Cour fédérale |
|
Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 25 juin 2010
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Une agente d’immigration a prononcé l’interdiction de territoire de M. Rana pour la raison qu’il était membre du Mouvement Muttahida Quami (auparavant connu sous le nom de Mouvement Mohajir Quami) (MQM). Elle avait des motifs raisonnables de croire qu’il s’était livré à des activités terroristes au Pakistan. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision.
[2] Les dispositions pertinentes du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont reproduites ci‑dessous :
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :
a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;
b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;
c) se livrer au terrorisme;
[…]
f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).
|
34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for
(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;
(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;
(c) engaging in terrorism;
[…]
(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).
|
[3] M. Rana avance trois propositions générales à l’appui de sa position selon laquelle la décision devrait être annulée et l’affaire devrait être renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il procède à un nouvel examen. Il affirme qu’il n’a jamais été membre du MQM, qu’il n’en était qu’un partisan. De plus, il était partisan du MQM‑A. L’agente n’a pas établi une distinction suffisamment claire entre le MQM‑A et le MQM‑H, alors que c’est ce dernier mouvement qui se livrait à des activités terroristes. Enfin, il fait valoir que les règles de justice naturelle ont été violées du fait que l’agente disposait de notes concernant des entretiens qu’on avait déjà eu avec lui dont on ne lui avait pas fourni de copie avant l’audition et qu’une influence indue avait été exercée sur l’agente pour qu’elle arrive à la décision qu’elle a rendue.
[4] Il n’est pas nécessaire, et il serait en fait inapproprié, que j’examine le caractère raisonnable des conclusions selon lesquelles M. Rana était un membre du MQM‑A et ce mouvement se livrait à des activités terroristes au cours des périodes pertinentes. M. Rana avait droit à l’application régulière de la loi, mais ce droit n’a pas été respecté.
[5] Un principe fondamental de la primauté du droit est que l’intéressé connaisse les allégations dont il fait l’objet, qu’il lui soit donné une possibilité raisonnable d’y répondre et que l’affaire soit tranchée avec impartialité.
[6] On n’a pas divulgué à M. Rana et à son avocat que l’agente avait au dossier une lettre adressée par un agent du renseignement de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au superviseur des mesures d’exécution en matière d’immigration de l’ASFC, à laquelle était jointe une note de service de l’ASFC à laquelle était à son tour joint un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) .
[7] Voici un extrait de la lettre en question :
[traduction] La division de l’examen sécuritaire est d’avis que le rapport du SCRS (ci-joint), rédigé après un entretien avec RANA, contient des éléments de preuve suffisants pour justifier une interdiction de territoire en vertu de l’article A34 de la LIPR. Cependant, c’est à l’agent d’immigration qu’il incombe de rendre une décision relativement à l’interdiction de territoire.
[8] Il est indiqué ceci dans la note de service de l’ASFC : [traduction] « Nous sommes d’avis que les renseignements figurant dans le dossier, c.-à-d. le dossier du SCRS, contiennent “des éléments de preuve justifiant le prononcé de l’interdiction de territoire en vertu de l’article A34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)”. » Plus loin, il est écrit :
[traduction] À titre de décideur, le Bureau de l’immigration a la responsabilité d’examiner toute la preuve et de rendre une décision relativement à l’interdiction de territoire. Pour vous aider à rendre une décision éclairée, nous vous transmettons une copie du dossier du SCRS.
[Non souligné dans l’original.]
[9] La question n’est pas de savoir si cette pression indue et secrète a effectivement entraîné une partialité de la part de l’agente, mais plutôt s’il y a apparence de partialité.
[10] Dans Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, le juge de Grandpré a tenu des propos mémorables qui sont depuis cités par les cours canadiennes :
[La] a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
[11] Quoique l’agente d’immigration ne soit certainement pas un juge, le fait demeure qu’il lui incombait à elle et à elle seule de rendre la décision. L’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, est instructif. Dans cette affaire, un sous-procureur général adjoint du ministère de la Justice fédéral avait rencontré le juge en chef de la Cour fédérale du Canada simplement pour discuter de l’établissement du calendrier de diverses causes. Ils ne devaient pas parler du fond des causes. Le juge en chef a par la suite parlé avec le juge chargé de l’affaire et a assuré le sous‑procureur général adjoint que l’affaire serait rapidement instruite, et elle l’a été. Tout cela s’est fait en l’absence et à l’insu des parties, qui ont protesté avec véhémence et demandé la suspension définitive des procédures.
[12] Le juge chargé de l’affaire s’est alors récusé. Au paragraphe 72, la Cour suprême écrit ce qui suit :
Ces considérations permettent de dégager un critère simple pour déterminer si l’impression d’indépendance que doit donner le pouvoir judiciaire a été maintenue: un observateur raisonnable aurait-il conclu que la cour pouvait mener ses affaires en toute liberté, à l’abri d’une intervention du gouvernement et des autres juges?
La Cour poursuit :
[86] Bien que la rencontre et l’échange subséquent de lettres entre Me Thompson et le juge en chef constituent des actes très graves qui ont compromis l’impression d’indépendance que doivent donner le juge en chef et le juge en chef adjoint, tout compte fait, le préjudice n’est pas suffisamment grave pour justifier le recours à l’ultime réparation qu’est la suspension des procédures. Une réparation moindre, assortie de conditions supplémentaires, soit la désignation d’un autre juge de la Section de première instance de la Cour fédérale pour entendre les causes, suffira.
[13] Comment serait-il possible pour un observateur raisonnable de ne pas penser que l’ASFC et le SCRS ont fait comprendre à l’agente que la seule décision [traduction] « éclairée » qu’elle pouvait rendre était celle qui a effectivement été prise? Le recours approprié en l’espèce est de recommencer le tout. Comme le juge Le Dain l’écrit dans Cardinal c. L’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 661:
[J]’estime nécessaire d’affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n’appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d’hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat […]
[14] M. Rana a proposé des questions à certifier à l’appui de son appel. Comme il obtient gain de cause, la certification des questions proposées ne serait nullement utile en l’espèce.
ORDONNANCE
POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.
3. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.
« Sean Harrington »
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5381-09
INTITULÉ : Rana c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : Saskatoon (Saskatchewan)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 16 juin 2010
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : Le 25 juin 2010
COMPARUTIONS :
Rose L. Noel
|
POUR LE DEMANDEUR |
Marcia Jackson Don Klaassen
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Noel et associés Avocats Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR |
Myles J. Kirvan Sous-procureur général du Canada Saskatoon (Saskatchewan) |
POUR LE DÉFENDEUR |