux activités d’organismes de bienfaisance qui distribuaient des denrées à des citoyens dans le besoin dans sa ville natale, Belalcazar. Elle critiquait ouvertement les FARC. En 1998, ceux-ci ont stoppé un camion d’approvisionnement à bord duquel elle se trouvait. Le conducteur et Mme Orozco ont été ligotés et menacés. Les FARC les ont sommés d’arrêter de distribuer de la nourriture.
[5] Après cet incident, des membres des FARC ont continué de menacer Mme Orozco et ses enfants. Elle a fait part de ces menaces à la police.
[6] En janvier 1999, un ami de son fils a été enlevé. Un membre des FARC a téléphoné chez la demanderesse pour l’informer que c’était son fils qui était la cible de l’enlèvement et pour lancer des menaces de mort. Mme Orozco a fait ses bagages et a emmené ses enfants chez ses parents, à Pereira, où les menaces ont persisté. Après l’assassinat du garçon ayant été enlevé, Mme Orozco a commencé à prendre des dispositions pour quitter le pays. Elle s’est rendue aux États-Unis en mai 1999.
[7] Même une fois que la demanderesse a quitté la Colombie, ses parents ont continué de recevoir des appels de menaces. La sœur et le beau-frère de Mme Orozco ont été tués, de même que son cousin. C’est pourquoi Mme Orozco affirme craindre de subir des représailles de la part des FARC si elle retourne en Colombie.
III. La décision de la Commission
[8] La Commission n’a tiré aucune conclusion de fait quant aux demandes d’asile. Elle semble avoir accepté intégralement la version des faits donnée par Mme Orozco.
[9] La Commission a souligné que la principale question en litige était la possibilité de refuge intérieur (PRI), c’est-à-dire le fait que Mme Orozco puisse ou non vivre en sécurité à Bogota. Elle a alors examiné la preuve documentaire relative à la protection de l’État à Bogota. En résumé, la Commission a conclu comme suit :
∙ La Colombie est un pays démocratique où les civils contrôlent les forces militaires et la police.
∙ Les crimes, dont les crimes contre les droits de la personne et les crimes perpétrés par des membres des forces de sécurité, font l’objet de poursuites et le taux de condamnation atteint 60 %.
∙ Le nombre d’assassinats commis par les forces de sécurité est en baisse.
∙ Les FARC sont en train de perdre leurs appuis politiques, leur structure de commandement s’effrite et les membres sont de moins en moins nombreux.
∙ La Colombie a étendu la présence des forces de sécurité dans les régions éloignées.
∙ Les FARC concentrent leurs activités dans les régions rurales et non dans les villes; elles visent principalement des cibles militaires et non les civils.
∙ En région urbaine, les FARC se livrent principalement à du terrorisme.
∙ Les déserteurs des FARC vont à Bogota pour éviter des représailles.
∙ Les FARC se livrent davantage désormais au trafic de drogues qu’à des enlèvements et à l’extorsion.
[10] La Commission a conclu à partir de cette preuve que la Colombie déploie des efforts sérieux pour protéger ses citoyens contre les FARC. En outre, les forces de sécurité colombiennes vont protéger les civils contre les crimes et les violations des droits de la personne.
[11] La Commission a ensuite examiné la preuve documentaire présentée par Mme Orozco. Elle a fait les observations suivantes :
∙ Les FARC ont attaqué au lance‑roquette une ville du département de Cauco.
∙ Les pertes de vies dans les rangs de la police et des forces de sécurité ont augmenté de 51 %.
∙ Les personnes les plus ciblées par les FARC sont notamment les agriculteurs, les membres des minorités, les élus, les journalistes et les militants pour les droits de la personne.
∙ Les FARC embauchent d’autres groupes pour qu’ils commettent des actes terroristes dans certaines régions, comme Bogota, mais ne semblent pas charger des tiers d’attaquer les personnes visées auparavant.
[12] Selon la Commission, cette preuve montrait que les FARC concentrent leurs activités dans les régions situées en dehors des grands centres urbains et que les forces de sécurité colombiennes déployaient des efforts dans ces régions. En général, les FARC perdent de la vigueur et leurs activités se limitent désormais principalement à des actes de guérilla et de terrorisme à petite échelle. En outre, la Commission était d’avis que Mme Orozco ne correspondait pas au profil des groupes les plus ciblés.
[13] La Commission a donc refusé de croire que la crainte de Mme Orozco de vivre à Bogota était justifiée et elle a estimé qu’il était raisonnable que Mme Orozco y réside en raison de ses 14 années de scolarité.
IV. La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de considérer le risque particulier en cause?
[14] Comme je l’ai souligné ci‑dessus, la Commission n’a tiré aucune conclusion quant à ce qu’avait vécu Mme Orozco en Colombie. Elle semble avoir accepté l’ensemble du témoignage de Mme Orozco en ce qui a trait à sa crainte des FARC. La décision de la Commission n’a porté que sur l’analyse des documents relatifs la situation du pays, et la Commission a conclu, sur le fondement de ces documents, que la demanderesse pouvait vivre en sécurité à Bogota.
[15] La notion de PRI fait partie inhérente de la définition de réfugié au sens de la Convention, parce que le demandeur doit être un réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région d’un pays (voir Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1992] 1 CF 706, au paragraphe 6). Une fois que la Commission envisage une PRI, elle doit en déterminer la viabilité en fonction du critère à deux volets décrit dans l’arrêt Rasaratnam. Il incombe au demandeur de prouver qu’il n’y a aucune PRI ou qu’elle est déraisonnable dans les circonstances. Le demandeur doit en fait persuader la Commission, selon la prépondérance de la preuve, soit qu’il risque sérieusement d’être persécuté à l’endroit proposé par la Commission pour la PRI, soit qu’il serait déraisonnable pour lui de se réfugier à cet endroit étant donné sa situation particulière.
[16] Il peut toutefois y avoir chevauchement entre l’examen de la PRI invoquée par la Commission et l’analyse que fait cette dernière de la protection de l’État. La première étape du critère relatif à la PRI est satisfaite s’il n’existe aucun risque sérieux de persécution à l’endroit proposé. Cette conclusion peut se fonder sur le faible risque de persécution ou sur la présence de ressources de l’État qui peuvent protéger le demandeur, ou sur les deux éléments. Dans l’un ou l’autre cas, cependant, l’analyse ne peut être effectuée si la Commission n’a pas déterminé le risque particulier auquel le demandeur s’expose.
[17] De fait, l’omission de la Commission d’examiner les risques particuliers propres à un demandeur quand elle analyse la PRI constitue une erreur de droit (Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1010). C’est donc une erreur pour la Commission de tirer une conclusion générale relative à la PRI sans se reporter à la persécution précise invoquée par le demandeur d’asile ou à la situation particulière de ce dernier. Encore une fois, la première question à laquelle la Commission doit répondre quand il est question d’une PRI est de savoir si, selon la prépondérance de la preuve, il existe un risque sérieux que le demandeur soit persécuté à l’endroit proposé par la Commission. En règle générale, il n’est pas possible de répondre à cette question si la nature de la crainte du demandeur n’a pas été précisément déterminée.
[18] De même, quand elle analyse la protection de l’État, la Commission commet une erreur de droit quand elle conclut à l’existence de cette protection sans examiner la situation personnelle du demandeur (Moreno c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 993). Dans l’affaire Moreno, la Commission était d’avis que le demandeur, natif de Bogota, ne serait pas ciblé par les FARC dans cette ville, contrairement à ce qu’affirmait le demandeur dans son témoignage. Cette conclusion veut nécessairement dire que la Commission n’acceptait pas la version des faits donnée par le demandeur, mais la Commission n’avait pas expressément tiré de conclusions défavorables relatives à la crédibilité. C’est là un des dangers d’évaluer la protection de l’État ou la PRI sans analyser les allégations du demandeur : des conclusions défavorables relatives à la crédibilité peuvent se glisser dans l’analyse sans être expliquées.
[19] En l’espèce, après avoir affirmé que la PRI était la principale question en cause, la Commission devait déterminer si, selon la prépondérance de la preuve, il existait un risque sérieux que Mme Orozco soit persécutée à Bogota. Elle était tenue en outre d’établir si le déménagement à Bogota était déraisonnable dans la situation particulière de Mme Orozco.
[20] Je conclus que l’omission de la Commission de déterminer le risque particulier que Mme Orozco disait craindre a donné lieu à une analyse inadéquate de la PRI. La Commission a conclu, par exemple, que Mme Orozco ne faisait pas partie d’un des groupes les plus ciblés par les FARC. Toutefois, la demanderesse prétendait avoir milité activement pour le parti conservateur et être une travailleuse humanitaire qui critiquait ouvertement les FARC. On ne sait pas vraiment pourquoi la Commission estimait que la demanderesse ne serait vraisemblablement pas ciblée, même si elle n’était pas agricultrice, élue, journaliste ou membre d’un autre groupe nommé dans la preuve documentaire. En outre, Mme Orozco a expliqué qu’elle s’était adressée à la police, mais que les menaces contre elles avaient continué et que des membres de sa famille ont été assassinés par la suite. Cette preuve avait manifestement un lien avec la question de savoir si l’État était en mesure de la protéger et, en définitive, s’il y avait une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée à Bogota. Pourtant, la Commission n’en dit rien.
[21] Il se peut qu’en l’espèce, comme dans l’affaire Moreno, précitée, la Commission n’ait pas donné foi à certaines allégations de Mme Orozco. Si c’était le cas, elle avait l’obligation de tirer des conclusions expresses relativement à la crédibilité. L’analyse de la PRI ne peut remplacer ce genre de conclusion.
[22] À mon avis, il ne s’agit pas ici d’un des rares cas où l’analyse de la PRI pourrait suffire en soi, indépendamment du risque particulier invoqué par Mme Orozco pour demander l’asile. La Commission était tenue de se demander à la fois si Mme Orozco s’exposait à un risque sérieux de persécution à Bogota et si sa réinstallation dans cette ville était, de toute manière, raisonnable pour une personne se trouvant dans sa situation. Sans cet examen, l’analyse de la PRI reste un exercice abstrait. En l’espèce, la Commission n’a pas discuté du risque auquel serait exposée une personne se trouvant dans la même situation que Mme Orozco. Cette omission constitue une erreur de droit, et je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire pour cette raison.
V. Conclusion et décision
[23] La Commission a omis d’analyser le risque particulier auquel Mme Orozco serait exposée si elle retournait en Colombie. Par conséquent, son analyse quant à savoir s’il existait une PRI viable à Bogota présentait des lacunes. Dans les circonstances, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et j’ordonne la tenue d’une nouvelle audience devant tribunal différemment constitué de la Commission. Aucune question de portée générale n’est formulée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour un nouvel examen.
Traduction certifiée conforme
Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-299-10
INTITULÉ : VELASQUEZ ET AUTRES c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 21 octobre 2010
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE O’REILLY
DATE DES MOTIFS : Le 30 novembre 2010
COMPARUTIONS :
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POUR LES DEMANDEURS |
Neal Samson
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
MYLES J. KIRVAN Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |