[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2010
En présence de monsieur le juge Kelen
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision, en date du 5 novembre 2009, par laquelle un agent d’immigration a interdit le demandeur de territoire au motif qu’il est membre d’une organisation qui s’est livrée à du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).
LES FAITS
Contexte
[2] Âgé de 61 ans, le demandeur est un Palestinien apatride. Il est arrivé au Canada le 27 juin 1995 avec sa famille et a obtenu le droit d’asile le 20 mars 1998.
[3] Le demandeur est né à Tarshisha, un village qui est situé aujourd’hui sur le territoire de l’État d’Israël. Sa famille et lui se sont enfuis au Liban peu de temps après la proclamation d’indépendance d’Israël en 1948. Le demandeur a été membre du Parti social nationaliste syrien (le PSNS) de 1972 à 1991. Le PSNS, qui a été fondé au Liban en 1932, préconise la formation d’une « Grande Syrie », un nouvel État séculier qui serait créé sur le territoire actuel de la Syrie, du Liban, de la Jordanie, d’Israël, de l’Iraq et de Chypre. Plusieurs actes de violence ont été attribués au PSNS au cours des ans, surtout depuis les années soixante‑dix. Le demandeur appuyait le parti et recrutait de nouveaux membres. En août 1991, le demandeur a participé au Liban à une assemblée du PSNS au cours de laquelle il a dénoncé la corruption qui existait au sein du parti. Le lendemain, des coups de feu ont été tirés en sa direction par des agresseurs se trouvant à bord d’une voiture qui s’est éloignée à toute vitesse. Il a quitté le Liban, a rompu tous ses liens avec le PSNS et a obtenu l’asile au Canada. Il s’est établi à London, en Ontario, où il a travaillé comme enseignant aux adultes.
Historique des procédures
[4] Le demandeur a présenté une demande de résidence permanente dans la catégorie des personnes à protéger. Cette demande a fait l’objet d’une approbation de principe le 26 mai 1998. Depuis, le demandeur a fait l’objet de plusieurs décisions en matière d’immigration qui ont fait intervenir deux ministres, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. La première décision a été rendue le 18 juillet 2002 par un agent principal d’exécution de la loi qui a déclaré le demandeur interdit de territoire au sens de l’alinéa 34(1)f) mais a recommandé qu’il soit autorisé à demeurer au Canada en vertu d’une dispense ministérielle. Les motifs de cette décision et la recommandation que le demandeur soit autorisé à demeurer au Canada se trouvent aux pages 2 et 3 des « Notes au dossier » de l’agent du 23 avril 2002 :
[traduction]
M. Kablawi s’oppose de façon véhémente à toute action ou manifestation violente en appui à la cause ou aux principes du PSNS. Il semblait réellement ne pas être au courant que des activités de type terroriste et des actes violents avaient été liés au PSNS selon un dossier international fourni par l’AC/BCZ sur les organisations terroristes, les groupes politiques violents et les mouvements militantistes. M. Kablawi est cultivé, intelligent et s’exprime bien; il avoue se tenir au courant de façon régulière des activités et des faits relatifs au PSNS au moyen d’Internet. À sa connaissance, aucune action et activité importante ne liait le PSNS à de possibles actes de violence terroristes. Il a déclaré qu’il n’avait jamais été impliqué dans la perpétration d’actes violents ou commis des actes terroristes et qu’il n’excuse ni n’appuie ce type d’action pour quelque raison et quelque situation que ce soit.
Actuellement, M. Kablawi travaille comme professeur d’arabe à temps plein à l’école London Islamic School (depuis septembre 2001), et son salaire mensuel est d’environ 2000 $. Sa femme ne travaille pas et ses trois filles étudient à l’Université Western grâce à des prêts étudiants, et, en outre, elles travaillent à temps partiel pour aider à augmenter le revenu familial. M. Kablawi assiste à la prière à la mosquée tous les vendredis, seule activité extérieure à laquelle il participe.
Après l’entrevue de M. Kablawi et l’examen de tous les documents pertinents, je suis convaincu que M. Kablawi a été membre du PSNS pendant 23 ans, organisation qui, selon des documents accessibles au public fournis par notre service juridique, répond aux critères d’organisation terroriste. Cela étant dit, je déclare M. Kablawi interdit de territoire en application de la division 19(1)f)(iii)b); par contre, je recommande que M. Kablawi ne fasse pas l’objet d’une enquête en matière d’immigration et qu’on lui offre la possibilité de demeurer au Canada protégé par son statut de réfugié au sens de la Convention.
Rien ne donne à penser que M. Kablawi représente une menace à la sécurité du Canada, et il n’a pas participé à des activités politiques ou été membre du PSNS depuis son arrivée au Canada en 1995, il y a 7 ans. M. Kablawi a affirmé de façon très énergique tout au long de l’entrevue qu’il ne souhaite plus participer à quelque activité, réunion ou stratégie que ce soit en lien avec le PSNS. Il ne souhaite pas que sa famille ou lui‑même courent quelque risque que ce soit, et les seuls objectifs qu’il avait en venant au Canada étaient de fuir la situation en Syrie et de commencer une nouvelle vie pour lui et sa famille. Il est clairement ressorti de l’entrevue que le but premier que s’est fixé M. Kablawi dans la vie est de protéger les membres de sa famille et de veiller à ce qu’ils aient toutes les chances d’avoir une vie meilleure, sans danger ou menace dus à ses activités antérieures au sein du PSNS.
[Souligné dans l’original.]
[5] Le demandeur n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision. Il a plutôt choisi de déposer, le 22 juillet 2002 et le 28 septembre 2005, une « demande d’avis ministériel » pour savoir si l’interdiction de territoire prononcée contre lui en application de l’alinéa 34(1)f) serait ou non préjudiciable à l’intérêt national du Canada au sens du paragraphe 34(2). Bien que le demandeur ait demandé l’avis du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, les demandes visant à faire écarter le constat d’interdiction de territoire prononcé en vertu de l’alinéa 34(1)f) exigent l’avis du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, qui reçoit un avis et des recommandations sous la forme d’une note d’information de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Il s’agit d’un ministère différent de Citoyenneté et Immigration Canada. Le 18 octobre 2007, Stockwell Day, ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, a rejeté la demande visant à faire écarter le constat d’interdiction de territoire fondé sur l’avis de l’ASFC que la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. La décision du ministre a été confirmée dans Kablawi c. Canada (MSPPC), 2008 CF 1011, 333 F.T.R. 300, par le juge Barnes, qui était saisi d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision.
Décision du juge Barnes au sujet de la décision du ministre de refuser d’accorder une dispense ministérielle
[6] Dans ses motifs du jugement et jugement datés du 8 septembre 2008, le juge Barnes a conclu qu’il était raisonnablement loisible au ministre d’accepter la recommandation de l’Agence des services frontaliers du Canada, reproduite au paragraphe 8 de la décision, suivant laquelle il était improbable que le demandeur n’ait pas été au courant des antécédents de violence du PSNS et qui indiquait que le demandeur avait été pendant longtemps un membre dévoué d’une organisation violente :
¶ 8 […] [traduction] M. Kablawi est resté membre de l’organisation durant plus de 23 ans. Ses tâches, bien que non violentes, étaient importantes, car il était responsable du recrutement et considéré comme étant un « leader conférencier », ce qui lui donnait le droit de parler au nom du PSNS. Cela montre que M. Kablawi avait des liens directs avec la direction du PSNS, qui décidait de l’information qu’il pouvait transmettre et, également, qu’il avait la confiance de l’organisation.
M. Kablawi a été décrit comme étant une personne cultivée et intelligente qui se tient au courant des activités du PSNS. Compte tenu de cette description, des liens avec le PSNS entretenus par sa famille et de la longue durée de son appartenance au PSNS, il est improbable qu’il n’ait pas été au courant que le PSNS commettait des actes de violence pour parvenir à ses fins.
Bien qu’il y ait d’importants motifs d’ordre humanitaire à prendre en considération dans la présente affaire, cela ne change en rien le fait que M. Kablawi était un membre dévoué d’une organisation violente. Permettre à des personnes qui ont ce type d’allégeance et qui ont participé à ce genre d’activités de demeurer au Canada va à l’encontre de l’intérêt national. Nous sommes convaincus que M. Kablawi n’a pas réussi à établir que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. L’appartenance de M. Kablawi au PSNS et sa participation à des activités au nom du PSNS comptent davantage que tout intérêt national qui aurait pu permettre à l’ASFC de faire une recommandation selon laquelle une exception ministérielle devrait être faite en faveur de M. Kablawi. Par conséquent, nous recommandons de ne pas lui accorder l’exception.
[7] Le juge Barnes a estimé, au paragraphe 23, qu’il était raisonnablement loisible au ministre d’accorder un grand poids aux éléments de sécurité nationale pour rejeter la demande de dispense :
¶23 La détermination de ce qui constitue l’intérêt national fait intervenir l’exercice d’un grand pouvoir discrétionnaire : voir la décision Miller, précitée, au paragraphe 73. Il s’agit nécessairement d’une tâche aux aspects multiples qui comporte des éléments au sujet desquels le ministre a une expertise particulière, notamment en ce qui concerne la sécurité nationale, les relations internationales et la confiance de la population. Je suis d’accord avec M. Waldman pour dire que l’intérêt national ne se limite pas à des éléments de sécurité nationale. Cependant, le ministre ne commet pas une erreur pour avoir accordé un grand poids aux éléments de sécurité nationale lorsqu’il tire la conclusion selon laquelle le demandeur ne s’est pas déchargé du fardeau de la preuve en matière d’exception.
[8] Le juge Barnes a également estimé que le ministre avait raisonnablement mis en balance les éléments positifs et négatifs pour décider de rejeter la demande de dispense ministérielle. La demande de contrôle judiciaire de cette décision a par conséquent été rejetée.
[9] À la suite de la décision du juge Barnes, un agent d’immigration a, le 5 février 2008, informé le demandeur que sa demande de résidence permanente était refusée parce qu’il était interdit de territoire et qu’il n’avait pas convaincu le ministre de la Sécurité publique et de la protection civile que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national au sens du paragraphe 34(2) de la LIPR. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.
Décision du juge O’Reilly en ce qui concerne la demande de résidence permanente
[10] Le 8 octobre 2008, le juge O’Reilly a instruit la demande présentée par le demandeur en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision datée du 5 février 2008 par laquelle un agent d’immigration avait rejeté sa demande de résidence permanente et l’avait déclaré interdit de territoire. Le 20 mars 2009, le juge O’Reilly a fait droit à la demande de contrôle judiciaire dans Kablawi c. Canada (MCI), 2009 CF 283.
[11] Le juge O’Reilly a conclu que l’agent avait commis une erreur en se fondant sur des sources accessibles sur Internet et en particulier, sur des renseignements affichés sur le site Web de l’Anti‑Defamation League et de la Library of Congress, et ce, après que le demandeur eut déposé ses observations écrites. La Cour a jugé, aux paragraphes 13 et 14 de la décision, que l’agent avait manqué à son obligation d’équité en ne donnant pas au demandeur la possibilité de répondre aux renseignements affichés sur le site Web de l’Anti‑Defamation League et de la Library of Congress sur lesquels l’agent s’était fié :
¶13 […] Cependant, il est peu probable que M. Kablawi était au courant de ces documents; et il ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que l’agent fasse des recherches sur le site Web de la Library of Congress ou qu’il recueille l’avis de l’Anti‑Defamation League à propos du PSNS. Les renseignements faisaient état expressément des activités du PSNS et l’agent s’est fondé largement sur eux pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PSNS était une organisation terroriste.
¶13 À mon avis, étant donné qu’il n’a pas eu la possibilité de répondre à la preuve sur laquelle l’agent s’est fondé, M. Kablawi n’a pas eu la possibilité raisonnable de présenter sa défense.
[12] Le juge O’Reilly a renvoyé l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.
Décision visée par la présente demande
[13] Le 5 novembre 2009, un constat d’interdiction de territoire a été prononcé par un autre agent d’immigration, qui a estimé que le demandeur était visé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et qu’il était en conséquence interdit de territoire au Canada. Cette décision faisait suite à la décision du 5 février 2008 par laquelle le juge O’Reilly avait ordonné qu’une nouvelle décision soit rendue conformément à l’obligation d’équité. Le demandeur a par conséquent reçu le 20 avril 2009 une lettre relative à l’équité expliquant qu’il était possible qu’on doive refuser sa demande de résidence permanente parce qu’il était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. À cette lettre étaient joints des documents à communiquer qui étaient censés démontrer que le PSNS est une organisation qui s’est livrée au terrorisme. Le demandeur a répondu le 15 juin 2009 en annexant ses déclarations solennelles, des rapports d’experts, des observations écrites et un certain nombre de documents qui remettaient en cause l’exactitude et la fidélité des documents communiqués par l’agent. Le demandeur s’est présenté le 21 août 2009 à une entrevue d’admissibilité qui s’est déroulée en présence d’un interprète. Le demandeur a déposé d’autres observations les 8 et 18 septembre 2009.
[14] Le 5 novembre 2009, l’agent à qui l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision a conclu que le demandeur était interdit de territoire. La décision de 22 pages résume en détail les conclusions tirées à la suite de l’entrevue d’admissibilité, la preuve documentaire contenue dans les documents divulgués, la preuve documentaire du demandeur et les observations du demandeur. L’agent a signalé, à la page 15, que le demandeur avait remis en cause la fiabilité et l’impartialité de plusieurs des articles de journaux mais a constaté que le demandeur ne niait pas que les événements en question s’étaient effectivement produits :
[traduction] Dans ses observations, il ne conteste pas la véracité des articles parus dans le New York Times, le Los Angeles Times, le Times de Londres et l’Economist selon lesquels le PSNS avait revendiqué des agressions et des attentats suicides à la bombe. Les observations se voulaient une réponse aux reportages parus dans des journaux et revues occidentaux au sujet des agressions et des attentats suicides à la bombe commis par le PSNS suivant lesquels on ne disposait pas de renseignements clairs établissant que les agressions et attentats suicides à la bombe ciblaient en particulier des populations civiles.
Le demandeur a fait valoir que plusieurs sources d’information utilisaient une définition différente de terrorisme sans toutefois remettre en question le fait que les incidents visés s’étaient effectivement produits. L’agent a conclu qu’à l’exception d’un article remontant 1979 qui s’était révélé inexact, le demandeur avait accepté, dans ses observations, que d’autres actes de violence avaient été perpétrés par le PSNS :
[traduction] Dans sa réponse, le demandeur a soumis des observations selon lesquelles l’article de 1979 était inexact et n’avait pas été corroboré, en partie à cause de la confusion qui régnait durant la guerre civile au sujet de l’identité des auteurs de ces actes. Dans ses observations, le demandeur a toutefois effectivement admis que d’autres incidents portant sur des agressions et des attentats à la bombe commis par le PSNS avaient été corroborés, malgré le fait qu’il affirmait que les cibles visées par le PSNS étaient légitimes.
[15] L’agent a reconnu que plusieurs des articles portant sur le PSNS pouvaient être entachés de partialité, mais il a conclu que, dans le cas de la plupart de ces articles, cela ne changerait rien à la réalité des faits relatés et que le demandeur n’avait pas été en mesure de réfuter les actes de violence imputés au PSNS, surtout lorsque ces actes étaient revendiqués par le PSNS.
[16] L’agent s’est fondé sur la définition de terrorisme que l’on trouve au paragraphe 96 de l’arrêt Suresh c. Canada (MCI), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 :
¶96 Tout [. . .] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.
[17] L’agent a conclu que le PSNS s’était livré à du terrorisme pour les motifs suivants :
1. le PSNS était une milice composée de combattants sans uniforme qui avait joué un rôle au cours de la guerre civile libanaise, en attaquant d’autres groupes libanais et des soldats israéliens avec des armes conventionnelles et en recourant aussi à des attentats suicides à la bombe;
2. en 1961, le PSNS a tenté sans succès un coup d’État contre le gouvernement libanais au cours duquel il y avait eu une prise d’otages;
3. des membres du PSNS ont assassiné le président libanais désigné Bachir Gemayel en 1982 et l’ancien Premier ministre libanais Riyad es‑Solh in 1951. Malgré le fait que l’assassinat de 1982 n’a pas été revendiqué par le PSNS, le FBI croit que le PSNS en est en fait l’auteur;
4. le PSNS revendique des attentats suicides à la voiture piégée survenus en Israël et au Liban tant avant qu’après la scission de 1987. Les deux factions issues de la scission du PSNS ont commencé à s’attaquer l’une l’autre;
5. l’objectif du PSNS de créer une « Grande Syrie » ne saurait être réalisé sans recourir à la violence, étant donné que tous les États devant la constituer protègent jalousement leur souveraineté.
L’agent a reconnu que la situation politique qui existait au Liban à l’époque de la guerre civile était caractérisée par la violence et la confusion, mais il a estimé qu’il ne lui appartenait pas [traduction] « de soustraire l’intéressé à l’interdiction de territoire prononcée en vertu de l’alinéa 34(1)f) en raison des conditions dans lesquelles l’organisation exerçait ses activités. Il appartient au ministre d’apprécier la question en réponse à une demande de dispense ministérielle ».
[18] L’agent a conclu qu’il était acquis aux débats que le demandeur était un membre dévoué et haut gradé du PSNS. Par conséquent, le demandeur était interdit de territoire.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
[19] L’article 33 de la LIPR prévoit la charge de la preuve dont il faut s’acquitter pour déclarer quelqu’un interdit de territoire :
33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. |
33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur. |
[20] Aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, l’étranger ou le résident permanent est interdit de territoire pour raison de sécurité, mais le paragraphe 34(2) de la LIPR prévoit que le ministre peut accorder une dispense :
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :
a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;
b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;
c) se livrer au terrorisme;
d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;
e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;
f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).
(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. |
34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for
(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;
(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;
(c) engaging in terrorism;
(d) being a danger to the security of Canada;
(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or
(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).
(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest. |
QUESTIONS EN LITIGE
[21] Le demandeur soulève les questions suivantes :
1. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en n’examinant pas et en ne commentant pas un rapport d’expert qui appuyait la position du demandeur?
2. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des observations du demandeur au sujet de la fiabilité de la preuve et en se fondant sur des éléments de preuve qui n’étaient pas crédibles?
3. L’agent a‑t‑il commis une erreur mixte de fait et de droit en imputant à tort des actes au PSNS?
4. L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en interprétant les règles du droit international applicables aux conflits armés?
5. L’agent a‑t‑il commis une erreur mixte de fait et de droit en concluant que le PSNS était une organisation terroriste?
6. L’agent a‑t‑il mal interprété la perception que le demandeur avait du PSNS?
[22] La Cour a fondu les quatre dernières questions en une seule qui devient la troisième question et qui est ainsi formulée :
1. Était‑il raisonnablement loisible à l’agent de conclure que le PSNS était une organisation qui se livrait à du terrorisme?
NORME DE CONTRÔLE
[23] Dans Dunsmuir c. Nouveau‑ Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada a jugé, au paragraphe 62, que la première étape de l’analyse du contrôle judiciaire consiste à « vérifie[r] si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (voir également Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, le juge Binnie, au paragraphe 53).
[24] La question de savoir si une organisation en est une dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)f) est une question de fait qui est fondée sur la preuve documentaire et dont le contrôle s’effectue selon la norme de la décision raisonnable (Mohhamad c. Canada (MCI), 2010 CF 51, le juge O’Keefe, au paragraphe 68; Daud c. Canada (MCI), 2008 CF 701, la juge Tremblay‑Lamer, au paragraphe 6; Kanendra c. Canada (MCI), 2005 CF 923, 47 Imm. L.R. (3d) 265, le juge Marc Noël, au paragraphe 12).
[25] Lorsqu’elle contrôle la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable, la Cour vérifie « la justification de la décision […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu[e] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59).
ANALYSE
Les attentats suicides à la bombe et la définition de terrorisme dans l’arrêt Suresh
[26] À l’instruction de la présente demande, l’avocat du demandeur a conclu, en réponse, que la question [traduction] « cruciale et déterminante » qui se pose en l’espèce est devenue celle de savoir [traduction] « si les attentats suicides à la bombe commis par le PSNS répondent à la définition de terrorisme proposée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh ». Même s’il ne s’agissait pas d’une nouvelle question, il semble que le demandeur s’y soit attardé pour la première fois après avoir entendu l’avocate du défendeur.
[27] Dans la décision visée par la présente demande, l’agent énonce la bonne définition de terrorisme que la Cour suprême du Canada a reprise, dans l’arrêt Suresh, de la Convention internationale des Nations Unies pour la répression du financement du terrorisme, et l’agent a conclu catégoriquement ce qui suit dans sa décision (à la page 26 du dossier de la demande) :
[traduction] Je n’accepte pas l’argument que les attentats suicides à la bombe visant des cibles militaires au Liban ou des forces israéliennes au Sud du Liban ne constituent pas des actes de terrorisme.
L’agent a déclaré que le recours par le PSNS à des kamikazes viole deux règles de droit international humanitaire qui interdisent les « attaques sans discrimination » et les « attaques sans discrimination […] dans lesquelles on utilise des méthodes ou moyens de combat dont les effets ne peuvent pas être limités comme le prescrit le droit international humanitaire ». L’agent a expliqué que les attentats à la bombe perpétrés par des kamikazes sont des attaques sans discrimination dans lesquelles le kamikaze, habillé en civil et mêlé à civils, vise des militaires. Les kamikazes réussissent ainsi à se fondre dans la foule et ne sont pas en mesure de faire la distinction entre civils et combattants lorsqu’ils déclenchent la bombe. En fait, la preuve soumise à la Cour en l’espèce démontre que des civils ont été blessés ou tués par suite des attentats suicides perpétrés par le PSNS.
[28] L’avocat du demandeur affirme que les attentats suicides à la bombe qui ciblent des militaires ne sont pas destinés à tuer ou à blesser grièvement des civils au sens de la définition de terrorisme. Le terrorisme se définit toutefois aussi en partie comme suit :
[...] ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.
À mon avis, l’agent a appliqué cette définition aux faits portés à sa connaissance et a conclu qu’inévitablement, les attentats suicides à la bombe tuent ou blessent grièvement d’autres personnes que des combattants, ce qui répond clairement à la définition de terrorisme.
[29] Suivant la Cour, l’agent a également conclu, en se fondant sur des motifs sur lesquels il lui était raisonnablement loisible de s’appuyer, que le recours par le PSNS à des kamikazes sans uniforme ne permettait pas de prévenir les civils, et ceux‑ci cachent ainsi involontairement des kamikazes qui se glissent parmi eux et se font passer pour des civils.
[30] Ainsi que le juge Lemieux l’explique dans Fuentes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 C.F. 249, au paragraphe 56 :
La définition de terrorisme adoptée par la Cour suprême du Canada se concentre sur la protection des civils – un élément central du droit humanitaire international […]
La Cour n’a aucun mal à reconnaître qu’il est inévitable que le recours à des attentats suicides à la bombe ciblant des combattants tuent ou blessent grièvement des civils. Le modus operandi du kamikaze est de se fondre parmi les civils. Dans ces conditions, il est inévitable que des civils soient tués ou grièvement blessés. Pour ce motif, il était raisonnablement loisible à l’agent de conclure que les attentats suicides à la bombe répondaient à la définition de terrorisme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh.
[31] La Cour passe maintenant à l’examen des trois questions exposées par les parties dans leur mémoire.
Première question : L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en n’examinant pas et en ne commentant pas un rapport d’expert qui appuyait la position du demandeur?
[32] Le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte d’un rapport d’expert daté du 10 juin 2009, dont l’auteur est M. Atif Kubursi, professeur d’économie à l’université McMaster et ancien sous‑secrétaire général des Nations Unies et secrétaire exécutif par intérim de la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (CESAO) à Beyrouth.
[33] Dans Cepeda‑Gutierrez c. Canada (MCI) (1998), 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264 (C.F. 1re inst.), le juge Evans (qui était alors juge de la Cour fédérale) a estimé, au paragraphe 15, que la Cour peut inférer que l’agent a tiré une conclusion de fait sans tenir compte de la preuve s’il omet de mentionner un élément de preuve important :
¶15 La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.
[34] M. Kubursi a retracé brièvement les origines du PSNS et en a exposé l’idéologie et les activités qui, selon lui, avaient attiré l’intelligentsia de la région. M. Kubursi affirme, à la page 4 de son rapport, que le PSNS n’a jamais été impliqué dans des attaques contre des civils durant la guerre civile au Liban :
[traduction] Les guerres civiles sont horribles et détestables, mais le PSNS s’est acquis une excellente réputation en matière de protection des civils dans le besoin et de lutte contre le vol. Il est reconnu comme une organisation qui s’abstient de commettre des actions méprisables et de s’en prendre à des innocents ou de saccager leurs biens ou leurs maisons. On peut s’en convaincre aisément en consultant la tradition orale et même les ennemis du parti. Peu de Libanais nieraient ce fait, et ce, indépendamment de leurs allégeances.
[35] À la page 8 de sa décision, l’agent cite l’extrait suivant de la page 4 du rapport de M. Kubursi :
[traduction] Au cours de la guerre visant à libérer le Liban de l’occupation israélienne (1982‑2000), les agents secrets du PSNS étaient à l’avant‑scène de cette lutte. Ils ont dépêché une kamikaze, une jeune femme dénommée Saana Mohaidaleh. Une attaque a été lancée contre des soldats israéliens. À ce que je sache, il n’y a pas eu un seul incident au cours duquel le PSNS a été impliqué dans des attaques visant des civils […]
[36] L’agent a constaté que le demandeur n’était pas en mesure d’expliquer comment il pouvait ne pas être au courant des actes de violence parrainés par le PSNS lorsqu’il a soumis le rapport de M. Kubursi qui reconnaît la participation violente du PSNS au cours de la guerre civile au Liban.
[37] À l’audience, le demandeur a fait valoir que le fait que l’expert avait mentionné qu’un kamikaze avait attaqué un soldat israélien démontrait que l’expert du défendeur n’interprétait pas la définition de terrorisme comme excluant les cibles militaires. Pour les motifs qui ont déjà été exposés, il est inévitable que des kamikazes tuent ou blessent grièvement des civils parce que, par définition, le kamikaze doit se mêler à la population civile lorsqu’il se dirige vers sa cible.
[38] Les observations de l’agent et sa mention du rapport sont suffisantes pour convaincre la Cour que l’agent n’a pas tiré une conclusion de fait sans tenir compte de la preuve dont il disposait. L’agent a de toute évidence tenu compte du rapport de M. Kubursi.
Deuxième question : L’agent a‑t‑il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des observations du demandeur au sujet de la fiabilité de la preuve et en se fondant sur des éléments de preuve qui n’étaient pas crédibles?
[39] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en se fondant sur des éléments de preuve provenant de diverses sources qui ont été contestées au motif qu’elles n’étaient pas fiables. Selon lui, l’agent aurait dû à tout le moins tenir compte du témoignage de Mme Lisa Given, témoin expert dont le demandeur avait retenu les services pour qu’elle lui fournisse son expertise au sujet de la qualité de la preuve documentaire sur laquelle l’agent se fondait.
[40] Mme Given est professeure agrégée à la School of Library and Information Studies de l’Université de l’Alberta. Elle enseigne des méthodes de recherche aux étudiants des cycles supérieurs. Elle a exprimé son point de vue au sujet de la preuve documentaire présentée relativement au PSNS. Dans sa déclaration solennelle du 8 septembre 2009, Mme Given indique que cinq critères ont été élaborés au fil des ans pour apprécier la valeur des renseignements recueillis sur Internet :
1. l’autorité intellectuelle
2. l’exactitude
3. l’objectivité
4. l’actualité
5. la couverture
Mme Given souligne l’importance de respecter ces critères lorsqu’on évalue les sources Internet pour « départager » les renseignements faux ou erronés des renseignements de qualité.
[41] Mme Given affirme, au paragraphe 11 de sa déclaration solennelle, que la partialité des sources représente un élément important lorsqu’il s’agit de juger de l’objectivité des sources et de déterminer si l’on peut se fier à un auteur ou à un organisme déterminé :
[traduction]
¶11 […] Par exemple, si un organisme qui s’oppose à l’adoption d’une loi anti‑tabac est financé par une société qui fabrique des produits du tabac, on est en droit de s’interroger sur les affirmations faites par cet organisme et par les auteurs de ses publications. Le lecteur doit être en mesure d’évaluer la position de l’auteur ou de l’organisme (parti pris, intérêts personnels, etc.) pour déterminer si l’on peut ajouter foi aux renseignements fournis par cet auteur ou cet organisme […]
Mme Given déclare également, au paragraphe 22, que lorsque l’identité de l’auteur d’un article n’est pas précisée, on devrait procéder à une vérification indépendante des affirmations qui ont été faites pour s’assurer de la véracité de ce qui est affirmé dans cet article :
[traduction]
¶22 Comme je l’ai déjà signalé, bon nombre d’articles de journaux sont fondés sur des sources non identifiées ou commencent par un exposé des faits « sur le terrain » qui doit être vérifié de façon indépendante pour confirmer les détails fournis au sujet de faits, d’événements ou d’activités déterminés […] Lorsque l’identité de l’auteur n’est pas précisée, il est très difficile pour le lecteur d’évaluer l’impartialité et l’objectivité de l’auteur du reportage ou de l’article. Dans le même ordre d’idées, lorsque les sources ne sont pas précisées, il est très difficile d’évaluer la véracité de l’article. Une vérification indépendante des affirmations qu’il contient constitue alors une des étapes suivantes les plus importantes.
[Non souligné dans l’original.]
[42] Mme Given a formulé les observations suivantes au sujet de la preuve documentaire :
1. la Global Terrorism Database (base de données mondiale sur le terrorisme ou GTD) ne contient pas de données sur les sources originales qui permettraient au chercheur de corroborer les données compilées. C’est le cas des onze « incidents » terroristes impliquant le PSNS;
2. les tentatives faites pour accéder aux références ou à l’identité des auteurs à partir de la base de données GTD mènent à des « liens morts » ou à des organismes qui ne précisent pas leurs sources ou qui indiquent que certaines données sur les sources proviennent de sites Internet d’accès libre comme Wikipedia;
3. Daniel Pipes, qui a écrit au PSNS en 1988, a vu son expertise remise en question, ainsi que son parti pris anti-musulman;
4. l’article d’Ehud Ya’ari intitulé « Behind the Terror » ne comporte pas de références qui auraient pu corroborer les allégations qu’il formule contre le PSNS;
5. l’identité de l’auteur de certains articles de journaux contenus dans les renseignements à divulguer n’est pas précisée.
[43] Le juge Mosley a récemment souscrit aux critères proposés par Mme Given dans la décision Almrei, 2009 CF 1263, 355 F.T.R. 222, qui portait sur un certificat de sécurité. Le juge Mosley relate, aux paragraphes 340, 342, 345 et 347, le témoignage donné par Mme Given dans cette affaire :
¶340 J’ai trouvé le témoignage de Mme Given utile, particulièrement son témoignage sur les cinq critères essentiels utilisés en bibliothéconomie et en sciences de l’information pour évaluer la fiabilité de l’information : l’autorité intellectuelle, l’exactitude, l’objectivité, l’actualité et la couverture. Ces critères sont un simple cadre que tout le monde peut utiliser pour évaluer la crédibilité et la fiabilité d’un document. Pour appliquer ces critères, on se demande par exemple, qui a écrit le document? Quels sont ses titres de compétence? Quel est son point de vue sur les questions? Est‑il partial ou a‑t‑il des objectifs particuliers? En quoi les personnes mentionnées ou citées dans le document en tant que tel font‑elles autorité? Le contenu factuel de l’information peut‑il être vérifié? L’information est‑elle actuelle? De nouveaux renseignements ont‑ils été mis au jour de manière à remettre en question les rapports précédents? L’information est‑elle complète ou a‑t‑elle été retirée de son contexte?
[…]
¶342 Par exemple, des organismes en ligne comme le « IntellCenter » fournissent peu de renseignements sur leurs méthodes ou les personnes qui sont derrière l’organisme. Il existe un phénomène de citation circulaire par lequel des organisations de ce genre se citent les unes les autres. Cela peut donner à croire au lecteur que leurs sources font autorité ou qu’elles rapportent plus de renseignements qu’elles ne le font en réalité. La firme Global Security aurait été fondée par John Pike en 2007, mais aucun détail n’est donné quant à sa formation ou à ses titres de compétence. Qui finance l’organisation?
[…]
¶345 En contre‑interrogatoire, Mme Given a reconnu que l’anonymat de sources confidentielles ne rend pas les renseignements inexacts et que des sources en ligne comme Wikipedia peuvent contenir des renseignements exacts. Pour ce qui est d’autres sources en ligne, comme les publications de Jane, son examen était limité, car elle n’avait pas d’abonnement. Cependant, elle n’a pas reconnu que le contenu réservé aux abonnés contiendrait plus de détails sur les sources. Elle a convenu qu’elle aurait pu faire des recherches sur les auteurs de certaines des sources en ligne et aurait pu trouver plus de renseignements à leur sujet.
[…]
¶347 L’objectif de son témoignage, comme l’a répété Mme Given en réinterrogatoire, était de montrer que personne n’aurait pu évaluer la fiabilité du document de Jasparro à partir de sa présentation, sans chercher plus de renseignements ailleurs. Dans de nombreux cas, les documents utilisés à l’appui d’affirmations dans le résumé public ne contiennent aucun détail sur la source de l’information.
[Non souligné dans l’original.]
J’estime que cette décision est instructive en ce qui concerne la question qui nous occupe, à cette seule réserve près que, contrairement au juge Mosley dans l’affaire Almrei, précitée, notre Cour est saisie en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative et n’agit pas comme arbitre des faits. On s’attend de même à ce que l’agent d’immigration filtre les éléments de preuve qui ne sont pas fiables pour en arriver à une décision raisonnable. La crédibilité de la preuve documentaire est un facteur dont la Cour doit tenir compte pour apprécier la raisonnabilité des conclusions tirées par l’agent (Jahazi c. Canada (MCI), 2010 CF 242, le juge de Montigny, au paragraphe 61).
[44] L’agent a pris acte du témoignage de Mme Given, mais a estimé que la preuve documentaire était d’une qualité suffisamment robuste parce qu’elle avait été obtenue en recourant à des bases de données de bibliothèques contenant des résumés analytiques des nouvelles. L’agent a rejeté l’argument que les documents dont l’auteur était inconnu étaient partiaux ou manquaient d’objectivité, surtout lorsqu’ils proviennent de sources journalistiques réputées comme le New York Times, le Los Angeles Times, le Times of London, l’Economist et le Washington Post. Tout en soulignant la fiabilité des renseignements provenant d’organes de presse réputés comme ceux que nous venons de mentionner, l’agent parvient à la conclusion générale que [traduction] « les sources utilisées pour l’évaluation du PSNS constituent des sources valides et fiables pour évaluer correctement et raisonnablement le PSNS ».
[45] Il ressort de l’examen de la preuve documentaire que la fiabilité et l’objectivité des renseignements sont très variables. Les rapports d’incidents de la GTD ne citent pas de sources et n’expliquent pas de façon satisfaisante comment les informations ont été recueillies. Il était déraisonnable de la part de l’agent d’accorder quelque valeur que ce soit à ces sources qui manquent de fiabilité comme la GTD (Jalil c. Canada (MCI), 2007 CF 568, le juge suppléant Teitelbaum, aux paragraphes 24 et 25). Ces bases de données risquent de donner lieu à un phénomène de citation circulaire qui peut perpétuer des erreurs (décision Almrei, précitée, au paragraphe 342). L’agent cite plusieurs reportages du Foreign Broadcast Information Service (le FBIS), qui traduit vers l’anglais des reportages locaux. Le problème du FBIS est qu’il ne filtre pas les articles qui ne sont pas fiables. En l’espèce, l’agent ne précise pas s’il a cherché à corroborer les reportages du FBIS. Il est donc impossible pour notre Cour de déterminer s’il était raisonnablement loisible à l’agent de se fier aux articles du FBIS qui ont été communiqués au demandeur.
[46] Malgré les lacunes que comportent les sources comme le FBIS et la GTD, l’agent s’est fié à un certain nombre de sources d’information réputées qui exposaient en détail diverses activités du PSNS qui corroboraient certains articles de la GTD et du FBIS. Voici une liste partielle de ces sources fiables :
1. 1er août 1985, le New York Times (citant l’Associated Press), signale un attentat suicide à la voiture piégée commandé par le PSNS au cours duquel trois soldats israéliens et cinq civils libanais ont trouvé la mort;
2. 10 août 1985, The Economist (aucun auteur n’est précisé), signale que l’attentat suicide à la bombe du 1er août 1985 était le quatrième depuis avril de cette année‑là à être commis par le PSNS et rappelle la tentative avortée de coup d’État effectuée par le PSNS au Liban en 1960 et sa présumée responsabilité quant à l’assassinat du président désigné Bechir Gemayel en 1982;
3. 11 juillet 1986, The Times (Londres), par Robert Fisk, signale que le PSNS a revendiqué avec le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) la responsabilité d’une tentative d’infiltration en Israël;
4. 16 juillet 1986, The Times (Londres), par Robert Fisk, au sujet d’un attentat suicide à la voiture piégée à Jezzine, au Liban, à l’initiative du PSNS;
5. 17 mai 1988, New York Times, par Neil A. Lewis, signalant la capture de trois membres du PSNS qui avaient tenté de passer clandestinement des explosifs à la frontière dans l’intention de commettre un assassinat à la voiture piégée dans le cadre d’une lutte entre factions rivales;
6. 19 octobre 1988, New York Times, par Joel Brinkley, faisant état d’un attentat à la voiture piégée commis par le PSNS à Beyrouth au cours duquel au moins deux civils libanais avaient été blessés.
[47] Les sources susmentionnées sont des sources d’information réputées qui souscrivent à des normes journalistiques d’objectivité et d’exactitude. Bien que certains auteurs puissent avoir un certain parti pris, rien ne permet de penser que les nombreux récits relatifs aux activités du PSNS signalées par ces sources d’information sont inexacts. Après examen de la preuve documentaire, la Cour doit conclure qu’il était raisonnablement loisible à l’agent de conclure qu’il existait suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour trancher correctement la question de savoir si le PSNS s’était livré à du terrorisme. Ce moyen de contrôle doit par conséquent être rejeté.
[48] La Cour signale que le demandeur a admis, à la clôture de l’audience, que la question de la fiabilité de la preuve n’était pas déterminante si les attentats suicides visant des cibles militaires répondent à la définition de terrorisme. En pareil cas, les parties s’entendent pour dire que le PSNS a effectivement perpétré des attentats suicides à la bombe qui visaient des cibles militaires et qui ont effectivement touché des civils.
Troisième question : Était‑il raisonnablement loisible à l’agent de conclure que le PSNS était une organisation qui se livrait à du terrorisme?
[49] Le demandeur affirme, pour les motifs suivants, que l’agent a commis une erreur en concluant que le PSNS est une organisation terroriste :
1. bien que des membres du PSNS aient ourdi de nombreux complots terroristes, rien ne permet de penser que le PSNS se soit livré, en tant qu’organisation, à des actes de terrorisme;
2. les activités du PSNS au cours de la guerre civile libanaise étaient des faits de guerre et non du terrorisme;
3. l’agent s’est livré à une analyse erronée des actes du PSNS lorsqu’il a conclu que le PSNS avait violé les règles applicables aux conflits armés;
4. l’agent n’a pas fait la distinction entre les convictions actuelles du demandeur et celles qu’il avait avant 1991.
[50] À l’audience, cette question s’est transformée en débat sur les « attentats suicides à la bombe ». Je vais toutefois examiner les autres aspects de la question que le demandeur a soulevés dans son mémoire.
[51] Pour les motifs qui suivent, la Cour estime qu’il était raisonnablement loisible à l’agent de juger qu’il disposait de suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour conclure que le PSNS s’était livré à des actes de terrorisme.
[52] L’alinéa 34(1)f) de la LIPR exige qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que l’organisation en cause est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. Il s’agit d’une conclusion de fait qui suppose l’examen des déclarations et des actes de l’organisation (décision Daud, précitée, au paragraphe 15). Il ne suffit pas que l’agent conclue que des personnes appartenant à une organisation se sont livrées à de tels actes. L’organisation même doit être l’auteur de ces actes. L’agent n’a cependant pas à produire des éléments de preuve attestant que l’organisation a sanctionné officiellement les actes de terrorisme (Mohammad c. Canada (MCI), 2010 CF 51, le juge O’Keefe, aux paragraphes 65 et 69; décision Daud, précitée, au paragraphe 15). Dans Al Yamani c. Canada (MCI), 2006 CF 1457, 304 F.T.R. 222, la juge Snider a expliqué, aux paragraphes 11 et 12, que l’alinéa 34(1)f) ne comporte pas de limite de temps :
¶11 Simplement dit et contrairement à ce que prétend M. Al Yamani, le facteur temps n’est pas à prendre en compte dans le cadre d’une analyse en application de l’alinéa 34(1)f). S’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une organisation se livre actuellement à des actes de terrorisme, s’est livrée à de tels actes dans le passé ou s’y livrera à l’avenir, cette organisation satisfait alors au critère énoncé à l’alinéa 34(1)f). Ainsi, la Commission n’a pas à examiner si l’organisation en cause a mis un terme à ses activités terroristes, ou encore ne s’était pas livrée à de telles activités pendant une certaine période de temps.
¶12 Le fait pour l’intéressé d’être membre de l’organisation échappe de même aux restrictions quant au temps. La question est de savoir si l’intéressé est ou a été membre de l’organisation. Aucune correspondance n’est nécessaire entre la participation active comme membre de l’intéressé et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes terroristes
[53] Comme nous l’avons déjà dit, la définition du terme terrorisme que l’agent a citée était tirée du paragraphe 96 de l’arrêt Suresh, précité, de la Cour suprême du Canada :
¶96 Tout [. . .] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.
[54] La définition de terrorisme retenue par la Cour suprême du Canada est axée sur la protection des civils, ce qui constitue le principal facteur en droit international humanitaire (décision Fuentes c. Canada (MCI), précitée, le juge Lemieux, aux paragraphes 56 et 58). La réponse à la question de savoir si un acte déterminé constitue une forme légitime de lutte armée dépend des conséquences de cet acte sur les populations civiles.
[55] À l’audience, l’avocate du défendeur a renvoyé la Cour à un reportage tendant à démontrer l’implication du PSNS dans le terrorisme. L’article du New York Times, qui est daté du 18 mai 1988, porte sur trois membres du PSNS qui avaient tenté d’introduire une bombe aux États‑Unis pour assassiner un de leurs opposants. L’article signalait que le FBI avait déclaré que le PSNS était responsable d’une série d’actes terroristes, dont l’assassinat, en 1982, du président désigné libanais Bashir Gemayel.
[56] Il ressort de la preuve que le PSNS satisfait au critère prévu à l’alinéa 34(1)f). Le PSNS a terrorisé ou tenté de terroriser des civils au cours des nombreuses années de son existence :
1. tentative ratée de coup d’État de 1961 contre le gouvernement libanais au cours de laquelle il y a eu une prise d’otages;
2. série d’attentats suicides et d’attentats à la voiture piégée dans des villes et des localités du Liban pendant la guerre civile libanaise au cours desquels des civils comme des combattants ont perdu la vie;
3. assassinat du président libanais en 1982;
4. tentative d’assassinat de membres de factions rivales du PSNS qui étaient vraisemblablement aussi des civils au cours d’attentats à la voiture piégée commis aux États‑Unis.
L’agent a mentionné ces incidents et conclu qu’ils démontraient que le PSNS s’était livré à des actes de terrorisme.
[57] Les faits relatés ne sont que des exemples d’une longue succession d’incidents au cours desquels le PSNS a terrorisé la population civile en se livrant à des formes illégitimes de lutte armée. Le fait que le PSNS était une milice armée au cours de la guerre civile libanaise n’excuse pas les attaques qu’il a organisées et au cours desquelles des civils ont été touchés. La définition de terrorisme proposée dans l’arrêt Suresh, précité, vise à englober les organisations qui agissent de manière « à tuer ou blesser grièvement un civil ». Prendre des civils en otages, faire sauter des voitures piégées près de civils dans une ville ou une localité et assassiner des dirigeants civils sont des actes qui correspondent tout à fait à la définition de terrorisme. Il était raisonnablement loisible à l’agent de conclure que le PSNS s’était livré à du terrorisme au cours de la période durant laquelle le demandeur en avait été membre (entre 1972 et 1991). Il était également raisonnablement loisible à l’agent de conclure qu’il était improbable que le demandeur n’ait pas été au courant des actes de violence commis par le PSNS lorsqu’il en était membre. Peu importe que l’agent n’ait pas établi de distinction entre le fait que le demandeur était au courant présentement ou à l’époque des actes de violence du PSNS, il n’en demeure pas moins qu’on peut raisonnablement conclure que l’organisation au sein de laquelle il a œuvré pendant une vingtaine d’années s’est livrée à du terrorisme.
[58] Comme le demandeur ne conteste pas la conclusion de l’agent suivant laquelle il était membre du PSNS, il s’ensuit qu’il est interdit de territoire au Canada parce qu’il appartenait à une organisation qui s’est livrée au terrorisme. Ce moyen de contrôle est par conséquent rejeté.
QUESTION CERTIFIÉE
[59] Le demandeur affirme que la présente affaire soulève la question grave de portée générale suivante qui devrait être certifiée en vue d’un appel :
[traduction] Les attentats suicides à la bombe visant des cibles militaires sont‑ils des actes de « terrorisme » au sens du paragraphe 34(1) de la LIPR par suite de l’interprétation donnée à ce terme par la jurisprudence dans l’arrêt Suresh et la décision Fuentes?
Les parties ne s’entendent pas sur le libellé exact de la question. Le libellé précité a été proposé par l’avocat du demandeur une semaine après l’audience. Le demandeur a expliqué que cette question n’avait pas été examinée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh et que les attentats suicides à la bombe ne sont pas visés par la définition du terme terrorisme. Le défendeur n’est pas de cet avis. Il soutient que, par nature, les attentats suicides à la bombe tuent ou blessent grièvement des civils ou d’autres personnes qui ne participent pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, de sorte que ces actes correspondent tout à fait à la définition de terrorisme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh. La Cour en convient. De par leur nature même, les attentats suicides à la bombe sont des actes terroristes qui affectent inévitablement des civils innocents. Ces activités ne sont pas des actes de guerre entre combattants. Les kamikazes ne portent pas d’uniforme militaire et ne suivent pas les règles ou les conventions internationales en matière de conflits armés ou de guerres.
[60] J’ai examiné les observations que les parties m’ont soumises après l’audience au sujet de la question à certifier. À mon avis, la prétention du demandeur suivant laquelle les attentats suicides à la bombe du PSNS qui visent des militaires ne sont pas du « terrorisme » est manifestement incorrecte. Par définition, les attentats suicides à la bombe tuent ou blessent grièvement les civils qui se trouvent dans l’entourage du kamikaze. Le kamikaze ne peut approcher une cible militaire que s’il se fait passer pour un civil. Le kamikaze ne porte pas d’uniforme permettant de savoir qu’il est engagé dans un combat militaire. Comme elle n’est pas prête à certifier la question proposée par le demandeur, la Cour n’a pas besoin d’examiner l’autre libellé suggéré par le défendeur au cas où la Cour serait disposée à certifier cette question.
[61] En tout état de cause, la Cour estime que la réponse à une telle question ne trancherait pas le litige puisqu’il existe des éléments de preuve suivant lesquels le PSNS a commis des actes destinés à tuer ou blesser grièvement des civils et sur lesquels l’agent d’immigration s’est raisonnablement fondé. Ces actes correspondent tout à fait à la définition de terrorisme. Un exemple de pareils actes est l’assassinat du président libanais désigné en 1982. La Cour ne certifiera donc pas cette question.
JUGEMENT
la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑5641‑09
INTITULÉ : BASHEER KABLAWI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 11 août 2010
DATE DES MOTIFS : Le 10 septembre 2010
COMPARUTIONS :
Me Lorne Waldman
|
|
Me Ada Mok
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Lorne Waldman Waldman & Associates
|
|
Myles J. Kirvan, Sous‑procureur général du Canada
|