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Cour fédérale |
[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 21 juin 2010
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BOIVIN
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision du 22 juillet 2009 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux fins de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.
Le contexte factuel
[2] Le demandeur est un Kurde né dans le village de Köseyahya d’Elbistan dans la province kurde de K. Maras, en Turquie. Le Parti des travailleurs du Kurdistan, mieux connu sous le nom de PKK, affirme lutter pour l’indépendance du Kurdistan et a été classifié comme organisation terroriste. De nombreux Kurdes ont subi les conséquences du violent conflit opposant le PKK et les autorités turques ou ont quitté leurs villages.
[3] Aux dires du demandeur, un fermier, les soldats turcs persécutent son peuple depuis des années. Lorsqu’il était enfant, le demandeur a ainsi vu des soldats tabasser et insulter des gens de son village. Parallèlement, le demandeur et les autres membres de son village auraient été forcés de donner des provisions au PKK. Lorsque les soldats soupçonnaient l’existence d’un tel soutien, ils soumettaient les villageois à de la persécution. En raison du conflit, nombre de ses habitants ont dû quitter le village du demandeur. Des soldats turcs, craignant l’aide au PKK qui pourrait en résulter, ont également interdit l’accès à des champs de pâturage aux membres de la famille du demandeur.
[4] En septembre 1995, on a fait s’arrêter le demandeur à un poste de contrôle, puis on a procédé à son arrestation. Le demandeur a été accusé de tentative d’achat de provisions pour le PKK. Malgré ses démentis, le demandeur aurait été tabassé, torturé et détenu pendant trois jours. Une fois remis en liberté, le demandeur a tenté d’éviter les soldats turcs dans sa région en vivant et en travaillant dans différentes villes. Le demandeur s’est toutefois rendu compte qu’ailleurs en Turquie il faisait toujours l’objet de discrimination. Il retournait souvent visiter son village, en se montrant toutefois très discret.
[5] En septembre 1998, des soldats ont vu le demandeur et lui ont ordonné de s’étendre au sol. Ils l’ont soumis à une fouille puis détenu pendant deux jours. Ils souhaitaient obtenir des renseignements sur les insurgés kurdes. Pendant sa détention, le demandeur a subi des sévices et des traitements inhumains. On lui a également demandé d’agir comme informateur, ce à quoi il s’est refusé. Le demandeur a ensuite été remis en liberté sans avoir été inculpé.
[6] En juillet 2002, le demandeur a reçu chez lui des participants à une réunion tenue en vue d’une élection à venir. Parmi les participants, il y avait des sympathisants de partis pro-kurdes et de gauche qui envisageaient la possibilité de former une coalition. Plus tard dans la même journée, des gendarmes ont fait irruption chez le demandeur et ils lui ont demandé de leur fournir le nom de tous les participants à la réunion. Le demandeur a refusé et il a été tabassé par les gendarmes devant les membres de sa famille. L’épouse du demandeur a tenté d’intervenir, mais on lui a fait subir à elle aussi des mauvais traitements. Les gendarmes ont arrêté le demandeur et l’ont emmené avec eux, et l’épouse a plus tard été conduite à l’hôpital et traitée pour choc nerveux. Le demandeur a été conduit à une base militaire et détenu pendant trois jours.
[7] Six mois après son arrestation, le demandeur est allé habiter au centre ville où il croyait pouvoir davantage garder l’anonymat. En mars 2006, toutefois, il a de nouveau été détenu. Les autorités le soupçonnaient d’être au fait de l’érection d’une banderole de protestation à Diyarbakir, où des membres des forces de sécurité avaient abattu des civils kurdes. On a montré des photographies de suspects au demandeur, qui a nié connaître l’un quelconque d’entre eux. Le demandeur a de nouveau été tabassé puis relâché.
[8] On a arrêté le demandeur alors qu’il se rendait à Elbistan le 20 juillet 2007, deux jours avant la tenue des élections générales. Le demandeur appuyait une coalition de partis de gauche, dont le DTP kurde, connue sous le nom de « Candidat des mille espoirs », qu’il aidait en distribuant des dépliants électoraux et en assistant à des assemblées. Souvent on faisait s’arrêter pour les fouiller des partisans de la coalition, dont le demandeur, et on confisquait les documents en leur possession. Une fois arrêté, le demandeur a été conduit à une base militaire et détenu pendant deux jours. Le demandeur soutient avoir été interrogé par des membres du JITEM, le service de renseignements de la gendarmerie turque, qui lui auraient fait subir des sévices et auraient menacé de le faire « disparaître ». Les membres du JITEM auraient en outre demandé au demandeur de les aider à prendre au piège des fonctionnaires kurdes et de faire des déclarations permettant de les incriminer. Le demandeur ayant refusé de coopérer, on lui a fait subir de nouveaux sévices ainsi que des chocs électriques. On a par la suite remis le demandeur en liberté, en lui disant toutefois qu’il devrait payer le prix pour s’être montré peu coopératif.
[9] Une fois libéré, le demandeur a commencé à faire le nécessaire pour pouvoir quitter la Turquie. En septembre 2007, il est arrivé au Canada après être passé par les États-Unis. Le Canada a accordé l’asile à la sœur et au beau-frère du demandeur. D’autres frères et sœurs du demandeur se sont aussi vu accorder l’asile par le Royaume-Uni.
La décision contestée
[10] Le commissaire a rejeté la demande au motif que le récit du demandeur n’était pas crédible, que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur et que celui-ci ne craignait pas pour sa vie, ni subjectivement ni objectivement, comme le faisait voir sa demande d’asile tardive.
[11] Le commissaire a conclu premièrement qu’il semblait y avoir des contradictions entre les notes prises par l’agent d’immigration le 12 septembre 2007 et le récit mentionné dans le Formulaire de renseignements personnels (FRP). Le commissaire s’est ainsi demandé pourquoi le demandeur avait d’abord déclaré craindre le PKK, alors qu’il craignait également les autorités turques. Le commissaire a reconnu qu’on faisait état dans les notes prises au point d’entrée de la crainte par le demandeur tant des autorités turques que du PKK. Le fait que le demandeur n’ait corrigé la contradiction que deux ans plus tard à l’audience venait miner, toutefois, sa crédibilité.
[12] Le commissaire a également jugé peu crédibles les raisons avancées par le demandeur pour ne pas avoir quitté plus tôt la Turquie. Le demandeur avait déclaré que, même si c’était lui la cible principale des autorités turques, il avait voulu rester en Turquie tant que ses frères et sœurs n’avaient pas quitté ce pays en toute sécurité. Le commissaire a jugé illogique l’explication donnée par le demandeur; si ce dernier avait été la personne la plus recherchée par les autorités et s’il avait craint pour sa vie, il aurait dû quitter plus tôt son pays. Le commissaire a jugé que les actions du demandeur dénotaient l’absence d’une crainte subjective et faisaient douter de sa crédibilité.
[13] Le commissaire était d’avis que le demandeur était un fermier sans affiliation politique parce qu’aucun cadre du parti ni membre du PKK ne se trouvait chez lui lorsqu’une descente y avait été effectuée. Parmi les 13 ou 14 personnes présentes chez le demandeur, seulement quatre avaient été arrêtées, les autres étant âgées de plus de 50 ans. Le commissaire n’a jugé ni raisonnable ni crédible qu’aucune des personnes âgées de plus de 50 ans n’ait été arrêtée, si toutes par ailleurs s’adonnaient à des activités qui portaient atteinte à l’État. Le commissaire ne croyait pas que les autorités turques s’intéressaient réellement au demandeur, comme celui-ci était toujours relâché sans avoir été inculpé lorsqu’il était arrêté. Cela était d’autant moins crédible que le demandeur n’avait pas décidé plus tôt de quitter la Turquie. Le demandeur n’avait pu produire non plus aucun document, tel un dépliant ou une brochure, étayant ses prétentions de participation à des activités politiques.
[14] S’étant fait demander pourquoi il n’avait pas demandé l’asile au Royaume-Uni où ses autres frères et sœurs avaient obtenu l’asile, le demandeur a répondu qu’il avait une sœur au Canada et que, selon lui, la vie était meilleure dans ce pays. Le commissaire a estimé que « la quête du meilleur pays d’asile » par le demandeur faisait douter du bien-fondé de la demande d’asile de ce dernier. Le défaut du demandeur d’avoir présenté une demande d’asile aux États-Unis renforçait en outre l’opinion du commissaire selon laquelle le demandeur ne craignait pas véritablement pour sa vie.
[15] La Commission a également conclu que le défaut du demandeur d’obtenir de son épouse qu’elle fasse le point – sur sa situation en Turquie – le rendait encore moins crédible. Le demandeur a expliqué qu’il ne voulait pas mêler son épouse à ses problèmes. Le commissaire n’a toutefois pas jugé cela raisonnable; comme l’épouse avait été témoin des mauvais traitements infligés dans leur foyer au demandeur, elle devait avoir eu connaissance des problèmes de ce dernier et aurait ainsi pu faire le point sur sa situation actuelle à Elbistan.
[16] Le commissaire était également saisi d’un rapport psychiatrique mentionnant que le demandeur souffrait du syndrome de stress post-traumatique par suite des actes de torture qu’il avait subis. Le commissaire n’a toutefois reconnu que peu de force probante à ce rapport.
[17] La Commission était aussi d’avis que, même si les prétentions du demandeur avaient été crédibles, ce dernier disposait d’une PRI valable. Le demandeur aurait pu en effet déménager à Istanbul, une ville de 9,7 millions d’habitants. Le demandeur a soutenu que, comme Kurde, il serait confronté aux mêmes problèmes à Istanbul, mais le commissaire a estimé qu’aucun élément de preuve ne montrait que le demandeur ne serait pas en sécurité dans cette ville, et qu’il pourrait y commencer une nouvelle vie.
[18] La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur serait persécuté, advenant son retour en Turquie, pour un motif visé par la Convention. La Commission a également conclu que le demandeur n’était pas une personne à protéger.
Les questions en litige
[19] Les questions suivantes sont en litige dans le cadre de la présente demande :
a. La Commission a-t-elle tiré des conclusions quant à la crédibilité déraisonnables en regard de la demande d’asile du demandeur?
b. La Commission a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en examinant, sans avoir valablement avisé le demandeur, la question des possibilités de refuge intérieur?
[20] Pour les motifs que je vais énoncer, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
Les dispositions législatives pertinentes
[21] Les dispositions de la Loi reproduites ci-après sont applicables dans la présente instance :
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;
b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.
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96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,
(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or
(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.
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97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection. |
97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally
(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or
(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if
(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,
(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,
(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and
(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.
(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection
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La norme de contrôle judiciaire
[22] Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la norme de la décision manifestement déraisonnable s’appliquait aux conclusions quant à la crédibilité (Mejia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 354, [2009] A.C.F. n° 438 (QL), paragraphe 24). La Cour n’interviendra face à une conclusion quant à la crédibilité que si la Commission s’est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (Aguebor c. (Canada) Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, 42 A.C.W.S. (3d) 886 (C.A.F.)).
[23] Dans la décision Diaz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1243, [2008] A.C.F. n° 1543, la Cour a résumé l’état du droit sur la norme de contrôle appropriée lorsqu’une PRI était en cause. Les décisions en la matière appelaient la norme de la décision manifestement déraisonnable car elles relevaient directement du champ d’expertise de la Commission et qu’une grande retenue était donc de mise à leur endroit.
[24] La Cour a conclu dans la décision Mejia, précitée, qu’à la lumière de l’arrêt Dunsmuir, la norme de contrôle applicable aux conclusions quant à la crédibilité et aux décisions relatives à la PRI était celle de la raisonnabilité. Selon la Cour suprême du Canada, lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la raisonnabilité, la cour de révision doit s’attacher à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, paragraphe 47).
[25] Finalement, il est bien établi que les questions d’équité procédurale appellent la norme de la décision correcte (Level (représenté par sa tutrice à l’instance) c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 227, [2008] A.C.F. n° 297 (paragraphe 9)).
L’analyse
a) La crédibilité
[26] Le demandeur soutient qu’étaient entachées d’erreurs les conclusions de la Commission quant au manque de crédibilité de sa preuve. Les prétendues contradictions, entre les notes prises au point d’entrée et sa preuve ultérieure, étaient ainsi inexistantes selon le demandeur. Il ressortait aussi clairement du FRP du demandeur que celui-ci craignait tant le PKK que les autorités turques.
[27] Le demandeur soutient en outre que le temps qu’il a mis à quitter la Turquie ne saurait fonder une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Ce n’est en effet qu’après sa détention de juillet 2007, lorsqu’on a menacé d’attenter à sa vie, qu’il s’est estimé contraint de quitter son pays. Avant cet incident, la vie du demandeur n’était pas en péril.
[28] Le demandeur soutient par ailleurs que son défaut d’avoir demandé l’asile au Royaume-Uni n’avait aucune pertinence, puisqu’il n’était pas passé par ce pays avant de se rendre au Canada.
[29] Le commissaire n’a pas jugé raisonnable que les autorités turques aient pu n’arrêter que les personnes de moins de 50 ans; il s’est également demandé comment ces autorités avaient pu avoir connaissance de la réunion et pourquoi elles s’en étaient souciées. Le demandeur soutient avoir avancé une explication raisonnable : des informateurs avaient vraisemblablement informé les autorités de la tenue de la réunion. Et la preuve documentaire permet aisément de constater le recours courant à des informateurs en Turquie.
[30] Le demandeur affirme avoir expliqué de manière rationnelle l’absence de preuve corroborante, l’incapacité de son épouse de faire le point sur sa situation actuelle en Turquie et les arrestations suivies de remises en liberté dont il a souvent fait l’objet.
[31] Le demandeur ajoute qu’il ne voulait pas mettre la vie de son épouse en péril de quelque manière que ce soit en lui demandant de s’enquérir de sa situation actuelle. On disposait en outre d’une déposition du père du demandeur selon laquelle les autorités turques s’étaient présentées à la maison familiale le mois précédent. Le demandeur déclare finalement qu’il a été arrêté par suite d’activités ou d’incidents particuliers, et qu’il était parfaitement rationnel qu’il ait été relâché une fois la constatation faite par les autorités de l’absence de preuve permettant de l’inculper en bonne et due forme.
[32] Pour sa part, le défendeur soutient que le défaut du demandeur d’avoir saisi la première occasion qu’il a eue (en l’occurrence aux États-Unis) pour demander l’asile peut être un facteur pertinent dans l’appréciation de sa crédibilité (Gavryushenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n° 1209, 194 F.T.R. 161 (QL)).
[33] Le défendeur soutient également que le parcours suivi par le demandeur pour arriver au Canada dénotait davantage une quête du meilleur pays d’asile qu’une crainte véritable de persécution. Selon le défendeur, par ailleurs, bien qu’une preuve corroborante n’ait pas été nécessaire, il était raisonnable d’estimer que le défaut du demandeur d’en produire une minait sa crédibilité. Le demandeur, par exemple, aurait pu obtenir de son épouse un affidavit étayant son allégation (Bin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1246, [2001] A.C.F. n° 1717 (QL); Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 357, 78 A.C.W.S. (3d) 579 (QL)). Selon le défendeur, enfin, il était loisible à la Commission de ne guère reconnaître de valeur probante au rapport psychiatrique présenté, comme il n’avait été établi que deux mois avant l’audience et comme le demandeur n’avait jamais obtenu de soins psychiatriques dans le passé et ne recevait actuellement aucun soin médical.
[34] La Cour est d’avis, après examen de la preuve, que la Commission a commis des erreurs quant à un certain nombre de conclusions défavorables concernant la crédibilité.
[35] La Cour n’estime pas, ainsi, qu’il existait des contradictions entre les notes prises au point d’entrée et la déposition du demandeur. Le demandeur exprime clairement dans sa déclaration écrite à l’agent sa crainte tant du PKK que des autorités turques (dossier du tribunal, page 120). Or la Commission a tiré une conclusion défavorable à ce sujet, bien que le commissaire ait reconnu dans sa décision que le demandeur avait dit craindre les autorités turques (décision de la Commission, paragraphe 5).
[36] La Cour est également d’avis que le commissaire a fait abstraction de manière déraisonnable des explications fournies par le demandeur. Bien que le départ tardif d’un demandeur d’asile de son pays puisse constituer un facteur d’appréciation de la crédibilité, ce n’est pas là un facteur décisif. Lorsqu’elle tire des conclusions relatives à la vraisemblance, la Commission doit être certaine, au vu de la preuve, que les événements n’auraient pas pu se produire tel que le demandeur les a racontés (Pulido c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 209, [2007] A.C.F. n° 281 (QL), paragraphe 37). En disant qu’il était resté dans son pays pour aider ses frères et sœurs, le demandeur a donné une explication raisonnable. En outre, aucune menace n’a pesé sur la vie du demandeur jusqu’en juillet 2007, et ce dernier a décidé de quitter la Turquie peu de temps après la menace reçue ce mois-là. Plutôt que de prendre en compte cet élément de preuve essentiel, la Commission a tout simplement fait abstraction de la nature de la détention de juillet 2007, et particulièrement de la différence existant entre cette arrestation et les précédentes. Lorsque le demandeur s’est rendu compte que sa vie était en péril, il a immédiatement pris les dispositions nécessaires pour quitter la Turquie.
[37]
Même
s’il était loisible à la Commission de conclure que le demandeur n’intéressait
guère les autorités turques, une telle conclusion devait être étayée par la preuve. La Commission a jugé que les autorités turques ne s’intéressaient pas au demandeur
puisqu’elles ne l’avaient jamais inculpé et l’avaient toujours remis en
liberté. La Commission a tiré cette conclusion sans traiter de la preuve documentaire
générale concernant le traitement des Kurdes par les autorités turques (p. ex.,
dossier du tribunal, pages 314 à 317). Or la preuve révèle qu’il est
assez fréquent que des personnes soient arrêtées, torturées puis relâchées, et
on ne peut ainsi dire que « sortent tellement de l’ordinaire » les
événements que le demandeur a relatés (Pulido, précitée, paragraphe 37).
[38] Le défendeur s’appuie sur la décision Gavryushenko, précitée, pour dire que le demandeur aurait dû demander l’asile au Royaume-Uni ou aux États-Unis avant de le faire au Canada. À l’audience devant la Cour, le défendeur a également fait valoir la décision Remedios c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 437, [2003] A.C.F. n° 617. Dans cette dernière affaire, les demandeurs avaient quitté les Émirats arabes unis en avril 2000 à destination des États-Unis (plus précisément de Denver, au Colorado) pour un séjour de trois mois, en vue d’y demander l’asile. On avait toutefois informé plus tard les demandeurs que leurs chances de réussir seraient meilleures s’ils demandaient l’asile au Canada plutôt qu’aux États-Unis. Ma collègue la juge Snider a statué dans la décision Remedios que la Commission n’avait pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs s’étaient cherchés un pays d’accueil. En l’espèce, toutefois, les décisions Remedios et Gavryushenko ne peuvent être d’aucune utilité pour le défendeur. La Commission a en effet commis une erreur en concluant que le demandeur aurait dû demander l’asile au Royaume-Uni, où ses frères et sœurs avaient obtenu l’asile. La Commission a en effet omis de prendre en compte un fait essentiel, soit que le demandeur n’avait pas voyagé au Royaume-Uni ni n’était pas passé par ce pays. La conclusion de la Commission quant au fait que le demandeur n’avait pas présenté une demande d’asile au Royaume-Uni ne peut donc pas être confirmée.
[39] La Commission était tenue de prendre en considération l’explication fournie par le demandeur pour avoir présenté sa demande d’asile au Canada plutôt qu’aux États-Unis. La Commission ne l’a pas fait, concluant au lieu de cela que le demandeur manquait de crédibilité. L’agent avait en outre mentionné ce qui suit dans ses notes datées du 12 septembre 2007 : [traduction] « Sur la foi des renseignements qui précèdent, le cas d’Hasan Ay relève d’une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs, comme un membre de la famille de M. Ay est un résident permanent du Canada » (dossier du tribunal, page 126).
[40] Comme il y avait de la famille, il était donc sensé pour le demandeur de demander l’asile au Canada. La Commission devait tenir compte de l’explication donnée par le demandeur dans ses motifs, et elle a commis une erreur en concluant que « [s]elon le tribunal, le demandeur d’asile a choisi d’aller à la quête du meilleur pays d’asile au lieu de demander l’asile au Royaume-Uni ou aux États-Unis » (décision de la Commission, paragraphe 11).
[41] Il est loisible à la Commission de tenir compte du défaut de présenter une preuve corroborante dans l’appréciation d’une conclusion quant à la crédibilité. En l’espèce, toutefois, la production d’un dépliant électoral utilisé il y a de nombreuses années ne relevait pas du type de preuve corroborante qu’on pouvait raisonnablement s’attendre de voir présenter par le demandeur dans les circonstances, par comparaison avec les documents qu’il peut être raisonnable de demander, d’obtenir et de s’attendre à avoir – p. ex. un certificat d’études ou une demande de règlement (Bin, précitée).
[42] En conclusion, il était déraisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur n’était pas crédible, étant donné les explications très vraisemblables fournies par ce dernier ainsi que la preuve documentaire générale. La Cour est d’avis que la Commission s’est fondée sur des lacunes non importantes ni pertinentes dans la preuve du demandeur et n’a pas tenu dûment compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait.
b) Possibilité de refuge intérieur
[43] La Commission a laissé entendre que, même si le demandeur était jugé crédible, celui-ci disposait d’une PRI valable à Istanbul, comme il s’agit d’une région métropolitaine de 9,7 millions d’habitants, et il n’avait pas démontré qu’il n’y serait pas en sécurité.
[44] Le demandeur soutient qu’il y a eu manquement à la justice naturelle du fait qu’on ne l’avait pas avisé valablement que la question de la PRI serait soulevée à l’audience devant la Commission.
[45] Dans la décision Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), [1994] 1 C.F. 589, [1993] A.C.F. n° 1172, la Cour d’appel fédérale a conclu (paragraphe 10) qu’un avis valable était donné uniquement lorsque le demandeur était informé à l’avance que la question de la PRI serait examinée à l’audience, de manière à disposer du temps nécessaire pour produire une preuve démontrant l’inexistence d’une véritable PRI. La Cour a décrit comme suit l’obligation d’aviser :
[…] il appartient au ministre ou à la Commission d’avertir le demandeur si la question de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays doit être soulevée. Le demandeur du statut de réfugié bénéficie des principes de justice naturelle devant la section du statut. L’un des éléments fondamentaux et bien établis du droit d’une partie d’être entendue est l’obligation de lui donner avis de la preuve réunie contre elle (voir, par exemple, Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie-Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1114). Le but d’un tel avis est de lui permettre de préparer, à son tour, une réponse adéquate à cette preuve. Le droit d’un demandeur du statut de réfugié d’être avisé de la preuve réunie contre lui est extrêmement important lorsque ce demandeur peut être requis de réfuter l’allégation du ministre en prouvant qu’il n’existe pas vraiment de possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Par conséquent, il n’est pas permis au ministre ou à la Commission d’alléguer à l’improviste contre le demandeur la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays sans lui donner avis que cette question sera soulevée à l’audience.
[46] Après examen de la transcription de l’audience devant la Commission, la Cour conclut que de nombreuses ambigüités ont entouré la question de la PRI (dossier du tribunal, pages 566, 567 et 587). Le défendeur n’a pas convaincu la Cour que la Commission avait clairement et suffisamment avisé le demandeur que la question de la PRI allait être soulevée, et que cette question avait été valablement abordée à l’audience. La Cour conclut par conséquent que la Commission, en ne fournissant pas au demandeur l’occasion d’aborder la question de la PRI à l’audience et en tirant une conclusion défavorable sur ce point, avait manqué à la justice naturelle.
[47] Pour conclure, la décision de la Commission n’était pas raisonnable dans les circonstances, et il est justifié que la Cour intervienne. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie.
[48] Aucune question n’a été proposée en vue de sa certification, et aucune question n’a à être certifiée en l’espèce.
JUGEMENT
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. La décision de la Commission est annulée.
3. L’affaire est renvoyée devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue à nouveau sur l’affaire.
4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4149-09
INTITULÉ : HASAN AY
c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 10 JUIN 2010
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE BOIVIN
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : LE 21 JUIN 2010
COMPARUTIONS :
Krassina Kostadinov
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POUR LE DEMANDEUR |
Khatidja Moloo
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Waldman & Associates Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |