Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 23 mars 2010
En présence de monsieur le juge O’Reilly
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
et
LA SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE ET À LA FAMILLE
DES PREMIÈRES NATIONS DU CANADA
ET L’ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La présente requête concerne deux appels d’une décision par laquelle la protonotaire Aronovitch a rendu deux ordonnances. Le procureur général du Canada interjette appel de l’ordonnance par laquelle la protonotaire a imposé une suspension temporaire de sa demande sous-jacente de contrôle judiciaire dans l’attente d’une audience devant le Tribunal canadien des droits de la personne. Les défenderesses interjettent appel de l’ordonnance par laquelle la protonotaire a rejeté leur requête en radiation de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire du procureur général.
[2] À mon avis, ni l’un ni l’autre des appels ne devrait être accueilli.
I. L’appel interjeté par le procureur général à l’encontre de la suspension
a) La décision de la protonotaire
[3] Les défenderesses ont déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne alléguant que le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC) avait fait preuve de discrimination dans la prestation de services aux enfants autochtones vivant sur des réserves. Dans leur plainte, les défenderesses reprochent essentiellement au MAINC de ne pas financer les services de bien-être social à la même hauteur que les gouvernements territoriaux et provinciaux. Le MAINC a contesté la plainte au motif que la Commission n’avait pas compétence pour statuer sur celle-ci. Le MAINC soutient qu’il n’est qu’un organisme de financement, et qu’il ne fournit donc pas un « service ». Néanmoins, la Commission a renvoyé la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne pour qu’il tienne une audience.
[4] Le procureur général a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission de renvoyer l’affaire. Les défenderesses ont demandé la radiation de la demande de contrôle judiciaire ou, subsidiairement, la suspension de la demande du procureur général en attendant l’issue de l’instance devant le Tribunal. La protonotaire Aronovitch a fait droit à la requête en suspension, après avoir appliqué le critère reconnu à trois volets. Elle a conclu qu’il y avait une question sérieuse à juger, que les défenderesses subiraient un préjudice irréparable si la suspension n’était pas accordée, et que la prépondérance des inconvénients penchait en faveur de la suspension de la demande de contrôle judiciaire en attendant que le Tribunal connaisse du fond de la plainte des défenderesses.
b) Les motifs d’appel
[5] La Cour interviendra en appel seulement lorsque la décision du protonotaire se rapporte à une question ayant une influence déterminante sur l’issue de l’affaire, ou lorsque la décision du protonotaire est clairement erronée.
[6] Le procureur général soutient que je devrais intervenir parce qu’il se peut que le fond de la demande de contrôle judiciaire ne soit jamais tranché si la demande est suspendue. Bien que les mêmes questions puissent être présentées au Tribunal, ce dernier n’est pas un organe de surveillance. Seule la Cour fédérale peut décider si la décision de la Commission de renvoyer l’affaire était indiquée.
[7] À mon avis, la question dont la protonotaire était saisie se rapportait à une suspension temporaire de la demande de contrôle judiciaire du procureur général. À l’évidence, elle ne se rapporte pas à une question ayant une influence déterminante sur l’issue de cette demande. La demande pourra être reprise à l’initiative du procureur général après que le Tribunal aura connu du fond de la plainte. Si le MAINC obtient gain de cause devant le Tribunal, le procureur général pourra décider de ne pas poursuivre la demande de contrôle judiciaire. Si les défenderesses obtiennent gain de cause devant le Tribunal, le procureur général pourra décider de poursuivre sa demande de contrôle judiciaire pour tenter de démontrer que l’affaire n’aurait jamais dû être renvoyée au Tribunal. Dans l’une ou l’autre hypothèse, l’octroi d’une suspension temporaire n’aura aucune incidence sur l’issue de la demande. En conséquence, la Cour n’a aucune raison d’intervenir pour ce motif.
[8] En outre, la décision de la protonotaire n’est pas clairement erronée. Elle a appliqué le critère reconnu relatif aux demandes de suspension, elle a examiné les observations des parties, et elle a soupesé les éléments de preuve dont elle disposait.
c) Conclusion
[9] L’appel que le procureur général a interjeté de l’ordonnance par laquelle la protonotaire a imposé une suspension temporaire de la demande de contrôle judiciaire ne soulève aucun motif qui puisse justifier l’intervention de la Cour.
II. L’appel interjeté par les défenderesses à l’encontre du rejet de leur requête en radiation
a) La décision de la protonotaire
[10] Les défenderesses ont soutenu devant la protonotaire que la demande de contrôle judiciaire du procureur général n’avait aucune chance d’être accueillie, et qu’elle devrait donc être radiée. La protonotaire Aronovitch a toutefois conclu que la position du procureur général trouvait à tout le moins un certain appui dans la jurisprudence, et que la requête des défenderesses ne satisfaisait donc pas au critère strict applicable à la radiation d’une demande (David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.)).
b) Motifs d’appel
[11] La décision de la protonotaire touchait clairement une question reliée à l’issue de la demande du procureur général. Si elle avait rendu la décision contraire, il aurait été mis fin à la demande. En conséquence, je dois décider s’il y a lieu d’accueillir la requête en radiation des défenderesses.
[12] Les défenderesses soutiennent que la demande de contrôle judiciaire du procureur général ne peut pas être accueillie. Le rôle de la Commission consiste à décider si une plainte devrait être renvoyée au Tribunal pour que celui-ci tienne une audience. En vertu de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, la Commission doit renvoyer une plainte à moins qu’elle soit d’avis que celle-ci échappe à la compétence de la Commission. Le juge Marshall Rothstein a conclu que ce critère signifiait que la Commission devait renvoyer une plainte à moins qu’il soit « évident » que le Tribunal n’a pas compétence (Canada Post Corp. c. Canada (C.H.R.C.) (1997), 130 F.T.R. 241). Les défenderesses soutiennent aussi que la Commission doit jouir d’une latitude considérable lorsqu’elle décide si une plainte devrait être renvoyée pour qu’une audience soit tenue (Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 C.F. 113 (C.A.)). Prenant ces propositions ensemble, les défenderesses soutiennent que le procureur général ne pourra pas convaincre la Cour d’infirmer la décision de la Commission, parce que la Cour fera certainement preuve de déférence à l’égard de la conclusion de la Commission portant qu’il n’était pas évident que leur plainte échappait à la compétence de la Commission. La Commission a examiné les observations des parties, et elle a conclu que les questions juridictionnelles, comme celle de savoir si la plainte était reliée à la prestation de « services », étaient inextricablement liées au fond de la plainte et devraient être tranchées en même temps qu’il serait statué sur le fond. Les défenderesses soutiennent que notre Cour n’a aucune raison d’intervenir.
[13] Le procureur général a invoqué une affaire dans laquelle la Cour d’appel fédérale avait conclu que la décision de la Commission au sujet d’une question relative à la compétence devait être correcte : Watkin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 170. L’arrêt Watkin a traité d’une question identique à l’une de celles que le procureur général a soulevées en l’espèce, à savoir si la plainte était reliée à la prestation d’un « service ». La Cour d’appel fédérale a conclu qu’il s’agissait-là d’une « question touchant véritablement à la compétence » qui était assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte.
[14] Les parties ont cité tour à tour plusieurs autres décisions, mais j’estime qu’il n’est pas nécessaire de les analyser. Compte tenu des observations des parties, il me paraît clair que la demande de contrôle judiciaire du procureur général soulève une question juridique authentique et que la jurisprudence n’y apporte pas de réponse définitive. Dans ces circonstances, je ne saurais dire que la demande du procureur général est totalement dénuée de fondement et qu’elle devrait donc être radiée.
c) Conclusion
[15] Les défenderesses n’ont pas réussi à me convaincre que la demande du procureur général n’avait aucune chance d’être accueillie. Par conséquent, je dois rejeter leur appel.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
1.
L’appel du procureur général est rejeté.
2.
L’appel des défenderesses est rejeté.
3. Étant donné l’issue, il n’y a pas d’adjudication de dépens.
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1753-08
INTITULÉ : PROCUREUR
GÉNÉRAL DU CANADA c. LA SOCIÉTÉ DE SOUTIEN À L’ENFANCE
ET À
LA FAMILLE DES PREMIÈRES
NATIONS DU CANADA ET L’ASSEMBLÉE DES PREMIÈRES NATIONS
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : le 24 mars 2010
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE O’REILLY
DATE DES MOTIFS : le 30 mars 2010
COMPARUTIONS :
Mitchell Taylor, c.r. Jonathan Tarlton Kelly Keenan |
POUR LE DEMANDEUR |
Nicholas McHaffie Mel Hogg Sarah Clarke |
POUR LES DÉFENDERESSES |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JOHN H. SIMS, C.R. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DEMANDEUR |
STIKEMAN ELLIOTT S.E.N.C.R..L., s.r.l.
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POUR LES DÉFENDERESSES |