[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Vancouver (Colombie‑Britannique), le 27 août 2010
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE :
et
DU CANADA
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] « N’en faites pas une affaire judiciaire! » signifie qu’il ne faut pas « faire une montagne d’un rien » ou « toute une histoire » pour une simple bagatelle.
[2] La question dont est saisie la Cour fédérale consiste à savoir si un dictionnaire analogique de 20 $ est un livre assujetti à la limite de 1 500 $ visant les effets personnels que les prisonniers des pénitenciers peuvent garder dans leurs cellules ou s’il s’agit d’un manuel ou d’une fourniture scolaire, auquel cas le livre n’est pas assujetti à cette limite.
[3] M. Mackay, qui purge une peine d’emprisonnement à perpétuité à l’Établissement Mountain, a soumis une demande en vue de l’achat d’un dictionnaire analogique de poche Oxford d’une valeur totale de 23,14 $. Le formulaire lui permettait de choisir de qualifier son achat de « personnel » ou de « loisir ». Il a coché la case « personnel ».
[4] Sa requête lui a été refusée à diverses étapes. Pour commencer, on lui a dit que l’achat lui ferait dépasser la limite personnelle de 1 500 $. Ensuite, après qu’on eut confirmé qu’il était inscrit à un programme - le programme national de maintien des acquis pour les délinquants -, sa requête a de nouveau été refusée avec l’explication suivante : [traduction] « selon la lettre du département des programmes, cet article n’est pas « requis » pour votre programme, car l’établissement a des exemplaires qui peuvent être empruntés ».
[5] Le demandeur est alors passé par le premier, le deuxième et enfin le troisième palier de la procédure de règlement des griefs, conformément aux dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ainsi que du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, mais sans résultat. La présente demande de contrôle judiciaire vise la décision rendue au troisième palier relativement au grief du délinquant.
[6] Dans son affidavit présenté à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, M. Mackay, qui n’a pas été contre‑interrogé, affirme qu’il avait besoin du dictionnaire analogique, car il [traduction] « cherch[ait] à améliorer [s]on anglais et [voulait] pouvoir inscrire, au besoin, des annotations comme dans un texte personnel ». Il déclare également qu’il s’est inscrit au programme national de maintien des acquis pour les délinquants et que le dictionnaire analogique l’aiderait à rédiger son journal et ses écrits de maintien. Il y a des dictionnaires analogiques à la bibliothèque, mais les prêts sont limités et il est interdit de faire des annotations.
I. Les décisions
[7] Au premier palier de la procédure de règlement des griefs, on a dit M. Mackay que, s’il se défaisait de certains de ses effets de façon à ne plus dépasser la limite de 1 500 $, on ferait droit à sa requête visant l’achat d’un dictionnaire analogique.
[8] Au deuxième palier, M. Mackay a insisté sur le fait que le dictionnaire analogique était un manuel scolaire et qu’il n’était par conséquent pas assujetti à la limite de 1500 $. Sa requête a été rejetée pour le motif qu’un article ne peut être qualifié de scolaire [traduction] « que s’il est expressément requis pour un programme auquel [le demandeur est] inscrit ». Tout en précisant que la perfection de l’éducation de M. Mackay constituait un but louable, on a réitéré qu’il lui était loisible d’emprunter des exemplaires du dictionnaire analogique ou, s’il réduisait la valeur de ses effets personnels, d’en acheter un et de le garder dans sa cellule.
[9] Au troisième palier de la procédure d’examen des griefs, la réponse a été similaire. Il a été noté de nouveau que le demandeur était inscrit au programme de maintien des acquis pour les délinquants. En renvoyant à la correspondance antérieure, le décideur, un sous‑commissaire principal, a déclaré que s’il estimait avoir besoin d’un dictionnaire analogique, M. Mackay pouvait en emprunter un. Un dictionnaire analogique n’était pas requis pour le cours lui‑même. Il a ajouté :
[traduction] Un livre n’[est] pas assujetti à la limite de mille cinq cents dollars (1 500 $) s’il s’agit d’un « manuel scolaire » visé au paragraphe 25 de la DC 566‑12 :
Les articles de santé (y compris les bracelets médicaux) devraient être autorisés, et il en va de même pour les articles religieux, spirituels ou culturels, les manuels ou fournitures scolaires et le matériel d’artiste ou d’artisanat […]
Il a été conclu qu’un dictionnaire analogique était visé par l’alinéa 20j) de la DC 566‑12, rédigé comme suit :
Les détenus pourront normalement conserver dans leur cellule leurs effets personnels qui appartiennent aux catégories suivantes, en conformité avec les listes nationales des effets personnels :
j. les livres, les magazines et les revues (en conformité avec la DC 764 ‑ Accès au matériel et aux divertissements en direct et avec la DC 345 ‑ Sécurité‑incendie);
Par conséquent, un dictionnaire analogique n’est pas considéré comme un manuel scolaire et est, pour cette raison, assujetti à la limite prévue au paragraphe 26 de la DC 566‑12.
II. Norme de contrôle judiciaire
[10] Conformément à l’arrêt de la Cour suprême Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, deux normes de contrôle s’appliquent aux décisions des commissions ou des tribunaux fédéraux : la norme de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. Les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable. Les questions de droit sont habituellement contrôlées selon la norme de la décision correcte, mais on nous demande en l’espèce d’interpréter la directive d’un commissaire. Selon l’arrêt Dunsmuir ainsi que quelques autres décisions qui l’ont précédé, les décideurs doivent bénéficier d’un certain pouvoir discrétionnaire relativement à l’interprétation de leur loi habilitante. Toutefois, comme j’estime que la décision est déraisonnable, je n’aurai pas besoin de traiter plus à fond cette question.
[11] Le procureur général prétend que la décision était discrétionnaire et équitable et a été rendue de bonne foi. Il affirme ainsi que M. Mackay a eu une occasion raisonnable d’établir le bien‑fondé de sa cause, que rien n’indique qu’il y a eu mauvaise foi et enfin qu’il existe un élément de discrétion puisque les achats personnels d’articles exemptés doivent néanmoins être approuvés par le sous‑directeur ou un délégué d’un niveau non inférieur à celui de directeur adjoint. Dans la présente affaire, personne n’a fait valoir qu’un dictionnaire analogique était inapproprié ou constituait de quelque façon un danger d’incendie ou un risque pour la sécurité du personnel, des détenus et du public.
III. Analyse
[12] Pourquoi n’a‑t‑on pas considéré le dictionnaire analogique comme un manuel scolaire? Il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’un livre scolaire. Le refus n’était pas non plus fondé sur une interprétation étroite de « manuel », par opposition à « livre de référence ». Quoiqu’il soit possible dans le langage courant de considérer un dictionnaire analogique, à l’instar d’un dictionnaire, comme un livre de référence et non comme un manuel au sens, par exemple, de l’ouvrage Introduction to the Law f the Constitution, de A. V. Dicey, la version française de l’extrait sur l’exemption parle des « manuels ou fournitures scolaires ». Le Petit Robert de la langue française, CD‑ROM (Paris, Dictionnaires Le Robert/VEUF, 2001), définit « manuel » de la façon suivante : « Ouvrage didactique présentant, sous un format maniable, les notions essentielles d’une science, d’une technique, et spécialement les connaissances exigées par les programmes scolaires ». Conformément à l’esprit du Règlement, qui soustrait également les équipements de « loisir » à la limite de 1 500 $, l’objet du dictionnaire analogique est d’instruire M. Mackay et de l’aider à améliorer ses habiletés de communication écrite en anglais et, pour cette raison, le dictionnaire constitue certainement un « manuel ».
[13] Il n’est nulle part précisé dans la directive du commissaire que les manuels ou fournitures scolaires sont ceux qui sont exigés pour les cours offerts au pénitencier ou les cours d’éducation permanente par correspondance approuvés par le pénitencier.
[14] Malheureusement, l’expression « manuels et fournitures scolaires » n’est nullement définie. Nulle part il n’est écrit qu’il est interdit à M. Mackay de parfaire son éducation, qu’un manuel scolaire est un manuel requis pour un cours ni qu’un livre servant aux études perd sa nature de manuel scolaire du fait que des exemplaires sont disponibles à la bibliothèque.
[15] Selon la sixième édition du Roget’s International Thesaurus, la première édition du dictionnaire analogique de M. Roget - datant de 1852 - était intitulée Thesaurus of English words and phrases, classified and arranged so as to facilitate the expression of ideas and assist in literary composition ([traduction] « dictionnaire analogique de mots et expressions anglais, classés et disposés de manière à faciliter l’expression des idées et la composition littéraire »). Un dictionnaire analogique regroupe les mots selon les idées, contrairement à un dictionnaire qui dresse une liste alphabétique de mots. On doit considérer le dictionnaire analogique exactement comme un dictionnaire. Ou bien ils sont tous deux des manuels ou fournitures scolaires, ou bien ils n’en sont pas.
[16] Quant au désir de M. Mackay de posséder son propre exemplaire, voici ce que le juge Scalia de la Cour suprême des États‑Unis et Bryan Garner, directeur de la rédaction du dictionnaire Black’s Law Dictionnary, écrivent dans leur ouvrage Making Your Case: The Art of Persuading Judges, (St. Paul, Thomson/West, 2008), à la page 64 :
[traduction] Il arrive parfois aux bons écrivains d’avoir de la difficulté à trouver le mot qui traduirait avec justesse leur pensée ou rendrait le ton ou la connotation voulus – ce que nous appellerions (mais pas vous, car cela paraîtrait prétentieux) le mot juste [en français dans le texte]. À cette fin, un dictionnaire analogique constitue un livre de référence indispensable, qui donne les synonymes de tout. Le dictionnaire analogique le plus ancien et le plus utilisé est le Roget’s Thesaurus (disponible en plusieurs éditions et en plusieurs formats). Il devrait trouver une place dans votre bibliothèque et devenir rapidement corné.
[Non souligné dans l’original.]
[17] Il ne fait pas de doute qu’un dictionnaire analogique constitue un manuel ou une fourniture scolaire.
[18] Le procureur général fait valoir que la décision était discrétionnaire, qu’elle a été rendue de bonne foi et qu’elle appartient aux issues raisonnables dont il est question dans Dunsmuir.
[19] Je ne mets pas en doute la bonne foi du Service correctionnel du Canada. S’il existe un certain pouvoir discrétionnaire, il est limité par le libellé de la directive elle‑même. Or, le Service correctionnel du Canada lit dans le texte des choses qui ne s’y trouvent pas. Les mots ont un sens objectif. Compte tenu du fait que les prisons doivent être très réglementées et que les détenus étudient de près chaque mot et chaque ligne des directives, le commissaire aurait peut‑être dû définir « manuels ou fournitures scolaires », mais il ne l’a pas fait.
[20] Lewis Caroll a écrit ceci : [traduction] « “Quand j’emploie un mot”, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, “il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins.” “La question est de savoir”, dit Alice, “si vous pouvez faire que les mots signifient tant de choses différentes.” “La question est de savoir”, dit Humpty Dumpty, “qui est le maître – c’est tout.” » La Cour ne saurait donner raison à Humpty Dumpty. À mon avis, la décision visée était déraisonnable. Un dictionnaire analogique ne perd pas sa nature de manuel ou fourniture scolaire du simple fait qu’aucun cours offert ou approuvé par l’établissement ne requiert sa lecture ou du fait qu’il est disponible à la bibliothèque.
ORDONNANCE
POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur du troisième niveau de règlement des griefs pour réexamen.
3. Des dépens de 200 $ sont adjugés à M. Mackay.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T‑388‑10
INTITULÉ : MACKAY c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Vancouver (Colombie‑Britannique)
(par vidéoconférence)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 24 août 2010
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : Le 27 août 2010
COMPARUTIONS :
Ken Mackay |
POUR LE DEMANDEUR (qui s’est représenté lui‑même)
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Edward Burnet Karen Chow
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sans objet
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(qui s’est représenté lui‑même)
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Myles J. Kirvan Sous‑procureur général du Canada Vancouver (Colombie‑Britannique) |
POUR LE DÉFENDEUR
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