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Dossiers : IMM-4057-09
IMM-4058-09
Ottawa (Ontario), le 18 mars 2010
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE :
CANDICE JOHNSON et MATHEW JOHNSON
représentés par leur tutrice à l’instance
CAROL DAVEY JOHNSON
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION ET
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. INTRODUCTION
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant des décisions défavorables rendues à l’égard de la demande de prise en compte de considérations humanitaires (la demande CH) et de l’examen des risques avant renvoi (l’ERAR) de la demanderesse, relativement à son retour au Royaume-Uni (le R.-U.). La crainte qu’elle éprouve, et par conséquent le risque auquel elle serait exposée, est totalement subjective. Il s’agit de la crainte de retourner dans un pays où elle a été agressée, mais qui offre une protection et des soins médicaux adéquats. La crainte qu’elle a décrite est assimilable aux émotions qu’on peut éprouver en retournant dans un lieu où on a été blessé, une forme de « flash-back ».
II. LES FAITS
[2] Mme Johnson est née en Écosse, mais sa famille est allée s’établir en Jamaïque quand elle était enfant. Elle s’est mariée avec Paul Johnson. En 1991, elle a eu une fille, en Jamaïque, et en 1996, un fils, au R.-U., où elle était allée s’installer avec son époux afin que celui-ci poursuive sa carrière de comptable.
[3] Son mariage s’est détérioré, la preuve confirmant que la demanderesse a été victime de graves agressions physiques, mentales, émotionnelles et sexuelles. Les enfants en ont souvent été témoins. Pour des raisons essentiellement religieuses, Mme Johnson n’a pas quitté son époux, mais il lui est arrivé d’appeler la police à Londres, lors d’un incident particulièrement brutal. La police est venue, mais Mme Johnson a refusé de déposer une plainte, dans l’intérêt de ses enfants.
[4] La demanderesse et ses enfants sont à plusieurs reprises venus rendre visite à des membres de leur famille au Canada et sont ensuite retournés au R.‑U. Finalement, la demanderesse a déménagé au Canada et a commencé à être suivie par un psychologue.
[5] L’époux de la demanderesse l’a suivie au Canada et a causé un incident qui a eu pour effet que la police a été appelée. M. Johnson avait quitté le R.-U. pour retourner en Jamaïque, mais il était resté en contact téléphonique avec ses enfants.
[6] Depuis qu’elle est arrivée au Canada, la demanderesse travaille comme comptable agréée. Les enfants ont de bons résultats à l’école; sa fille a été acceptée à l’Université de Toronto.
[7] La demande d’asile de la demanderesse a été rejetée. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que son omission de demander l’asile pendant qu’elle s’était trouvée au Canada deux fois, le fait de s’être de nouveau réclamée de la protection du R.‑U. et le temps qu’elle avait mis à présenter sa demande démentaient qu’elle eût une crainte subjective. En outre, la SPR a conclu que les autorités du R.‑U. ne ménageraient pas leurs efforts pour lui fournir une protection si elle le demandait.
[8] Dans la décision défavorable qu’il a rendue relativement à la demande CH, l’agent a examiné les craintes de la demanderesse. Le critère des difficultés n’a pas été respecté, même avec le rapport du psychologue. L’agent a conclu que la preuve n’établissait pas que la demanderesse ne bénéficierait pas de la protection de l’État ou de soins au R.‑U. La Jamaïque a aussi été envisagée, mais cela n’est pas pertinent, étant donné que la demanderesse a l’intention d’aller au R.‑U., où elle éprouvera cette « crainte ».
[9] Dans la décision qu’il a rendue à l’égard de la demande CH, l’agent a également étudié « l’intérêt supérieur des enfants », soulignant qu’il y aurait une période d’ajustement, mais que les enfants avaient déjà l’expérience du système scolaire du R.‑U.
[10] La décision d’ERAR, soit la décision faisant véritablement l’objet du présent contrôle, avait été rendue par le même agent qui a effectué l’examen des risques relativement à la demande CH. Il n’est pas vraiment surprenant que l’agent se soit fondé sur la décision d’ERAR pour rendre ses conclusions relatives aux risques dans la décision CH.
[11] À la lumière des rapports du psychologue, l’agent a conclu que la preuve relative aux agressions et à la crainte subjective de la demanderesse ne l’emportait pas sur la preuve relative à la protection offerte par l’État.
III. ANALYSE
[12] En l’espèce, la véritable question a trait aux conclusions de la décision d’ERAR et à l’importance donnée à la preuve. La norme de contrôle applicable à cet aspect de la décision d’ERAR est la raisonnabilité (Suppiah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1170).
[13] Le juge Zinn a accordé un sursis d’exécution de la mesure de renvoi en attendant que la présente décision soit rendue. Dans ses motifs manuscrits, le juge Zinn a souligné que la question du risque prétendu que représenterait pour la santé psychologique de la demanderesse le fait de se trouver au R.‑U., où elle avait été agressée, n’avait pas été examinée. Le juge Zinn a conclu qu’il y aurait préjudice irréparable fondé non pas sur le préjudice physique, mais sur le risque psychologique. La demanderesse fait valoir que les conclusions tirées par le juge Zinn sont des conclusions de fait qui lient la Cour en ce qui a trait à la question de savoir quels éléments n’ont pas été examinés et au risque auquel la demanderesse serait exposée.
[14] Le juge Zinn a formulé ses commentaires relatifs à la question de droit alors qu’il examinait le critère de « question sérieuse » dans le contexte d’une demande de sursis, un critère peu contraignant. Les conclusions relatives à la question du préjudice irréparable ont également été tirées dans le contexte d’une demande de sursis, aux fins de laquelle les questions en litige ne sont pas débattues et analysées de manière exhaustive et définitive. À l’exception des cas les plus évidents, les commentaires formulés par un juge dans le contexte d’une demande de sursis ne lient pas nécessairement le juge qui procède au contrôle judiciaire en bonne et due forme. Je n’interprète pas les propos du juge Zinn comme visant à lier le juge chargé du contrôle judiciaire; il ne s’agit pas non plus d’un cas des « plus manifestes ».
[15] En ce qui a trait au risque psychologique, il est purement subjectif en l’espèce, sans compter que la preuve relative aux aspects psychologiques de l’affaire est fondée sur l’expression par la demanderesse de ses propres sentiments. Le rapport manque de clarté ou d’explications relatives à la raison pour laquelle la demanderesse éprouverait la même crainte profonde (le « flash-back ») partout où il pourrait lui être donné de vivre au R.‑U.
[16] Il y a des limites à l’influence que des craintes subjectives peuvent avoir sur un ERAR. En l’espèce, les craintes psychologiques ont été analysées lors de l’examen de la demande CH. Le processus d’ERAR, centré sur le risque au sens de l’article 97, s’attarde principalement sur le risque objectif, qui implique une étude de la protection susceptible d’être offerte par l’État.
Je ne peux conclure que, d’après la preuve dont elle était saisie, la SPR ne pouvait déterminer de façon raisonnable que la protection de l’État existe au Costa Rica pour les présents demandeurs. Je ne vois également aucune erreur dans la manière dont la Commission a traité le rapport psychologique. Le rapport révèle que les demandeurs seraient très [traduction] « exposés à un nouveau risque de traumatisme » s’ils étaient forcés de retourner au Costa Rica. Cependant, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le rapport ne tient pas compte de la capacité des demandeurs à accéder à la protection de l’État au Costa Rica. Je suis d’avis que le rapport traite de la crainte subjective des demandeurs, mais ne traite aucunement de la question objective de la protection de l’État.
Chinchilla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 534, au paragraphe 18.
[17] Comme il a été établi dans les décisions Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 617, au paragraphe 29, Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 343, aux paragraphes 14 et 15, et Farias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 578, la question du préjudice psychologique n’intervient pas dans une analyse relative à la protection offerte par l’État.
[18] Dans la décision Nadjat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 302, aux paragraphes 55 à 57, la Cour a établi qu’une analyse faite sous le régime de l’article 97 exigeait que la crainte éprouvée soit objective, la crainte purement subjective n’étant ni suffisante ni pertinente.
[19] La crainte éprouvée par la demanderesse, telle que le psychologue l’a décrite et telle que son avocat l’a clamée, est subjective. Il s’agit, dans le meilleur des cas, d’une crainte qu’éprouve la demanderesse d’avoir des flash-backs et d’être sujette à une anxiété et à un stress intenses une fois qu’elle sera au R.‑U.
[20] Le fait de ne pas avoir étudié à fond les craintes purement subjectives de la demanderesse, ou de ne pas les avoir analysées, ne constituait pas une erreur. Les arguments de la demanderesse selon lesquels l’agent d’ERAR aurait dû envisager ce qui pouvait arriver au R.‑U. au cas où les craintes de la demanderesse s’avéreraient raisonnables ne sont pas fondés en droit.
[21] Quant à la protection offerte par l’État, la demanderesse devait présenter tous les nouveaux éléments de preuve apparus après que la SPR eut rendu sa décision. Il est bien établi en droit qu’un ERAR ne constitue pas une révision ou un contrôle de la décision de la SPR.
[22] Sur les 91 pages déposées en preuve, un seul document était nouveau. Il n’y avait aucun élément au dossier qui portât atteinte à la conclusion selon laquelle la protection offerte par le R.‑U. était adéquate. Cette conclusion est étayée par les rapports du département d’État des États-Unis et a été prise en considération par l’agent d’ERAR.
[23] Par conséquent, la décision d’ERAR était raisonnable.
IV. LA DÉCISION CH
[24] La demanderesse fait valoir que la décision CH était erronée en partie parce que l’analyse erronée effectuée par l’agent d’ERAR avait contaminé l’examen de sa demande CH. La Cour n’a pas vu d’erreur dans la décision d’ERAR et, par conséquent cette allégation ne tient pas.
[25] Contrairement à ce que la demanderesse a prétendu dans ses observations, l’agent a bien tenu compte de son état psychologique (voir le dossier certifié du tribunal, page 5), concluant néanmoins que la preuve n’établissait pas que le R.‑U. ne pouvait pas offrir une protection et des soins adéquats.
[26] L’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants. L’agent était conscient des difficultés psychologiques de la demanderesse et du fait qu’elle était la personne assumant la responsabilité des enfants et était leur seul soutien affectif et financier.
[27] Il est quelque peu douteux que l’agent ait examiné « l’intérêt supérieur de l’enfant » à la lumière du critère des difficultés « inhabituelles, injustifiées et excessives », utilisé dans le contexte des demandes CH (voir Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 790), et ce, même si une formulation similaire a été acceptée dans la décision de Zamora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1602. Toutefois, il convient davantage de s’en tenir à ce qu’a fait l’agent, et à cet égard, il a montré qu’il était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants.
[28] Par conséquent, l’agent s’est déchargé de l’obligation de se montrer « réceptif, attentif et sensible » et n’a par conséquent commis aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.
V. CONCLUSION
[29] Pour tous ces motifs, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.
[30] La Cour a examiné le souhait de la demanderesse de formuler une question. Toutefois, les questions soulevées en l’espèce ne sont pas nouvelles et la décision repose trop sur des faits qui lui sont propres.
[31] La demanderesse a demandé à ce que les dépens lui soient adjugés. Je ne vois aucun motif de le faire. Vu le résultat du contrôle judiciaire, la Cour suppose que la demanderesse est maintenant d’avis, légitimement, qu’il n’y a aucune circonstance particulière justifiant d’adjuger les dépens à la partie adverse. Les dépens sont « une arme à double tranchant ».
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Traduction certifiée conforme
Alya Kaddour-Lord, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS : IMM-4057-09 et IMM-4058-09
INTITULÉ : CAROL DAVEY JOHNSON et CANDICE JOHNSON et MATHEW JOHNSON, représentés par leur tutrice à l’instance CAROL DAVEY JOHNSON
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 23 février 2010
DATE DES MOTIFS : Le 18 mars 2010
COMPARUTIONS :
Osborne G. Barnwell
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POUR LES DEMANDEURS
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Leila Jawando
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POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Osborne G. Barnwell Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LES DÉFENDEURS |