[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2010
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE :
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et
LE COMMISSAIRE AUX BREVETS
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. INTRODUCTION
[1] Il s’agit d’un appel de la décision de la commissaire aux brevets de refuser le brevet de l’appelante, qui a trait à une « pratique commerciale », au motif que ce brevet ne visait pas un objet brevetable au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch P‑4 (la Loi sur les brevets).
[2] En tirant sa conclusion, la commissaire a, dans les faits, créé un critère pour l’examen des objets brevetables, a formulé de nouvelles exclusions et conditions pour la brevetabilité et a donné son avis sur la portée de ce qu’est une « réalisation » brevetable. Dans sa décision, la commissaire non seulement soulève d’importantes questions de droit et d’interprétation, mais elle va jusqu’à établir des politiques qui pourraient modifier en profondeur le régime canadien de brevets. Le présent appel est donc important tant pour l’appelante que pour les nombreux acteurs qui ont recours au régime de brevets. La décision revient sur les pouvoirs donnés ou non à la commissaire par la Loi sur les brevets ainsi que sur les restrictions que le régime légal et la jurisprudence lui imposent.
[3] La question au cœur de l’affaire est de savoir si une « pratique commerciale » est brevetable en droit canadien. Pour les motifs suivent, la Cour conclut qu’une « pratique commerciale » peut être brevetée lorsque les circonstances s’y prêtent.
II. LE CONTEXTE
[4] Amazon.com a demandé un brevet pour une invention nommée : « Procédé et système me permettant d’effectuer une commande d’achat via un réseau de communication » (l’invention revendiquée). Elle a déposé sa demande le 11 septembre 1998 et elle y revendiquait la priorité sur deux brevets des ÉtatsUnis.
[5] L’invention revendiquée améliore le magasinage sur Internet. Le client visite un site Web, entre son adresse et les renseignements nécessaires à l’achat et il reçoit un identificateur placé dans un « témoin » stocké dans son ordinateur. Un « serveur » (soit un système informatique faisant fonctionner un site Web commercial) est capable de reconnaître un « client » (soit l’ordinateur du consommateur ayant le témoin identificateur) et de trouver les renseignements nécessaires à l’achat qui avaient été stockés sur le système informatique du vendeur. Le consommateur peut donc acheter un article d’un « simple clic » : la commande est passée sans avoir besoin de « passer à la caisse » ni d’entrer des renseignements supplémentaires.
[6] Le brevet est composé de 75 revendications dont certaines portent sur le « procédé » et d’autres sur le « système » (c.à.d. la machine permettant le processus). Aux fins du présent appel, les parties ont convenu que deux revendications indépendantes, soit les revendications no 1 et no 44, étaient en litige.
[traduction]
Revendication no 1
1. Un procédé dans un système-client pour commander un article, le procédé comprenant les éléments suivants : la réception en provenance d’un système serveur d’un identificateur du client du système-client; le stockage continu de l’identificateur du client dans le système-client; quand un article doit être commandé,
l’affichage des renseignements permettant de trouver l’article, ainsi que d’un message sur l’opération unique à effectuer pour commander l’article en cause;
en réponse à l’exécution de l’opération unique, l’envoi au système serveur d’une demande visant à commander l’article en cause, avec l’identificateur du client, lequel trouve les renseignements sur le compte antérieurement fournis par un utilisateur du système-client, ce qui évite à l’utilisateur d’avoir à ouvrir une session sur le système serveur; quand il commande l’article
quand les renseignements sur le compte doivent être modifiés,
la coordination de l’ouverture de la session par l’utilisateur sur le système serveur;
la réception des renseignements sur le compte mis à jour;
l’envoi des renseignements sur le compte mis à jour au système serveur
évitant ainsi à l’utilisateur d’avoir à ouvrir une session dans le système serveur quand il commande l’article, mais lui imposant d’ouvrir une session sur le système serveur s’il veut modifier les renseignements sur le compte antérieurement fournis.
Revendication no 44
44. Un système-client pour commander un article et comprenant les éléments suivants :
une composante qui reçoit d’un système serveur un identificateur du client du système-client et qui stocke continuellement l’identificateur du client;
une composante qui commande un article par l’affichage des renseignements qui le caractérisent, ainsi que d’un message sur l’opération unique à effectuer pour commander l’article en cause, et par l’envoi au système serveur d’une demande visant à commander l’article en cause, avec l’identificateur du client, lequel trouve les renseignements sur le compte antérieurement fournis par un utilisateur du système-client, ce qui évite à l’utilisateur d’avoir à ouvrir une session sur le système serveur quand il commande l’article;
une composante qui met à jour les renseignements sur le compte par la coordination de l’ouverture de la session par l’utilisateur sur le système serveur, la réception des renseignements sur le compte mis à jour de la part de l’utilisateur et l’envoi des renseignements sur le compte mis à jour au système serveur.
[7] Les autres revendications constituent des variations sur le même thème; elles décrivent notamment les renseignements stockés, les annulations de commande et comment de multiples « opérations uniques » sont réunies dans une seule opération.
[8] Le processus de demande de brevet a été long et a nécessité de nombreuses modifications aux revendications. Le 1er juin 2004, une examinatrice a refusé le brevet pour des motifs d’évidence et d’objet non brevetable. L’appelante a interjeté appel de la décision et a comparu devant la Commission d’appel des brevets (la Commission). Ce processus a été retardé parce que deux des membres de la Commission ont pris leur retraite; une deuxième audience devant la Commission a donc dû être tenue. Une décision a enfin été rendue le 4 mars 2009. La commissaire a accepté les conclusions de la Commission dont le rapport constitue les motifs de sa décision. En l’espèce, les « motifs de la Commission » seront ci‑après appelés « les motifs de la commissaire ».
III. LA DÉCISION DE LA COMMISSAIRE
[9] La commissaire a infirmé la conclusion relative à l’évidence tirée par l’examinatrice. Bien que l’utilisation d’un « témoin » pour obtenir des renseignements n’est pas nouvelle, la commissaire a conclu que l’idée originale – un processus simplifié de commande à « une étape » – était nouvelle et non évidente. La décision a rejeté l’idée qu’une invention est évidente en raison d’une « caractéristique […] distinctive » non technique (en l’espèce, le processus en une seule étape). Cette conclusion n’est pas en litige dans le présent appel; il est convenu que l’invention revendiquée est nouvelle.
[10] Cependant, les revendications ont été rejetées aux motifs qu’elles ne respectaient pas l’article 2 de la Loi sur les brevets et qu’elles constituaient donc des objets non brevetables.
2. Sauf disposition contraire, les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
[…]
« invention »
« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité. |
2. In this Act, except as otherwise provided,
…
“invention”
“invention” means any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter; |
[11] Le raisonnement tenu par la commissaire pour en arriver à cette conclusion est crucial en l’espèce. Il est fondé sur une démarche à « quatre volets », et l’appelante soutient que cette démarche n’a aucun fondement dans la jurisprudence canadienne. En outre, elle soutient que les hypothèses et les « principes » juridiques énoncés sont fondés sur une interprétation erronée et une mauvaise application du droit étranger et du droit canadien. Les intimés, par ailleurs, soutiennent que la démarche de la commissaire s’appuie sur les principes fondamentaux du droit des brevets, lesquels principes datent des origines du régime de brevets et tirent leurs sources tant du Canada que de l’étranger.
[12] Même la commissaire a reconnu que la voie sur laquelle elle s’est aventurée dans son analyse sortait des sentiers battus. Le rapport de la Commission mentionnait qu’il y avait eu de nombreux débats sur la méthode à adopter lors de l’examen d’un objet brevetable et qu’il incombait à la commissaire d’établir l’approche appropriée (rapport de la Commission, paragraphe 20).
A. La forme et la substance des revendications
[13] Selon la commissaire, il importait de commencer par l’analyse tant de la forme que de la substance des revendications. Une invention, à première vue, porte sur une réalisation, un procédé, une machine, une fabrication ou une composition de matières (elle doit respecter l’exigence de « forme »). Cependant, cela ne suffit pas : il faut par la suite établir ce qui a été « inventé » ou « découvert » afin de déterminer la substance de l’invention. La Commissaire a invoqué les jugements suivants pour appuyer cette approche : Lawson c. Commissioner of Patents (1970), 62 C.P.R. 101 (Lawson), Shell Oil Co. c. Canada (Commissaire des brevets), [1982] 2 R.C.S. 536 (Shell Oil), Tennessee Eastman Co. et al c. Commissaires des brevet, [1974] R.C.S. 111 (Tennessee Eastman), et Schlumberger Canada Ltd. c. Commissaire des brevets, [1982] 1 C.F. 845 (C.A.F.) (Schlumberger). Elle s’est également fondée sur un arrêt plus récent du Royame‑Uni à l’appui de l’approche précédente et de la « démarche à quatre volets » (Aerotel Ltd. c. Telco Holdings Ltd & Others, [2006] EWCA Civ 1371 (Aerotel)).
[14] Dans ce qui semble être un obiter, la commissaire a fait un autre commentaire qui allait avoir de l’importance dans son analyse subséquente et qui a été vigoureusement débattu dans le présent appel. Elle a affirmé qu’une invention revendiquée n’est pas brevetable si ce qui la rend nouvelle et non évidente comprend un objet non brevetable. Il s’ensuit qu’une revendication ne peut pas se baser sur un ensemble précis de caractéristiques qui, si elles sont prises séparément, ne sont pas nouvelles mais qui, si elles sont prises ensemble, sont nouvelles et brevetables, afin de rendre l’invention brevetable. Cette conclusion semble découler de l’arrêt Schlumberger, dans lequel la Cour d’appel fédérale a estimé que l’utilisation d’un ordinateur ne rendait pas une formule mathématique brevetable. Elle a de nouveau invoqué des développements récents dans la jurisprudence du RoyaumeUni.
[15] Comme je l’expliquerai plus en détail ultérieurement, l’« obiter » de la commissaire a mené à une autre division de l’analyse. Selon cette approche, il est nécessaire de faire l’analyse de la brevetabilité de ce qui est nouveau, en plus de l’analyse de l’invention dans son ensemble.
B. Les définitions des catégories pertinentes
[16] L’affirmation de la commissaire selon laquelle les revendications doivent appartenir à l’une des cinq catégories énumérées dans la Loi sur les brevets n’est pas contestée. Cependant, presque tous les aspects de l’analyse qui a suivi le sont. Après avoir déterminé que les catégories pertinentes étaient « réalisation » et « procédé », la commissaire s’est lancée dans une discussion sur le sens de « réalisation ». Sa définition, que l’appelante a qualifiée d’« étroite », met l’accent sur la nature physique des inventions. Les inventions constituent soit un objet matériel (telle qu’une machine) soit un changement de nature ou d’état d’un objet physique. La commissaire a invoqué la décision Lawson, tel qu’invoqué par la juge Wilson dans l’arrêt Shell Oil, à la page 555 :
Une réalisation ou une exploitation consiste en un acte ou une série d’actes effectués sur un objet matériel au moyen d’un agent physique et qui produisent dans cet objet un changement de nature ou d’état. […] Il s’agit d’une chose concrète en ce sens qu’on applique des agents physiques à des objets matériels et que les sens peuvent alors percevoir un objet ou un instrument tangible.
[17] La commissaire renvoie également à l’analyse de la juge Wilson sur la question des réalisations en tant que « science ou connaissance », interprétées au regard de termes comme « état de la technique » ou « antériorité ». La réalisation doit également avoir une application pratique. Selon la commissaire, cette connaissance doit également être scientifique ou technologique. Elle conclut que, si une invention revendiquée n’est pas de nature physique et ne consiste pas en un acte ou en une série d’actes effectués sur un objet matériel au moyen d’un agent physique afin de produire dans cet objet un changement ou un effet quelconque, elle n’est pas brevetable.
C. Objet exclu
[18] Le troisième volet de la méthode de la commissaire consistait en une analyse des objets exclus soit expressément par la Loi sur les brevets, soit par la jurisprudence. La commissaire en est immédiatement venue à la conclusion que les pratiques commerciales avaient « traditionnellement » été exclues au Canada, et ce, en partie sur le fondement de la dissidence dans l’arrêt Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34 (Schmeiser). La juge Arbour, dissidente en partie, a compté les « pratiques commerciales » parmi les exemples de la façon dont la Loi sur les brevets a été interprétée comme excluant de la brevetabilité certains objets. Pour l’ajouter à sa liste, la juge Arbour a invoqué l’arrêt étatsunien State Street Bank & Trust Co. c. Signature Financial Group Inc., 149 F.3d 1368 (Fed. Cir. 1998) (State Street). Cependant, la commissaire semble avoir estimé que, en fait, l’arrêt State Street appuyait grandement la brevetabilité des pratiques commerciales et elle a donc affirmé qu’elle acceptait la déclaration de la juge Arbour « [m]algré le renvoi à la décision State Street » (décision de la commissaire, paragraphe 142).
[19] En plus des motifs présentés ci‑dessus, la commissaire a expliqué, sur le fondement d’une affaire datant de 1901 et du Digest of Canadian Patent Law, Fox, 1957, que cette exclusion découlait des objets exclus au RoyaumeUni. Il ressort clairement de ces deux autorités qu’il est impossible d’obtenir un brevet pour un « simple projet ou plan », y compris pour les activités commerciales. La Commissaire a également longuement cité un arrêt plus récent CFPH LLC, Patent Applications by [2005] EWHC 1589 (Pat.) (CFPH), dans lequel un tribunal britannique a examiné les raisons d’intérêt public expliquant l’exclusion visant les pratiques commerciales.
[20] Enfin, la commissaire a renvoyé aux motifs concourants du juge Dyk dans l’arrêt In re Bilski, 88 USPQ 2d 1385 (2008) (Bilski/USCA), un arrêt récent rendu par la Court of Appeals for the Federal Circuit (ci‑après la CAFC), qui a réexaminé l’exclusion visant les pratiques commerciales, afin de montrer comment le régime anglais avait influé sur le régime des ÉtatsUnis et d’expliquer la raison sousjacente à la limitation des brevets aux inventions se rapportant à la « fabrication ». Il convient de noter que la Cour suprême des ÉtatsUnis (dans l’arrêt Bilski c. Kappos, 130 U.S. 3218 (2010) (Bilski/USSC)) a confirmé l’arrêt de la CAFC après que la commissaire eut rendu sa décision et, en fait, après que l’appel dans la présente instance eut été entendu.
D. L’exigence « technologique »
[21] Le dernier volet de la démarche de la commissaire découle de son hypothèse selon laquelle, pour qu’une invention soit brevetable, elle doit être de nature technologique. La commissaire a justifié cette conclusion en se référant au régime de brevets, à la jurisprudence et au sens du mot « technologie » dans le dictionnaire. La commissaire, dans ses motifs, renvoie à la nature « technologique » des cinq catégories d’invention, à l’exigence établie par les Règles sur les brevets selon laquelle la description doit renvoyer à un « problème technique » et au libellé de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (l’Accord sur les ADPIC). En outre, selon le juge Bastarache dans l’arrêt Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76 (Harvard Mouse), la Loi sur les brevets a été conçue pour protéger les progrès technologiques.
[22] La commissaire a de nouveau longuement cité l’analyse des tribunaux britanniques sur cette question; elle a une fois de plus renvoyé à l’arrêt Aerotel, car il porte sur l’examen de la brevetabilité des objets au regard de l’approche fondée sur la « contribution technique ». La commissaire, dans ses motifs, a reconnu qu’il y avait une divergence de vues entre l’Office européen des brevets (l’OEB) et les tribunaux britanniques; l’OEB a décidé qu’il valait mieux que la nature technique de l’invention soit examinée dans le cadre de l’analyse relative à l’évidence, vu les problèmes liés à l’approche fondée sur la contribution. La commissaire a néanmoins conclu que cette décision révélait que l’OEB tenait bien compte des caractéristiques techniques et non techniques, bien que ce fût à l’égard de l’étape inventive.
[23] Sur le fondement de cette analyse, la commissaire a conclu que l’objet qui était de nature « non technologique » n’était pas non plus brevetable.
E. L’examen du brevet effectué par la commissaire
[24] La commissaire, dans son examen du brevet de l’appelante, a respecté à la lettre sa démarche en quatre volets. Dans l’analyse du premier volet, elle a refusé de se limiter seulement au « sens […] grammatical » des revendications, parce que cela donnerait une plus grande importance à la forme qu’à la substance. Elle a conclu que les revendications liées à une méthode, de par leur forme, portaient sur un procédé et que les revendications liées à un système, de par leur forme, portaient sur une machine. Cependant, en substance, les revendications étaient les mêmes : les deux décrivaient un procédé. Ce qui a été « ajouté » ou « découvert » se limitait à la rationalisation du procédé de commande et aux avantages qui en découlaient. Pour qu’elle soit brevetable, l’invention devait « entrer » dans la définition de réalisation ou de procédé.
[25] Sur le fondement de la décision Lawson, la commissaire a conclu qu’il n’y avait aucun changement physique des produits commandés, seule la façon dont la commande était passée avait changé. Par conséquent, l’invention revendiquée ne constituait pas un objet brevetable.
[26] Même si elle avait déjà conclu que l’invention revendiquée ne respectait pas les conditions de la Loi sur les brevets, la commissaire a continué et a examiné les deux derniers « volets » de sa démarche. Elle a conclu que les revendications étaient aussi exclues en tant que pratiques commerciales. Les revendications n’ajoutaient rien à la connaissance humaine, à l’exception des notions ou des règles du commerce de détail liées aux commandes et, malgré la nouveauté de ces notions, les breveter constituerait une « dérogation radicale » du régime actuel et nécessiterait l’approbation du législateur. Vu son analyse sur la [traduction] « tradition » d’exclusion, il est quelque peu étrange que la commissaire ait par la suite mis l’accent sur le fait que, bien que des brevets aient pu être délivrés pour des pratiques commerciales dans le passé, si cela est contraire à la Loi sur les brevets, il faut arrêter cette façon de faire.
[27] Enfin, la commissaire a examiné chacune des caractéristiques prévues dans le brevet afin de déterminer si ces caractéristiques étaient technologiques, si elles avaient un effet technologique ou si elles avaient un effet technologique de par leur combinaison. Elle a conclu dans la négative pour la plupart des caractéristiques, à l’exception de l’utilisation des témoins, qui pourrait être considérée comme technologique. Cependant, leur utilisation technologique était déjà connue : aucun « gain technique » n’avait donc été ajouté à la connaissance humaine.
IV. LA NORME DE CONTRÔLE
[28] Les principales questions en litige dans le présent appel ont trait à la portée et à la définition de « réalisation » et de « procédé », ainsi qu’aux objets qui ont été exclus par la jurisprudence. L’interprétation de l’article 2 de la Loi sur les brevets constitue une question de droit à laquelle s’applique la norme de la décision correcte : Harvard Mouse, précité, paragraphe 150.
[29] La deuxième question en litige, soit la démarche utilisée par la commissaire pour examiner les revendications et l’invention, constitue également une question de droit. Le Bureau des brevets a essentiellement formulé un critère juridique pour déterminer la brevetabilité des objets. La démarche met également en jeu des questions d’interprétation des revendications, analyse qui ne commande aucune retenue.
[30] Néanmoins, si les bons critères juridiques avaient été appliqués et si la commissaire avait conclu à juste titre que les pratiques commerciales et les inventions non technologiques n’étaient pas brevetables, l’application de ces critères et la question de savoir si l’invention était une pratique commerciale seraient susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : Harvard Mouse, précité, paragraphe 151.
[31] Enfin, si la commissaire a commis une erreur de droit fondamentale qui l’a empêchée de prendre la bonne décision, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de trancher l’affaire de novo suivant l’article 41 de la Loi sur les brevets : CertainTeed Corp. c. Canada (Procureur général), 2006 CF 436, paragraphe 27; Canada Packers Inc. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), [1989] 1 C.F. 47, 26 C.P.R. 3d 407 (C.A.F.), page 417.
V. ANALYSE DU DROIT
A. L’adoption de principes issus de l’étranger
[32] La présente affaire fait ressortir la difficulté de se fonder sur des principes de droit d’origine étrangère pour l’interprétation du régime canadien de brevets. Dans un domaine du droit où les nouveaux traits de génie créent de nouvelles questions de droit auxquelles la jurisprudence canadienne n’a aucune réponse immédiate, il peut être utile de tirer parti des régimes étrangers. Cependant, on doit le faire avec précaution. Malgré les conventions internationales et le principe de la réciprocité, les régimes peuvent être fondamentalement différents. Un objet brevetable dans un pays peut ne pas l’être ici et vice versa. En outre, il peut être brevetable pour un motif complètement différent. Bien que la jurisprudence étrangère puisse offrir des repères, les décisions étrangères et le contexte canadien lié à la question dont le tribunal est saisi (c.àd. ce qu’est l’objet brevetable) doivent respecter le droit canadien. Il sera plus judicieux d’appliquer le droit de certains pays que d’autres vu l’histoire, la langue ainsi que l’interprétation de leur loi en matière de brevets.
[33] La commissaire s’est grandement fondée sur la jurisprudence étrangère dans l’ensemble de sa décision, particulièrement sur celle du RoyaumeUni, de l’Europe et des ÉtatsUnis. Ce recours à la jurisprudence étrangère devient préoccupant et pose même problème lorsque la commissaire ne tient pas compte de différences fondamentales entre les régimes étrangers et canadiens ou ne tient tout simplement pas compte de principes juridiques canadiens. En particulier, elle a invoqué les régimes britanniques et européens sans prendre en compte que ces deux régimes, qui ont mis en œuvre la Convention sur le brevet européen (CBE), sont fondamentalement différents du régime canadien en ce qui a trait à la brevetabilité d’un objet. Ces régimes ne définissent pas ce qu’est une « invention », ils prévoient plutôt une série d’exclusions. La jurisprudence dans ces régimes a donc souvent interprété les revendications non pas de façon à déterminer si elles décrivent une « invention » au sens d’une loi, mais plutôt si elles devraient être considérées comme étant un objet exclu en application de l’article 52 de la CBE. L’article 52 de la CBE est ainsi rédigé :
(1) Les brevets européens sont délivrés pour les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptibles d’application industrielle.
(2) Ne sont pas considérés comme des inventions au sens du paragraphe 1 notamment :
a) les découvertes ainsi que les théories scientifiques et les méthodes mathématiques;
c) les plans, principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le domaine des activités économiques, ainsi que les programmes d’ordinateurs;
d) les présentations d’informations.
(3) Les dispositions du paragraphe 2 n’excluent la brevetabilité des éléments énumérés auxdites dispositions que dans la mesure où la demande de brevet européen ou le brevet européen ne concerne que l’un de ces éléments, considéré en tant que tel.
Article 52, Convention sur le brevet européen
[34] Le Patent Act actuel du Royaume-Uni est libellé de façon à respecter la CBE. Même avant la CBE, le libellé utilisé pour décrire une « invention » dans le régime de brevets dans ce pays était différend de celui de la Loi sur les brevets du Canada. Il est reconnu de longue date que notre Loi sur les brevets, qui est entrée en vigueur avant la Confédération, ne découle pas de la loi britannique, qui est entrée en vigueur après notre loi, mais prend plutôt exemple sur la loi de nos voisins américains : [traduction] « Les principes sous‑jacents au droit des brevets au Canada, tant avant qu’après la Confédération, se rapprochent davantage de ceux adoptés dans les lois aux États‑Unis qu’au Royaume-Uni (O.M. Biggar, Canadian Patent Law and Practice, Toronto, Burroughs & Company (Eastern) Limited, 1927, page 2; voir également l’arrêt Harvard Mouse, précité, paragraphe 3). Il n’est pas surprenant que les libellés de la description d’un objet brevetable employés dans les lois aux États‑Unis et au Canada soient presque pareils.
[35] Malgré que les régimes des brevets aux États‑Unis et au Canada aient, bien entendu, des racines dans la common law britannique, ce qui précède montre que les régimes se sont développés différemment et qu’il ne faut donc pas adopter aveuglément le droit britannique. En outre, les tribunaux canadiens nous ont mis en garde contre les autorités britanniques lorsqu’il faut établir la brevetabilité d’un objet : Tennessee Eastman, précité, paragraphes 120 et 121. De même, les tribunaux du Royaume‑Uni ont souligné dans des décisions que le régime des ÉtatsUnis ne s’appliquait pas à leur législation. La Court of Appeal, dans l’arrêt Aerotel, que la commissaire a invoqué plus d’une fois, a clairement affirmé que la position des ÉtatsUnis, tant en raison de l’absence d’un équivalent à l’article 52 de la CBE que de la [traduction] « large portée » donnée aux inventions brevetables, était très différente de la position européenne :
[traduction]
Les [traduction] « exceptions » dont il est question dans les affaires étatsuniennes, p. ex. les lois de la nature, sont en partie les mêmes que celles prévues au paragraphe 52(2). La raison en est que, comme nous l’avons déjà souligné, elles ne peuvent, de par leur nature même, faire l’objet d’un monopole juridique. Le fait que l’on puisse faire certains parallèles entre ce que les juges ont estimé être non brevetable aux ÉtatsUnis et les catégories d’invention exclues par le paragraphe 52(2) ne constituent pas un guide quant à l’interprétation de l’article 52.
Aerotel, précité, paragraphe 13
[36] La lecture des arrêts Aerotel et CFPH révèle également que les exclusions dans les régimes britannique et européen ont principalement été adoptées pour des raisons d’intérêt public. Dans l’arrêt CFPH, la High Court britannique a intitulé une partie de son analyse [traduction] « Les articles ont été exclus pour des raisons d’intérêt public » et traite longuement de la nature [traduction] « absolue » et [traduction] « relative » des exclusions ainsi que des principes sous‑jacents : CFPH, précité, paragraphe 30. Bien que cette discussion puisse être intéressante, l’adoption par le Bureau des brevets de ces considérations d’intérêt public est inappropriée et mal fondée en droit. Le juge Bastarache, au nom de la majorité dans l’arrêt Harvard Mouse, tranche nettement tout doute lié à la question de savoir si la commissaire peut tenir compte de considérations d’intérêt public dans la délivrance d’un brevet :
Je ne suis pas d’accord pour dire que l’art. 40 de la Loi sur les brevets donne au commissaire le pouvoir discrétionnaire de refuser un brevet pour des raisons d’intérêt public indépendantes de toute disposition expresse de la Loi. La nature non discrétionnaire de la tâche du commissaire est expliquée dans l’arrêt Monsanto, précité, que le juge Rothstein a mentionné. Aux pages 1119‑1120, après avoir cité l’art. 40 (art. 42, à l’époque) de la Loi sur les brevets, le juge Pigeon a déclaré, au nom des juges majoritaires :
J’ai souligné en droit [à l’art. 42] pour faire ressortir que ce n’est pas une question de discrétion : le commissaire doit justifier tout refus. Comme l’a déclaré le juge en chef Duff dans l’arrêt Vanity Fair Silk Mills c. Commissaire des brevets (à la p. 246) :
[traduction] Il ne fait aucun doute que le commissaire des brevets ne doit pas rejeter une demande de brevet à moins qu’elle ne soit clairement dépourvue de fondement valable […]
[Souligné dans l’original.]
Certains commentateurs font remarquer que les tribunaux canadiens ont déjà soustrait certains objets à la brevetabilité pour des raisons d’ordre moral ou éthique ou de politique générale […] S’il est vrai que les tribunaux ont exclu de la brevetabilité certaines catégories d’inventions eu égard à des questions de politique générale, il reste qu’ils ont mentionné des dispositions expresses de la Loi sur les brevets pour justifier ces exclusions […]
Harvard Mouse, précité, paragraphes 144 et 145
[37] La commissaire doit donc respecter le régime canadien de brevets et l’interprétation que les tribunaux en font. Elle ne dispose d’aucun pouvoir discrétionnaire à cet égard. La jurisprudence étrangère, et assurément les raisons d’intérêt public qui y sont préconisées, n’est pas déterminante; elle est, tout au plus, un possible guide lorsqu’elle est appliquée correctement et avec précaution. Comme il est de plus en plus évident, nombre d’erreurs de la commissaire découlent du fait qu’elle a adopté un rôle d’élaboration de politique et qu’elle a importé des politiques contraires au droit canadien.
B. L’approche fondée sur la forme et la substance
[38] Au cours des dix dernières années, la Cour suprême a clairement établi qu’une invention est définie par les revendications et que les revendications doivent être interprétées « en fonction de l’objet » : Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World Trust). Ce faisant, elle a explicitement rejeté [traduction] « l’approche fondée sur la forme et sur la substance » des années passées. Dans l’arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, la Cour suprême a confirmé que l’interprétation téléologique doit être employée dans l’examen de la validité et de la contrefaçon. La Cour suprême a fondé son raisonnement non seulement sur le souhait de parvenir à une certaine cohérence, mais également sur la reconnaissance que l’intention des auteurs du brevet, qui doit être déterminée par un esprit désireux de comprendre, est partie intégrante du fonctionnement du régime de brevets. Un examen subjectif de la « substance » des revendications crée de l’incertitude. Tel qu’il a été mentionné dans l’arrêt Free World Trust, précité, au paragraphe 46 :
À partir du moment où l’analyse ne s’appuie plus sur la teneur des revendications, le tribunal peut se retrouver en territoire inconnu, sans aucun repère. L’analyse comportant un seul volet doit intégrer la souplesse et le bon sens à l’interprétation initiale des revendications, car il n’y a pas de second volet.
[39] Au lieu de se fonder sur ces principes, qui sont maintenant des principes de base de l’interprétation des revendications, la commissaire emploie des termes désuets tels que « forme et substance » et « la découverte » qui avaient été formulés dans l’ancienne jurisprudence. Bien que la commissaire tente de limiter cette analyse à la brevetabilité des objets, un retour à l’expression « forme et substance », peu importe le contexte, prête à confusion et est inutile. En outre, cela représente une dérogation à la directive claire donnée par la Cour suprême, selon laquelle l’interprétation téléologique doit être employée dans tous les cas.
[40] L’article 2 de la Loi sur les brevets exige qu’une invention présente le caractère de la « nouveauté et de l’utilité ». Au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Calgon Carbon Corp. c. Corporation de la ville de North Bay, 2005 CAF 410, le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême) a donné une interprétation simple de cette exigence : « L’"utilité" vise les applications pratiques par opposition à la théorie; la "nouveauté " implique une contribution à la connaissance, l’apport de quelque chose qui était jusqu’alors inconnu » (paragraphe 10). Il n’est donc pas erroné de parler de « la découverte », tant que la découverte est déterminée en tenant compte des éléments essentiels tels qu’ils sont établis au moyen d’une interprétation téléologique des revendications, plutôt qu’au moyen d’une considération subjective et secondaire telle que la « substance de l’invention ».
[41] L’objectif avoué de la commissaire, soit d’éviter que la forme prenne le pas sur la substance, est atteint par l’interprétation téléologique des revendications. Interpréter les revendications avec un « esprit désireux de comprendre » ne se traduit pas par un aveuglement volontaire. L’interprétation téléologique dégage la substance des revendications par l’établissement de leurs éléments essentiels. Si l’inventeur ne revendique qu’une idée ou une théorie, les moyens de la mettre en œuvre (c.àd. l’esprit humain ou un ordinateur) pourraient être remplacés, et l’invention resterait essentiellement la même. Par conséquent, l’arrêt Schlumberger, malgré qu’il ait été rendu près de 20 ans avant l’arrêt Free World Trust, donnerait à penser que, si un ordinateur n’est pas un « élément essentiel », il ne constitue pas la substance d’une invention.
[42] Le rejet de l’interprétation téléologique et, dans les faits, d’une approche holistique des revendications a également permis à la commissaire de séparer les revendications selon leurs éléments nouveaux et anciens afin de déterminer la brevetabilité. Comme je l’ai mentionné précédemment, donner à penser que « la découverte » est indépendante des revendications dans leur ensemble pose problème. C’est particulièrement vrai dans la mesure où la commissaire a conclu que l’objet revendiqué est nouveau (bien que certains éléments soient anciens) et non évident.
[43] Avant tout, les conclusions de la commissaire ne sont pas appuyées par le droit canadien. Bien que l’arrêt Shell Oil définisse « réalisation » comme un ajout à la connaissance humaine, rien ne donne à penser que cette « contribution » doive être examinée indépendamment de l’invention dans son ensemble. Il est concevable, et même prévisible, que certains éléments de l’invention ne soient pas nouveaux. En fait, dans l’affaire Shell Oil, les composés en litige étaient anciens. La Cour suprême, cependant, n’a pas exclu les composés de l’analyse de l’objet; ces composés faisaient clairement partie de l’invention. On ne respecte pas le droit établi si l’on prétend analyser « la découverte » et la « substance » en ne tenant pas compte de l’invention dans son ensemble.
[44] La décision Progressive Games, Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets), 177 F.T.R. 241 (C.F. 1re inst.), conf. par (2000), 9 C.P.R. (4th) 479 (C.A.F.), constitue également un bon exemple. Le juge de première instance a conclu que la manipulation physique de cartes respectait le volet application pratique du critère énoncé dans l’arrêt Shell Oil, une conclusion confirmée en appel. Bien entendu, l’utilisation des cartes n’était pas nouvelle. Les règles en soi ne sont qu’une idée : elles ont besoin de l’utilisation de cartes afin de constituer une « invention » à part entière ou même une « idée originale ». Il a été conclu que le brevet n’était pas brevetable parce que rien d’essentiel n’avait été ajouté et non parce que les règles, que l’on alléguait nouvelles, étaient un objet exclu. L’arrêt Schlumberger, invoqué par la commissaire, et ses circonstances uniques ont fait l’objet d’une analyse précédemment : la Cour n’a pas semblé estimer que l’ordinateur constituait un « élément essentiel » de l’invention.
[45] Enfin, dans la mesure où la commissaire invoque la jurisprudence du RoyaumeUni pour montrer la [traduction] « contribution réelle » de l’invention et pour établir dans quelle mesure l’objet est visé par la loi, son analyse est incomplète et induit en erreur. Tant CFPH qu’Aeorotel, les deux arrêts cités par la commissaire, portent sur l’interprétation de l’article 52 et, comme je l’ai mentionné précédemment, ils n’ont donc qu’une pertinence limitée dans le contexte canadien. La tentative de formuler ce critère semble en partie être fondée sur les mots « considérés en tant que tel » employés au paragraphe 52(2); des objets sont exclus « que dans la mesure où » le brevet ne concerne que l’un de ces objets « considérés en tant que tel ». Aucune disposition semblable n’est en vigueur au Canada. Ces arrêts révèlent aussi clairement que le droit à cet égard n’est pas encore fixé et que les tribunaux ont fait preuve de peu d’uniformité dans « l’approche » qu’ils devraient adopter pour entreprendre cette analyse. En effet, la commissaire a ellemême reconnu que l’Europe et le RoyaumeUni ne s’entendent pas sur l’étape à laquelle la nouveauté d’une contribution devrait être analysée. Enfin, la décision dans l’arrêt CFPH donne en fait à penser que, contrairement à certaines [traduction] « exclusions absolues », les découvertes – qui, quant à elles, sont exclues en tant qu’exclusion [traduction] « relative » – ne devraient pas être analysées indépendamment de l’invention dans son ensemble :
[traduction]
Ceux qui contestent votre brevet ne peuvent pas dire : la découverte est exclue
et le reste est évident. Ils ne peuvent pas diviser votre invention de cette
façon. La découverte est une partie intégrante et très importante de votre
invention. La loi ne s’y oppose pas. Elle s’y oppose seulement si vous essayez
d’obtenir le monopole de votre découverte à tous les égards […]
CFPH, précité, paragraphe 34.
[46] Les tribunaux étatsuniens ont également rejeté l’idée que les revendications devaient être divisées selon ce qui est nouveau et ce qui ne l’est pas. Pour les motifs énoncés précédemment, je conclus que les décisions de ces tribunaux sont plus pertinentes et que le raisonnement qui y est tenu est plus convaincant, même si cela ne tranche pas la question. Comme l’a mentionné la majorité de la CAFC dans l’arrêt Bilski/USCA, page 1394 :
[traduction]
[L]a Cour a clairement établi qu’il ne convient pas de décider de la brevetabilité d’une revendication dans son ensemble sur le fondement de la question de savoir si des restrictions données constituent des objets brevetables […] Diehr, 450 U.S., page 188. ([traduction] « Il ne faut pas diviser les revendications en éléments anciens et nouveaux, puis faire abstraction des anciens éléments lors de l’analyse. ») Après tout, même si un principe fondamental n’est pas en soi brevetable, un procédé ayant recours à un principe fondamental peut l’être. Par conséquent, il importe peu qu’une étape ou une restriction d’un tel procédé en soi ne soit pas brevetable suivant l’article 101 […]
[47] La commissaire a simplement adopté un nouveau critère juridique pour l’examen de la brevetabilité des objets. Ce critère n’est appuyé ni par la jurisprudence canadienne récente ni par la Loi sur les brevets. Il s’agit d’une erreur de droit, et cela excédait largement la compétence de la commissaire.
C. La définition de réalisation/Le changement dans la nature ou l’état
[48] Il convient tout d’abord de noter qu’il importe peu que la commissaire ait seulement analysé la définition de « réalisation » de façon générale sans examiner séparément la définition de « procédé ». Il est généralement accepté que « méthode » et « procédé » constituent une seule et même chose et que « réalisation » peut comprendre l’une ou l’autre de ces choses : voir la décision Lawson, précitée, paragraphe 34, citant l’arrêt Refrigerating Equipment Ltd. c. Drummond & Waltham System Inc., [1930] 4 D.L.R. 926, page 937. En effet, nombre de précédents portant sur ce qu’est une réalisation concernaient en fait des procédés, l’exemple parfait étant l’arrêt Shell Oil. La question est de savoir si la commissaire, dans son analyse sur la réalisation, a adopté la définition juridique applicable, laquelle comprend l’interprétation que les tribunaux ont donnée aux procédés brevetables.
[49] L’appelante allègue que la commissaire a adopté une définition de « réalisation » trop étroite en ne tenant pas compte de l’arrêt Shell Oil et en employant l’ancien critère de « manipulation physique » établi dans la décision Lawson. Je note, cependant, que la commissaire a expressément examiné l’arrêt Shell Oil; le renvoi à la décision Lawson a été fait dans le contexte de cet arrêt. Le cœur du débat est l’interprétation de la commissaire selon laquelle l’arrêt Shell Oil établit que l’« application pratique » suppose nécessairement un changement dans la nature ou l’état d’un objet physique. Je souligne également qu’elle a ajouté une condition selon laquelle la « nouvelle connaissance » dont il est question dans l’arrêt Shell Oil doit être de nature technologique ou scientifique.
[50] L’arrêt Shell Oil constitue sans contredit l’origine de la définition de « réalisation » brevetable. La Cour suprême, dans cet arrêt, a mis l’accent sur la question de savoir si la découverte ou l’idée a une application pratique :
En quoi consiste l’« invention » selon l’art. 2? Je crois que c’est l’application de cette nouvelle connaissance afin d’obtenir un résultat, qui a une valeur commerciale indéniable et qui répond à la définition de l’expression « toute réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». Je crois qu’il faut donner au mot « réalisation » de la définition son sens général de «science» ou « connaissance ». Dans ce cas, la découverte de l’appelante a augmenté le bagage de connaissances au sujet de ces composés en leur trouvant des propriétés jusqu’alors inconnues et elle a établi la méthode par laquelle on peut leur donner une application pratique. À mon sens, cela constitue une « réalisation … présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité » et les compositions sont la réalisation pratique de la nouvelle connaissance.
Page 549
[51] La décision Lawson date de quarante ans et elle a constitué un point de départ utile pour l’analyse de la juge Wilson dans l’arrêt Shell Oil, dans laquelle cette dernière a donné à la définition de réalisation une [traduction] « plus grande portée ». Cependant, il ne s’agit pas d’un précédent quant à la question de savoir ce qu’est une réalisation brevetable. La juge Wilson n’a pas rejeté la décision Lawson, mais elle a affirmé que cette décision faisant partie de l’effort soutenu visant à établir une définition plus large qui va expressément au delà de la fabrication de produits et même des techniques de fabrication :
Dans l’arrêt Tennessee Eastman Co. c. Commissaire des brevets […] [l]a Cour a cependant affirmé que « réalisation » est un mot très général et qu’il ne faut pas le restreindre aux nouveaux procédés, produits ou techniques de fabrication mais qu’il faut l’appliquer aussi aux méthodes nouvelles et innovatrices qui servent à appliquer des connaissances ou des compétences pourvu qu’elles produisent des effets ou des résultats utiles pour le public de façon commerciale
Dans Lawson c. Commissaire des brevets (1970), 62 C.P.R. 101, le juge Cattanach a tenté de mieux cerner ce concept général de « réalisation ». Dans cette affaire-là, on demandait un brevet pour une nouvelle méthode servant à décrire les limites d’une parcelle de terre. La demande a été rejetée non pas, encore une fois, parce que l’objet de la demande n’était pas une «réalisation» au sens de la définition que donne la Loi, mais parce que, comme le nouvel usage de la substance comme adhésif dans l’affaire Tennessee Eastman, la demande avait trait à des compétences professionnelles plutôt qu’au commerce ou à l’industrie. Dans ses motifs de jugement, le juge Cattanach dit aux pp. 109 et 110 :
Une réalisation ou une exploitation consiste en un acte ou une série d’actes effectués sur un objet matériel au moyen d’un agent physique et qui produisent dans cet objet un changement de nature ou d’état. Il s’agit d’une chose abstraite en ce sens que l’esprit peut l’imaginer. Il s’agit d’une chose concrète en ce sens qu’on applique des agents physiques à des objets matériels et que les sens peuvent alors percevoir un objet ou un instrument tangible.
Au cours de l’évolution des principes juridiques relatifs aux brevets, on a déjà considéré qu’une invention doit consister en une substance que l’on peut vendre et que, sauf si on inventait une nouvelle substance par un nouveau procédé, l’invention ne pouvait pas donner lieu à un brevet, mais que si on inventait une nouvelle substance, par un nouveau procédé, l’invention qui pouvait être brevetée était la substance et non pas le procédé. On confondait alors la fin et les moyens. Cependant il est maintenant reconnu que si l’invention est un moyen et non pas une fin, l’inventeur a droit à un brevet sur ce moyen.
Pages 554 et 555
[52] Le critère lié à la réalisation établi par la juge Wilson comprend donc trois éléments importants : (i) la réalisation ne doit pas être pas une idée désincarnée, mais comporter une méthode d’application pratique; (ii) elle doit constituer une façon nouvelle et innovatrice d’appliquer des compétences ou des connaissances et (iii) elle doit produire des résultats ou des effets utiles de façon commerciale : Progressive Games, précitée, paragraphe 16.
[53] La condition d’application pratique fait en sorte qu’une chose n’étant qu’une simple idée ou découverte ne soit pas brevetée – il faut qu’elle soit concrète et tangible. Il s’ensuit qu’il doit y avoir une manifestation, un effet ou un changement de nature quelconque. Cependant, il importe de mettre l’accent sur la condition d’application pratique plutôt que simplement sur le caractère physique de l’invention. Les propos tenus dans la décision Lawson ne doivent pas être interprétés comme limitant la brevetabilité d’applications pratiques qui peuvent, à la lumière de la technologie actuelle, consister en un « changement de nature » ou un effet un peu moins usuel que celui produit au moyen d’une machine telle qu’un ordinateur.
[54] Comme la Cour suprême nous l’a rappelé au paragraphe 158 de l’arrêt Harvard Mouse, tout ce que fabrique l’être humain n’est pas brevetable, mais la définition d’invention établie par la Loi sur les brevets est large et englobe les « techniques imprévues et imprévisibles ». La Loi sur les brevets n’est pas figée dans le temps : elle doit être appliquée de façon à reconnaître les changements technologiques, telle que le passage de l’âge technologique à l’ère électronique où nous vivons.
[55] Les pays possédant un régime de brevets semblable au nôtre ont également eu de la difficulté à mettre le doigt sur ce qui faisait en sorte qu’une idée ou une découverte dépassait le stade de l’idée ou de la découverte. Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour suprême des ÉtatsUnis a très récemment rendu l’arrêt Bilski/USSC, dans lequel elle traite carrément des procédés brevetables. Bien que cet arrêt ne tranche pas toutes les questions liées à la brevetabilité des pratiques commerciales aux États‑Unis, il semble que la Cour suprême des États‑Unis ait rejeté le critère de [traduction] « machine ou transformation » parce qu’il déroge à l’interprétation large qui devrait être donnée à l’article 101 (l’équivalent de notre article 2) – elle n’a rien trouvé dans la loi ni dans le sens ordinaire des mots qui pourrait exiger que le « procédé » soit lié à une machine ou à un objet. Elle a essentiellement rejeté le genre de caractère physique mis de l’avant par la commissaire. La majorité a dit qu’il s’agissait [traduction] « d’un indice utile et important, d’un outil d’examen, servant à déterminer si certaines inventions revendiquées constituent des procédés au sens de l’article 101 » (Bilski/USSC, non encore publié dans un recueil, page 8). Quatre des juges ont par la suite analysé la nature changeante de la technologie et les restrictions qu’entraîne cette façon de penser :
[traduction]
Le critère de machine ou de transformation peut effectivement fournir un
fondement suffisant pour l’examen des procédés semblables à ceux employés à l’âge
industriel – par exemple, les inventions ayant une forme physique ou autrement
tangible. Cependant, il y a des raisons pour douter que ce critère doive être
le seul employé pour déterminer la brevetabilité d’inventions à l’ère de l’information.
Bilski/USSC, non encore publié dans un recueil, page 9
[56] La Cour suprême des ÉtatsUnis a également reconnu le besoin d’atteindre un certain équilibre et a souligné que son commentaire ne visait pas la brevetabilité de l’ensemble de ces nouvelles technologies. Les faits de cette affaire n’exigeaient pas que la Cour suprême fasse des commentaires supplémentaires quant à savoir jusqu’où elle était prête à aller dans la direction opposée (elle a conclu que l’invention décrite était une idée abstraite).
[57] La jurisprudence de l’Australie est également utile; le régime de l’Australie n’a pas suivi celui du RoyaumeUni (il se fonde sur une définition d’invention plutôt que sur des exclusions), et plusieurs tribunaux ont plutôt regardé du côté de la jurisprudence des ÉtatsUnis comme guide en matière de brevetabilité; voir CCOM Pty Ltd c. Jiejing Pty Ltd (1994), 28 IPR 481 (CCOM Pty), et Grant c. Commissioner of Patents, [2006] FCAFC 120 (Grant). Dans l’arrêt CCOM Pty , la Federal Court of Australia a confirmé que les arrêts de principe sur la brevetabilité des procédés [traduction] « exigent une manière ou une façon d’obtenir un résultat créant un état des choses artificiel utile dans le domaine commercial » (page 514). L’arrêt Grant a précisément examiné si ce qui était allégué être une [traduction] « pratique commerciale » était brevetable. La Federal Court of Australia a noté que [traduction] « créant un état des choses artificiel » voulait dire un [traduction] « effet concret, tangible, physique ou observable » (paragraphe 30) :
[traduction]
[32] Un effet physique au sens où un effet, une manifestation, une
transformation ou un résultat concret est nécessaire. Dans l’affaire NRDC,
un effet artificiel avait été produit physiquement sur la terre. Dans les
affaires Catuity et CCOM ainsi que dans State Street
et AT&T, il y avait un élément qui avait été physiquement
touché, qui avait changé d’état ou dont l’information avait été modifiée dans
une partie d’une machine. Tous ces changements peuvent être considérés comme
des effets physiques. En comparaison, l’invention alléguée n’est qu’un simple
projet, qu’une idée abstraite ou qu’une simple information intellectuelle qui n’avait
jamais été estimée brevetable, et ce, malgré l’existence de tels projets
pendant les nombreuses années où les principes applicables aux modes de
fabrication se sont développés. Il n’y a absolument aucun effet physique.
[Non souligné dans l’original.]
[58] La Federal Court of Australia a donné une interprétation très large aux effets physiques. Cependant, cette interprétation est pertinente, car un certain type de concrétisation ou de changement d’état est nécessaire. Cela concorde avec la notion selon laquelle, pour qu’une chose montre qu’elle a une application pratique, elle doit le manifester d’une certaine façon afin qu’elle ne soit plus simplement un projet ou une idée. Cependant que cela ne veut pas dire que l’« effet physique », quel qu’il soit, doit découler de l’idée originale en soi. Comme il a été mentionné précédemment dans l’affaire Progessive Games, précitée, la manipulation des cartes avait suffi pour constituer l’application pratique de l’idée. Les règles en soi étaient employées d’une telle façon qu’elles créaient un changement de nature ou un effet. Les cartes en soi ne changeaient pas de forme.
[59] En outre, il n’est pas nécessaire que l’objet matériel en question change physiquement en une autre chose. Le juge Denault, qui a rendu la décision de première instance dans l’affaire Progressive Games, a explicitement rejeté la conclusion du commissaire selon laquelle l’objet n’était pas brevetable parce que la méthode « ne donnait lieu à aucune modification touchant la nature ou l’état d’objets concrets » (paragraphe 8).
[60] La formulation par la commissaire du critère liée à la réalisation est trop étroite parce qu’elle exige, comme il a mentionné plus en détail précédemment, que la connaissance en cause soit de nature scientifique ou technologique. En outre, la manière dont elle a appliqué le critère donne à penser que les produits euxmêmes doivent changer d’une façon quelconque. Son interprétation d’application pratique ne tient aucunement compte de la définition plus large du caractère physique, du « changement de nature ou d’état » ou de la concrétisation d’une idée.
D. « L’exclusion visant les pratiques commerciales »
[61] Il n’y a aucun fondement à l’hypothèse de la commissaire comme quoi il existe une [traduction] « tradition » selon laquelle les pratiques commerciales ne sont pas brevetables parce qu’elles sont visées par une exclusion. Le seul jugement canadien invoqué était l’arrêt Schmeiser, et la commissaire a cité de cet arrêt un obiter de la juge Arbour qui était dissidente.
[62] La commissaire, dans ses motifs, a même mentionné être au fait qu’il pouvait être contradictoire qu’elle se soit précédemment fondée sur l’arrêt Street State, un arrêt qui appuyait clairement la brevetabilité des pratiques commerciales. Il semble au contraire que, jusqu’à très récemment, la politique du Bureau des brevets était de délivrer des brevets pour des pratiques commerciales dans la mesure où elles constituaient une réalisation au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. L’ancien Recueil des pratiques du Bureau des brevets (le Recueil), daté du 12 avril 2004 (révisé en février 2005), mentionnait que les pratiques commerciales « ne sont pas exclues automatiquement de la brevetabilité, considérant qu’il n’y a aucune autorité dans la Loi ou les Règles sur les brevets ou la jurisprudence pour sanctionner ou réfuter la brevetabilité basée sur leur inclusion dans cette catégorie ». Le Recueil exigeait que ces pratiques soient examinées comme toute autre invention. La preuve révèle que le Bureau des brevets suivait cette politique. La seule raison pouvant expliquer ce revirement dans le nouveau recueil révisé semble être la propre décision de la commissaire en l’espèce.
[63] Pour les motifs exposés précédemment, il n’était pas judicieux que la commissaire se fonde sur la jurisprudence du RoyaumeUni. L’exclusion légale visant les pratiques commerciales, qui est en vigueur au RoyaumeUni, n’existe pas et n’a jamais existé au Canada. Une comparaison des deux régimes constitue une tentative totalement inappropriée d’interpréter des mots qui n’existent pas. L’extrait même cité par la commissaire est une analyse de la politique sousjacente à l’exclusion visant les pratiques commerciales. Comme je l’ai mentionné précédemment, cette politique n’aurait absolument pas dû influer sur sa décision.
[64] Laisser entendre que la jurisprudence des ÉtatsUnis appuie l’exclusion visant les pratiques commerciales est insoutenable. La citation par la commissaire des motifs concourants dans l’arrêt Bilski/USCA ne révèle pas que la majorité, dans ses motifs, a clairement rejeté l’examen relatif à la brevetabilité sur le fondement de la catégorie des « pratiques commerciales » :
[traduction]
Nous rejetons également la demande visant à ajouter une catégorie d’exclusion en plus des catégories ayant trait aux principes fondamentaux déjà établis par la Cour suprême. La Cour a rejeté une telle exclusion dans l’arrêt State Street, dans lequel nous avions noté que les prétendues [traduction] « exceptions liées aux pratiques commerciales » étaient illégales et que les revendications liées aux pratiques commerciales (et en fait toutes les revendications liées au procédé) étaient [traduction] « [a]ssujetties aux mêmes conditions juridiques de brevetabilité que tout autre procédé ou méthode » [...] Nous confirmons cette conclusion.
Bilski/USCA, précité, page 1396
[65] La majorité dans l’arrêt Bilski/USSC a confirmé cette conclusion, rappelant que le mot [traduction] « méthode » est compris dans la définition de [traduction] « procédé ». La majorité a noté que cela ne voulait pas dire que toute pratique commerciale était brevetable; elle a également souligné que les pratiques commerciales sont assujetties aux mêmes conditions que les inventions suivant la loi.
[66] Les Australiens ont tenu des propos semblables :
[traduction]
[26] Selon la Cour, la question en l’espèce n’est pas de savoir si une pratique commerciale, au sens d’une pratique utilisée dans le cadre des activités d’une entreprise, est ou non brevetable. La protection conférée par un brevet est accordée à une invention qui respecte les conditions de la Loi, y compris les modes de fabrication. Le fait qu’une méthode puisse être appelée [traduction] « pratique commerciale » ne l’empêche pas de faire dûment l’objet de lettres patentes; voir Catuity, paragraphes 125 et 126.
[47] Le projet de protection des actifs de M. Grant n’est pas non brevetable parce que c’est une [traduction] « pratique commerciale ». La question de savoir la pratique peut dûment faire l’objet de lettres patentes est déterminée par l’application des principes qui été ont élaborés pour établir si une méthode est un mode de fabrication, et ce, peu importe le secteur d’activité où la pratique sera employée. Il est de jurisprudence constante que [traduction] « l’information intellectuelle », les formules mathématiques, les simples directives de travail et les projets sans effet ne sont pas brevetables. La présente demande vise une [traduction] « information intellectuelle », de simples directives de travail et un projet. Il faut qu’il y ait un « produit utile », un résultat physique quelconque ou un effet découlant de l’emploi de la pratique pour que la pratique puisse dûment faire l’objet de lettres patentes. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
Grant, précité [Non souligné dans l’original.]
[67] Il convient de noter que, dans les deux arrêts cités cidessus, on a conclu que les inventions revendiquées étaient des objets non brevetables, non parce que ces objets étaient des pratiques commerciales, mais parce qu’ils étaient de simples « projets » ou des idées désincarnées. Dans le contexte canadien, il aurait été conclu que ces objets n’avaient pas d’application pratique. En ce sens, un simple projet commercial n’aurait aucune concrétisation pratique et, comme toute autre idée abstraite ou théorie, il serait bien entendu non brevetable. Il en va différemment de la pratique commerciale revendiquée en l’espèce.
[68] L’approche adoptée aux ÉtatsUnis et en Australie ainsi que celle qui devrait être adoptée au Canada sont tout à fait sensées vu la nature de notre législation. Elle permet l’examen des pratiques commerciales sur le fondement des catégories générales établies par l’article 2 de la Loi sur les brevets et conserve le caractère exceptionnel des exceptions. Elle permet également d’éviter les difficultés auxquelles font fassent le RoyaumeUni et l’Europe lorsqu’ils essaient de définir ce qu’est une [traduction] « pratique commerciale ». Il n’est pas nécessaire de se livrer à de telles tentatives de catégorisation ici. Contrairement à ce qu’affirme la commissaire, instituer une exception visant les pratiques commerciales constituerait une « dérogation radicale » du régime actuel et nécessiterait l’approbation du législateur.
E. L’exigence « technologique »
[69] La décision de la commissaire a introduit dans le régime canadien une autre nouvelle exigence inutile liée à la brevetabilité : l’exigence que l’invention soit technique ou technologique. Elle laisse également entendre que la [traduction] « connaissance nouvelle ou utile » doit être « scientifique ou technologique » afin de constituer une réalisation brevetable. Par conséquent, suivant ce raisonnement, on doit maintenant examiner si une invention – et particulièrement ce qui a été ajouté à la connaissance humaine – est de nature technologique.
[70] En toute justice, en ce qui concerne la présente question, la commissaire tire effectivement une partie de son raisonnement du libellé des Règles sur les brevets et de la jurisprudence canadienne, mais cela ne peut pas se traduire par une confirmation ou la création d’un « critère technique ». La jurisprudence canadienne ne fait nullement état d’un tel critère (du moins, on n’a présenté aucun précédent à cet effet à la Cour). La commissaire n’avait pas la compétence pour établir un tel critère. Encore une fois, la « notion de contribution technique », comme elle a été énoncée au RoyaumeUni et sur laquelle la commissaire s’est grandement fondée, ne correspond pas à la nature de la Loi sur les brevets ni à l’éventail des opinions portant sur son application ou son caractère approprié. Dans leur régime, il ne s’agit pas d’un simple critère, mais plutôt d’un élément qui pose de multiples problèmes et d’une [traduction] « notion terriblement imprécise »; CFPH, précité, paragraphe 12.
[71] Même si les brevets visent habituellement la protection des progrès technologiques au sens large, on peut difficilement voir comment la mise en œuvre de ce type de critère technologique dans le régime canadien de brevets ne le rendrait pas trop restrictif et confus. Ce critère serait très subjectif et peu prévisible. La technologie change tellement que d’essayer de la définir ne ferait qu’anéantir la souplesse qui est si cruciale pour la Loi sur les brevets. Ce point de vue est étayé par les précédents tant des ÉtatsUnis que de l’Australie : voir Bilski/USCA, précité, page 1395, et Grant, précité, paragraphe 38. L’examen de l’objet qui est effectué actuellement, sans avoir recours à de telles notions, est préférable.
VI. L’APPLICATION AU BREVET EN CAUSE
[72] Ayant conclu que la commissaire a commis une erreur fondamentale dans les principes juridiques appliqués pour établir la brevetabilité, la Cour examinera maintenant les revendications de novo afin de déterminer si ces revendications décrivent un objet brevetable.
[73] La Cour conclut qu’une interprétation téléologique des « revendications portant sur le système » (c.àd. la revendication 44 et les revendications connexes et subordonnées) révèle clairement une machine employée pour mettre en place le système de commande en un seul clic d’Amazon.com. Les éléments décrits (c.àd. un ordinateur) constituent des éléments essentiels dans la mise en œuvre d’un processus de commande en ligne. Il ne s’agit pas d’une simple « formule mathématique » qui pourrait être appliquée sans machine ou simplement à l’aide d’un programme informatique. Une machine est brevetable en application de l’article 2 de la Loi sur les brevets. La commissaire ellemême a conclu que, « en ce qui concerne la forme », les revendications décrivaient une telle invention; ce n’est que lorsqu’elle a appliqué la deuxième étape et a examiné subjectivement la « substance » qu’elle a conclu le contraire. Comme il a été expliqué précédemment, cette façon de faire n’a aucun fondement en droit. La Cour conclut donc que les revendications portant sur la machine décrivent un objet brevetable.
[74] En ce qui a trait à la revendication portant sur le procédé, la commissaire a clairement commis une erreur en « séparant » les revendications selon leurs éléments nouveaux et leurs éléments évidents afin de déterminer la brevetabilité. Lorsque l’on interprète l’invention revendiquée dans son ensemble, il est clair qu’elle constitue un procédé qui a recours à des renseignements stockés et à des « témoins » pour permettre à des clients de commander des articles sur Internet simplement en [traduction] « cliquant sur eux ». Il est reconnu que la méthode « en un seul clic » est nouvelle; la Cour conclut qu’un système qui rend plus facile la commande en ligne ajoute à l’état de la connaissance dans ce domaine.
[75] La nouvelle connaissance n’est pas simplement un projet, un plan ou une idée désincarnée; il s’agit d’une application pratique de l’idée de commander « en un seul clic », mise en application grâce aux témoins, aux ordinateurs, à Internet et aux gestes mêmes du client. La question du caractère tangible n’est pas en litige. L’« effet physique », la transformation ou le changement de nature découle du fait que le client utilise son ordinateur et passe une commande. Il n’importe nullement que les « produits » commandés n’aient subi aucun changement physique.
[76] Il n’est pas contesté que l’invention en cause ait des retombées commerciales applicables et ait trait au commerce et à l’industrie. Son utilisation dans ce domaine semble de fait être à l’origine des réserves de la commissaire.
[77] Vu ce qui précède, la Cour conclut que les revendications liées au procédé décrivent un objet brevetable en tant que réalisation et procédé. Comme je l’ai longuement expliqué précédemment, il ne sert à rien de continuer l’analyse une fois que l’on a tiré cette conclusion. Il n’existe aucune exclusion visant les « pratiques commerciales », qui sont par ailleurs brevetables, et la jurisprudence canadienne n’a pas établi de critère « technologique ». Même s’il existait une certaine exigence technologique, en l’espèce, les revendications, interprétées dans leur ensemble, décrivent certainement une invention technologique.
VII. CONCLUSION
[78] L’absence totale de précédent au Canada quant à une [traduction] « exclusion visant les pratiques commerciales » et l’interprétation douteuse des précédents invoqués par la commissaire à l’appui de sa démarche quant à l’examen des objets, révèlent l’objectif politique sousjacent à sa décision. La présente affaire semble être une cause type permettant d’évaluer cette politique plutôt qu’une application du droit au brevet en cause.
[79] La commissaire aurait pu rejeter le brevet en cause pour de nombreuses autres raisons (la Cour ici ne se prononce pas sur l’existence de telles raisons). On aurait pu remettre en question le caractère suffisant des descriptions dans les revendications portant sur le procédé, mais personne n’a allégué que ces descriptions étaient insuffisantes. La commissaire n’en a pas tenu compte. La principale conclusion de l’examinatrice portait sur l’évidence. Il y a également eu des réserves tant aux ÉtatsUnis qu’en Europe quant à savoir si l’invention revendiquée était évidente. L’analyse relative à l’évidence ne devrait cependant pas être effectuée à l’étape « brevetabilité de l’objet » de l’examen. Une conclusion selon laquelle il y a une connaissance nouvelle qui a contribué à l’état de la technique n’entraîne pas, et ne devrait pas empêcher, une analyse relative à l’évidence. Il s’agit d’un critère distinct qui consiste à déterminer si une personne aurait acquis une « nouvelle connaissance » facilement et sans difficulté, et non à déterminer si cette connaissance s’ajoute à l’état de la technique.
[80] Bien que cela ne tranche aucunement la présente affaire, la Cour note qu’ailleurs qu’au Canada, on a décidé que la présente invention était un objet brevetable, y compris aux ÉtatsUnis et en Europe. En Europe, malgré une exclusion expresse visant les « pratiques commerciales », les revendications n’ont pas été considérées comme étant des pratiques commerciales.
[81] La méprise de la commissaire et de l’examinatrice quant à la brevetabilité de l’objet décrit dans les revendications en cause constitue une erreur de droit fondamentale qui a possiblement vicié l’ensemble de l’analyse. La Cour n’a reçu aucune preuve sur d’autres aspects relativement à la validité des revendications. Par conséquent, la Cour ne peut pas examiner les revendications sauf en ce qui a trait aux questions débattues dans le présent appel et je n’accorderai pas le brevet comme l’appelante l’avait demandé.
[82] La Cour accueillera l’appel en ce qui a trait aux conclusions de la commissaire sur la brevetabilité de l’objet. La décision de la commissaire sera annulée, et l’affaire sera renvoyée pour qu’un nouvel examen soit rapidement effectué en application de la directive suivante : les revendications décrivent un objet brevetable et doivent être examinées en conformité avec les présents motifs.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que l’appel est accueilli en ce qui a trait aux conclusions de la commissaire sur la brevetabilité de l’objet. La décision de la commissaire est annulée, et l’affaire est renvoyée pour qu’un nouvel examen soit rapidement effectué en application de la directive suivante : les revendications décrivent un objet brevetable et doivent être examinées en conformité avec les présents motifs. L’appelante a droit aux dépens partie‑partie, selon la pratique habituelle.
Traduction certifiée conforme
Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1476-09
INTITULÉ : AMAZON.COM, INC.
c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET
COMMISSAIRE AUX BREVETS
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : le 19 avril 2010
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : le 14 octobre 2010
COMPARUTIONS :
John R. Morrissey Steven B. Garland Colin B. Ingram
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POUR L’APPELANTE
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Frederick B. Woyiwada Sharon Johnston
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POUR LES INTIMÉS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Smart & Biggar Avocats Ottawa (Ontario)
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POUR L’APPELANTE
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Myles J. Kirvan Sous‑procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LES INTIMÉS |