Cour fédérale |
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Federal Court |
[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 25 février 2010
En présence de monsieur le juge Boivin
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu, le 18 juin 2009, que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.
L’historique
[2] Le demandeur, Evens Frederic, est un citoyen haïtien qui a quitté Haïti pour des raisons financières le 6 juin 1998. Il s’est rendu aux États‑Unis, où il a demandé l’asile. Sa demande a été refusée.
[3] Le demandeur a ensuite épousé une citoyenne américaine, qui l’a parrainé. On avait dit au demandeur qu’il lui faudrait retourner à Haïti pour obtenir un visa d’immigrant du consulat américain, à Port‑au‑Prince, ce qu’il a par crainte refusé de faire.
[4] Le demandeur est arrivé au Canada au mois de juin 2007; il a demandé l’asile dès son arrivée. Il a déclaré qu’on l’avait mal conseillé au sujet de ce qu’il devait dire au bureau de l’immigration et il a faussement déclaré qu’il faisait face à des problèmes à Haïti à cause de ses activités politiques.
[5] Le demandeur a finalement déclaré craindre les chimères ou des groupes armés, qui supposeraient qu’il a accumulé de grandes richesses parce qu’il a vécu en Amérique du Nord pendant bien des années. Il craignait d’être enlevé ou d’être par ailleurs ciblé par ces groupes.
La décision contestée
[6] La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir l’existence d’un lien avec un motif reconnu par la Convention. Elle a conclu que la preuve ne démontrait pas que le demandeur serait exposé au risque d’être soumis à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture, comme l’exige l’alinéa 97(1)a) de la Loi.
[7] La Commission a conclu que le demandeur craignait un risque généralisé plutôt que d’être exposé à un risque personnalisé. Elle a également conclu que la preuve établissait que le demandeur pourrait être victime d’un crime plutôt que de persécution. Dans la décision Karpounin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1995), 92 F.T.R. 219, 54 A.C.W.S. (3d) 139, la Commission avait conclu que les victimes de crimes n’appartiennent pas à un groupe particulier.
[8] La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas non plus réussi à établir qu’il risquait, plus que le reste de la population, d’être victime d’un crime. La Commission a reconnu que, malheureusement, la violence était chose courante à Haïti.
[9] Devant la Commission, le demandeur a affirmé craindre de retourner à Haïti parce qu’il craignait d’être enlevé ou d’être par ailleurs ciblé par les chimères ou par des groupes armés, qui supposeraient qu’il est riche parce qu’il a vécu en Amérique du Nord pendant bien des années. Le demandeur a fait remarquer que ce n’est pas tout le monde à Haïti qui a de l’argent, et que ceux qui ont vécu en Amérique du Nord sont automatiquement considérés comme riches. Par conséquent, le demandeur risquerait davantage d’être ciblé par des groupes criminels.
[10] La Commission a rejeté la déclaration du demandeur étant donné que la preuve documentaire (et en particulier le Cartable national de documentation sur Haïti, 16 mars 2009, HTI103017.FE ainsi que d’autres documents) indique qu’il y a fréquemment des enlèvements à Haïti, et ce, peu importe la classe sociale à laquelle une personne appartient.
[11] En outre, la Commission a fait remarquer que, à l’onglet 1.8 du Cartable national de documentation, il est dit que les personnes de la classe moyenne ou les gens d’affaires sont ciblés par les criminels, alors que ceux qui ont vécu à l’étranger ne sont pas systématiquement ciblés. La Commission a donc conclu qu’il n’y avait rien dans la preuve qui avait été soumise qui démontre que le demandeur serait exposé à un risque différent des risques auxquels était exposée l’ensemble de la population du pays. De plus, la Commission a conclu qu’il n’y avait rien dans la preuve qui avait été soumise qui démontre que le demandeur ou un membre de sa famille avait été expressément ciblé parce que le demandeur a vécu à l’étranger pendant plusieurs années et qu’il pouvait être considéré comme riche.
[12] La Commission a ajouté que, selon la jurisprudence, le fait qu’une personne est considérée comme riche, ce qui augmenterait la probabilité qu’elle soit victime d’un crime tel qu’un vol ou un enlèvement contre rançon, constitue un risque généralisé si la preuve établit que l’ensemble de la population, d’une façon générale, est exposée au même risque. Par conséquent, la Commission a conclu que le demandeur ferait face à un risque généralisé plutôt qu’à un risque personnalisé.
Les points litigieux
[13] Le demandeur soulève les questions suivantes :
1. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de fait et de droit en rejetant la demande d’asile présentée par le demandeur à titre de « personne à protéger » lorsqu’elle a conclu que le demandeur serait exposé à un risque généralisé plutôt qu’à un risque personnalisé s’il retournait à Haïti?
2. Le commissaire a‑t‑il commis une erreur en omettant d’examiner la conclusion tirée par un autre commissaire sur le même point?
Analyse
[14] Pour statuer sur une demande présentée en vertu du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé (Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, 387 N.R. 149, paragraphe 7 (Prophète (C.A.F.)). Par conséquent, la norme de contrôle appropriée de cette question mixte de fait et de droit est celle de la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Gabriel, paragraphe 10; Parada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 845, [2009] A.C.F. no 1201, paragraphe 19).
[15] L’allégation du demandeur selon laquelle la Commission a commis une erreur en concluant que sa demande n’avait aucun lien avec un motif fondé sur la Convention comme l’exige l’article 96 de la Loi est dénuée de fondement. Selon la jurisprudence, la Commission a eu raison de conclure que le fait de devenir riche ou de vivre dans un pays riche ne constitue pas une appartenance à un groupe particulier (Étienne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 64, 308 F.T.R. 76; Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, 167 A.C.W.S. (3d) 151 (Prophète (CF)); Moali de Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 183, 107 A.C.W.S. (3d) 848).
[16] La Cour conclut également que la Commission a eu raison de conclure que les gens riches ne risquent pas plus que les autres d’être persécutés. La Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de menace à sa vie ou au risque d’être soumis à la torture ou encore au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait à Haïti.
[17] L’alinéa 97(1)b) de la Loi exige que le risque en soit un auquel le demandeur est « personnellement » exposé, plutôt qu’un risque auquel d’autres personnes du pays en cause font face « généralement ». La Cour conclut que la preuve démontre que le risque de toute forme de criminalité est général et que tous les Haïtiens y sont exposés. Un nombre précis de personnes peuvent être ciblées plus fréquemment parce qu’elles sont riches, mais tous les Haïtiens risquent d’être victimes de violence.
[18] Le demandeur a également invoqué le fait que la décision Surajnarain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1165, 336 F.T.R. a été appliquée dans une autre décision de la Commission à l’égard d’un autre demandeur d’asile haïtien (TA7‑06842) et elle a été produite en preuve à l’audience. Dans cette décision, la Commission avait conclu que le risque que les personnes renvoyées à Haïti soient enlevées ou tuées par des gangs criminels armés n’est pas un risque généralisé, mais un risque particulier aux Haïtiens qui ont vécu à l’étranger pendant un certain nombre d’années.
[19] Comme l’intimé l’a fait remarquer, et la Cour souscrit à son avis, le contexte factuel de l’autre décision de la Commission sur laquelle le demandeur se fonde (TA7-06842) est différent de celui qui est en cause en l’espèce. Dans le dossier TA7‑06842, le demandeur avait déjà été victime d’un crime à Haïti et il avait d’autres raisons de craindre de retourner dans son pays. Eu égard aux faits de la présente affaire, le demandeur n’a pas été antérieurement victime d’un crime, et par conséquent, on ne saurait appliquer le même raisonnement. Comme il est dit dans le Cartable national de documentation : onglet 1.8 HT1103017 (page 39 du dossier du tribunal) :
Question 10: est-il raisonnable de déduire de votre exposé qu’un demandeur d’asile débouté qui retourne en Haïti après trois ou quatre ans, ayant épuisé tous ses recours, serait ou sera ciblé à son retour en Haïti ?
Les personnes qui ont séjourné à l’étranger peuvent être ciblées, mais elles ne le sont pas de façon systématique. Les personnes qui ont quitté Haïti parce qu’elles étaient précisément persécutées seront attendues à leur retour.
[Non souligné dans l’original.]
[20] Cela étant, la décision de la Commission de ne pas se fonder sur cette décision dans le cas du demandeur était raisonnable.
[21] En outre, l’approche adoptée dans la décision Surajnarain s’écarte de l’interprétation dominante de l’article 97 de la Loi. La Cour a récemment réitéré que, selon l’approche appropriée, le risque doit être particulier à la situation personnelle du demandeur (Gabriel, paragraphe 23).
[22] L’examen de la transcription de l’audience qui a eu lieu devant la Commission indique que le demandeur ne craignait pas certains persécuteurs particuliers (pages 156 et 157 du dossier du tribunal). Le demandeur n’a pas pu identifier le risque particulier auquel il serait exposé s’il retournait à Haïti :
[traduction]
Q. Si vous devez retourner à Haïti, monsieur, qui craignez-vous?
R. Je crains les groupes armés, les chimères, les ravisseurs, les gens qui tuent les gens à Haïti.
Q. Craignez-vous un individu en particulier?
R. Non.
Q. Je vous demanderai encore une fois de parler plus fort. Vous pensez peut‑être parler fort, mais à vrai dire, nous n’entendons pas bien ici, d’accord? Et qu’est‑ce que vous croyez qui peut vous arriver si vous devez retourner?
R. Après que le président Aristide eut quitté le pays au mois de février 2004, sont apparus des groupes de gangs armés, les chimères, des gens qui tuent les gens, aujourd’hui encore. En particulier des gens qui ont vécu en Amérique du Nord et qui retournent à Haïti.
Par conséquent, les gangs, les ravisseurs et les chimères, à Haïti, ils savent que ces gens retournent à Haïti, qu’ils ont de l’argent et qu’ils sont riches.
Q. On vous croit riche, est-ce là ce que vous voulez dire?
R. Toute personne qui retourne à Haïti est considérée comme ayant de l’argent et comme étant riche.
Q. Qu’est-ce que vous croyez donc qui peut vous arriver? Voulez‑vous dire que vous craignez d’être tué ou enlevé, est‑ce là ce que vous voulez dire?
R. Oui. Si je retourne à Haïti, ces groupes, ces ravisseurs, des gangs, ils m’enlèveront et ils pourraient me tuer et c’est pourquoi je ne veux pas retourner à Haïti.
Q. Craignez-vous de retourner dans votre pays pour quelque autre raison, à part celle dont vous venez de faire mention?
R. Non.
[23] La Cour souligne que la preuve documentaire, en particulier le Cartable national de documentation HT1102506.F (page 61 du dossier du tribunal), explique que le demandeur n’est pas davantage exposé à un risque de violence ou d’enlèvement du fait qu’il est considéré comme riche ou qu’il a vécu à l’étranger pendant un certain temps :
Groupes ciblés par les kidnappeurs
Des sources soulignent que les auteurs d’enlèvements contre rançon en Haïti agissent généralement par opportunisme. Toute personne qui semble être riche risque d’être victime d’un enlèvement contre rançon. Toutefois, bien qu’en 2004, toutes les victimes d’enlèvement contre rançon signalées par les Country Reports on Human Rights Practices for 2004 étaient des personnes riches, les victimes d’enlèvement contre rançon venaient de toutes les couches de la société en 2005 et en 2006. Selon le Washington Post, la menace d’enlèvement plane aussi sur les marchands ambulants.
[Notes de bas de page omises.]
[Non souligné dans l’original.]
Dans la décision Michaud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 886, [2009] A.C.F. no 1112 (QL), la Cour a également conclu que les rapatriés haïtiens sont exposés au même risque de violence et de crime que les autres Haïtiens qui sont considérés comme riches. Cela étant, la décision de la Commission était raisonnable.
[24] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée en l’espèce. La présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale qui devrait être certifiée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 9 février 2010
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE BOIVIN
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : Le 25 février 2010
COMPARUTIONS :
Micheal Crane |
POUR LE DEMANDEUR |
Leila Jawando |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Anthony Kako Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR
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