Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 5 mars 2010
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément à l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C 2001, ch. 27 (LIPR), visant la décision, datée du 30 juin 2009, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger. Voici les motifs pour lesquels j’ai décidé d’accueillir la demande et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.
Les faits
[2] Yu Jing Chen, la demanderesse, citoyenne chinoise et résidente permanente de l’Équateur, est entrée au Canada munie d’un visa d’étudiante le 27 juin 2007.
[3] La famille de la demanderesse a quitté la Chine en janvier 2004 et s’est installée en Équateur pour y commencer une nouvelle vie. Les parents la demanderesse sont les propriétaires d’un restaurant à Guayaquil.
[4] La demanderesse s’est tournée vers la foi chrétienne pour tenter de faire le deuil de son jeune frère décédé en 2005. Elle est devenue une chrétienne pratiquante et a commencé à fréquenter l’église régulièrement en Équateur.
[5] La demanderesse travaillait au restaurant de ses parents après les heures de classe. Un lieutenant nommé Miguel Junio, du service de police de Guayaquil, s’y présentait régulièrement pour la harceler et aurait tenté de l’agresser sexuellement le jour de son anniversaire, le 7 mars 2007. Repoussé par la demanderesse, le lieutenant a continué à la harceler ainsi que sa famille au restaurant et y a envoyé d’autres agents pour y provoquer des troubles.
[6] La demanderesse a demandé l’asile au Canada en octobre 2007 au motif qu’elle craignait l’agent de police équatorien qui a tenté de l’agresser sexuellement. Elle a également affirmé qu’elle ne pouvait pas retourner dans le pays dont elle est citoyenne parce que le parti communiste interdit tout culte chrétien véritable.
[7] La demande d’asile de la demanderesse à l’égard de la Chine se fonde en partie sur son allégation de fréquentation passée des offices aux églises patriotiques (enregistrées/de l’État) en Chine.
[8] Au moment de sa demande, la demanderesse a déclaré que l’agent de police équatorien continuait de menacer sa famille au restaurant à Guayaquil et qu’il avait proféré la menace de la tuer s’il la retrouvait.
[9] Depuis son arrivée au Canada, la demanderesse fréquente les offices à l’église de l’Alliance chinoise à Toronto.
La décision visée par la demande de contrôle judiciaire
[10] Le commissaire a conclu que la question déterminante au regard de la demande de la demanderesse portait sur la crédibilité de son témoignage oral et du récit rapporté dans le formulaire de renseignements personnels (FRP) selon lesquels elle ne peut pratiquer sa foi chrétienne en Chine. Selon la demanderesse, conformément à ce qui été dit un certain nombre de fois dans des causes similaires, le parti communiste est reconnu avant Dieu au commencement des offices tenus à l’église patriotique en Chine, et cela [traduction] « n’est pas chrétien ».
[11] Le tribunal a conclu, selon la prépondérance des probabilités, à la non‑crédibilité du témoignage de la demanderesse en ce qui a trait à sa fréquentation de l’église patriotique en Chine. Il a été conclu que l’histoire de la demanderesse selon laquelle elle fréquentait les offices à l’église patriotique était une invention visant à étayer sa demande d’asile.
[12] En se fondant sur la totalité de la preuve qui lui a été présentée, y compris la preuve documentaire, le tribunal a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse peut pratiquer la foi chrétienne dans une église patriotique ou enregistrée en Chine sans qu’aucune contrainte doctrinale ne pèse sur elle au regard de la pratique d’un vrai chrétien.
[13] Le tribunal a en outre rejeté l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle ne pratiquerait pas sa religion dans des églises patriotiques ou enregistrées en conformité avec les doctrines fondamentales de la foi embrassées dans le monde entier.
[14] Ayant conclu que la demanderesse avait inventé son histoire de fréquentation d’églises en Chine et faisant remarquer qu’elle avait attendu plus de cinq mois après son arrivée à Toronto avant de se joindre à une église, le tribunal était d’avis que, selon la prépondérance des probabilités, il ne s’agissait pas d’une demande [traduction] « de bonne foi ».
[15] Se fondant sur l’ensemble de ses conclusions et ses inférences négatives, le tribunal a estimé que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau de démontrer qu’elle s’exposait à une possibilité sérieuse de persécution ou qu’elle serait personnellement exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou d’être soumise à la torture par une autorité quelconque en République populaire de Chine.
Questions en litige
[16] La seule question litigieuse consiste à savoir si le tribunal a commis une erreur en décidant, en raison de ses conclusions négatives sur la crédibilité, que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.
Analyse
[17] Depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, [2008] A.C.S. no 9, il est de jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable aux décisions d’un tribunal qui concernent des questions de fait et de crédibilité est celle de la décision raisonnable : Sukhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 427, [2008] A.C.F. no. 515; voir aussi Navarro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 358, [2008] A.C.F. no. 463, aux paragraphes 11 à 15.
[18] L’analyse de la crédibilité à laquelle se livre le tribunal est au cœur de son rôle de juge des faits. Pour cette raison, la cour de révision doit faire montre d’une grande retenue à l’égard des conclusions du tribunal relatives à la crédibilité. Celles‑ci doivent être confirmées sauf si le raisonnement est vicié et que la décision qui en découle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.
[19] En l’espèce, comme dans d’autres causes dans lesquelles des allégations semblables ont été faites, l’approche prise par le tribunal en ce qui a trait à la liberté religieuse et à la persécution fondée sur des motifs religieux est fondamentalement erronée. Après avoir accepté le témoignage de la demanderesse selon lequel elle était chrétienne, le tribunal a insisté exagérément sur les conclusions négatives touchant la crédibilité et n’a pas analysé la question de savoir si la religion de la demanderesse l’exposerait à des risques advenant son retour en Chine : Zhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1066, [2008] A.C.F. no 1341, aux paragraphes 12 et 13.
[20] Comme dans la décision Zhu, précitée, au paragraphe 14, le tribunal a commis une erreur, car il n’a pas traité de la conviction personnelle de la demanderesse selon laquelle elle ne pouvait pas pratiquer sa foi dans une église d’État, par opposition à une église clandestine.
[21] Le tribunal a noté que la preuve documentaire concernant les contraintes doctrinales en Chine est vague et imprécise. En s’appuyant sur cette documentation vague et imprécise, le tribunal a ensuite conclu que la preuve documentaire sur le pays démontrait de manière convaincante que la demanderesse pouvait pratiquer sa foi chrétienne dans une église enregistrée sans aucune contrainte doctrinale.
[22] Comme le juge de Montigny l’a conclu dans Zhou c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1210, [2009] A.C.F. no 1502, la conclusion du tribunal selon laquelle la demanderesse pouvait pratiquer sa religion dans une église enregistrée en Chine est difficile. Le juge de Montigny traite de cette question au paragraphe 21 de ses motifs dans Zhou :
21 Plus difficile est la conclusion selon laquelle le demandeur ne serait pas empêché de pratiquer sa religion dans une église enregistrée. Cette conclusion est inattendue, vu que la SPR écrivait dans ses motifs que le demandeur ne voudrait pas faire ses pratiques dans une église enregistrée parce que cela serait contraire à ses convictions religieuses. On ne sait trop ce qu’il faut en déduire. Le propos de la SPR signifie‑t‑il que le demandeur peut faire ses pratiques dans une église enregistrée parce qu’il n’y a pas de distinction doctrinale entre une telle église et l’église clandestine? Ou bien la SPR veut‑elle dire que le demandeur devrait pratiquer sa religion dans des églises parrainées par l’État en dépit de sa conviction que les églises officielles ne reflètent pas exactement les enseignements du christianisme? Dans les deux cas, la conclusion de la SPR est gravement viciée. [Non souligné dans l’original.]
[23] Le tribunal a conclu que la demanderesse pouvait pratiquer sa foi chrétienne dans une église enregistrée en Chine. Comme cela a été dit dans les décisions Zhu et Zhou, précitées, il n’appartient pas au tribunal de décider comment et où la demanderesse peut pratiquer sa foi.
[24] Comme la Cour suprême l’a dit dans Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] A.C.S. no 46 (au paragraphe 39), « [e]ssentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui‑ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle » : décision Zhou, précitée, au paragraphe 27.
[25] En insistant exagérément sur la crédibilité de la demanderesse et en n’analysant pas la question de savoir si la religion de la demanderesse l’exposait à des risques advenant son retour en Chine, le tribunal ne s’est pas penché sur l’importante question de la liberté religieuse et n’a tenu aucun compte de la dimension publique de ce droit fondamental. Si, advenant son retour en Chine, la demanderesse, qui a rejeté les églises enregistrées, devait se cacher et prendre des précautions afin de n’être pas vue en train de pratiquer sa religion dans une église clandestine, il est difficile de voir comment le tribunal peut justifier sa conclusion que Mme Chen ne serait pas exposée à la persécution.
[26] Le tribunal s’est intéressé à une comparaison des différentes versions des bibles traduites utilisées par les églises enregistrées et clandestines, mais il n’a pas traité de la question plus large de la liberté religieuse. Je note que la Cour a dit ce qui suit dans Fosu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1994), 90 F.T.R. 182, [1994] A.C.F. no 1813, au paragraphe 5 :
5 Il m’apparaît qu’en l’instance, une analyse minutieuse de la preuve et de la décision m’oblige à intervenir. J’estime en effet que la Section du statut a restreint indûment la notion de pratique religieuse, la limitant au fait « de prier Dieu ou d’étudier la Bible ». Il va de soi que le droit à la liberté de religion comprend aussi la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. Comme corollaire de cet énoncé, il me semble que la persécution du fait de la religion peut prendre diverses formes telles que l’interdiction de célébrer le culte en public ou en privé, de donner ou de recevoir une instruction religieuse, ou la mise en œuvre de mesures discriminatoires graves envers des personnes du fait qu’elles pratiquent leur religion. En l’occurrence, j’estime que l’interdiction prononcée contre les Témoins de Jéhovah de se réunir pour la pratique de leur culte pouvait équivaloir à de la persécution. C’est précisément ce qu’avait à analyser la Section du statut. [Non souligné dans l’original.]
[27] Tout en reconnaissant que le tribunal a eu le bénéfice d’entendre le témoignage de la demanderesse directement et qu’il existait certains doutes quant à la crédibilité de la demanderesse en l’espèce, j’estime que le raisonnement du tribunal était vicié et que la décision qui en découle n’appartenait pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.
[28] Je conclus également que le processus suivi par le tribunal ainsi que l’issue ne cadrent pas bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité. En conséquence, il est loisible à la Cour d’intervenir : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, [2009] A.C.S. no 12, au paragraphe 59.
[29] Aucune question à certifier n’a été proposée.
JUGEMENT
La COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l’affaire. Il n’y a pas de question à certifier.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑3627‑09
INTITULÉ : YU JING CHEN
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 15 février 2010
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : Le 5 mars 2010
COMPARUTIONS :
Shelley Levine
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POUR LA DEMANDERESSE |
Tamrat Gebeyehu
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shelley Levine Avocat Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE |
John H. Sims, c.r. Sous‑procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR |