Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), ce 22e jour de janvier 2010
En présence de l’honorable juge Pinard
ENTRE :
Demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) par Khokon Islam. Le tribunal a conclu qu’en vertu de l’article 98 de la Loi, le demandeur ne pouvait être ni un réfugié ni une personne à protéger parce qu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’il s’est rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies.
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[2] Le demandeur est un citoyen du Bangladesh originaire du district de Noakhali.
[3] Avant son départ pour le Canada, il était homme d’affaires et s’est activement impliqué en politique. Il a rejoint un parti politique, la Ligue Awami (« LA ») en mai 1996. Il a participé à la campagne électorale de 1996, que la LA a remportée, ainsi qu’à celle de 2001, qu’il a perdue.
[4] La preuve documentaire analysée par le tribunal est à l’effet que la LA, à l’instar des autres partis politiques au Bangladesh, utilise souvent la violence dans le cadre de son activité politique. Ainsi, le tribunal a noté que lorsque le parti était au pouvoir, ses partisans ont violemment perturbé des grèves lancées par l’opposition et ont même, dans au moins un cas, participé à un meurtre d’un activiste de l’opposition. De façon générale, la violence, allant jusqu’au meurtre, va très souvent de pair avec l’activité politique au Bangladesh, que ce soit à l’occasion de rassemblements, de manifestations ou de grèves. La violence caractérise également les ailes jeunesse des partis politiques, dont celle de la LA, responsables d’une bonne partie d’attaques contre des journalistes. Le gouvernement formé par la LA, y compris la Première ministre, encourageait cette violence. Les élections aussi sont régulièrement marquées par des abus, l’intimidation et la violence.
[5] En plus de participer directement à la violence politique, les partis, dont la LA, se servent de la police à cette même fin lorsqu’ils forment le gouvernement. La preuve documentaire révèle que la police commet, sur les ordres de responsables politiques, des attaques, allant jusqu’au meurtre, contre des membres de l’opposition, et qu’elle a communément recours à la torture. Il est établi que tel était le cas lorsque la LA formait le gouvernement de 1996 à 2001.
[6] Le demandeur a déclaré, dans son Formulaire de renseignements personnels (« FRP »), avoir été très actif au sein de la LA. Des lettres d’autres responsables du parti le confirment. En janvier 1998, le demandeur est devenu membre du conseil exécutif de la section locale de la LA. En janvier 2001, il est devenu Secrétaire à la jeunesse et aux sports. À ce titre, il était responsable des relations entre la section locale du parti et l’aile jeunesse de celui-ci. En janvier 2004, il est devenu Secrétaire aux relations publiques, toujours dans la section locale du parti. Il a mené des manifestations de protestation contre le gouvernement en place depuis 2001 et prononçait de virulents discours anti-gouvernementaux à des assemblées publiques.
[7] Craignant la police et le gouvernement, il a quitté le Bangladesh en 2005 et a réclamé l’asile au Canada.
[8] Le 23 juin 2006, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a fait parvenir une lettre à l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC »), la notifiant que la question d’exclusion en vertu de l’article 98 de la Loi, en tant que personne dont il y a des raisons sérieuses de penser qu’elle s’est rendue coupable de crimes contre l’humanité ou d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies, pourrait se poser dans le dossier du demandeur. La lettre faisait allusion à la décision de cette Cour dans Chowdhury c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 139, [Chowdhury 2006] où le juge Simon Noël avait maintenu une décision de la SPR concluant que l’article 98 de la Loi s’appliquait au demandeur, un dirigeant local de la LA. Une copie de cette lettre a été envoyée à Robert Proulx, le consultant en immigration agissant pour le demandeur.
[9] L’ASFC a convoqué le demandeur à une entrevue, qui s’est tenue le 20 juillet 2006, afin d’obtenir des renseignements supplémentaires au sujet de sa demande.
[10] Le 24 juillet 2006, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a déposé un avis d’intervention, notifiant la SPR et le demandeur (par son consultant en immigration) de son intention de soutenir que le demandeur était possiblement complice dans des crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies.
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[11] Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu devant le tribunal, soutenant que l’article 98 de la Loi s’appliquait au demandeur, car il y avait des raisons sérieuses de penser que celui-ci s’était rendu coupable de crimes contre l’humanité ou d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies. Le tribunal n’a pas analysé la question de crimes contre l’humanité. La décision porte entièrement sur celle d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies. Le tribunal a conclu qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, par sa complicité avec la LA, le demandeur s’en est rendu coupable. Dès lors, il était exclu de la catégorie de réfugiés et de personnes à protéger.
[12] En premier lieu, le tribunal a conclu que la LA s’est rendue coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies. Pour ce faire, il a, d’abord, analysé la preuve documentaire concernant l’implication de la LA dans la violence politique. Il a, ensuite, conclu qu’au moins certains des actes de violence dont la LA était responsable, tant avant et pendant qu’après la période où elle était au pouvoir, étaient contraires aux buts et aux principes des Nations unies au sens que la Cour suprême du Canada a donné à cette expression dans Pushpanathan c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, 160 D.L.R. (4th) 193. En effet, la LA était responsable d’actes de torture et d’attaques brutales contre des manifestations, allant jusqu’au meurtre, contrevenant à la Déclaration universelle des droits de l’homme ou encore à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. De plus, le tribunal a considéré que des appels à la violence contre les journalistes et au meurtre par la Première ministre et chef de la LA étaient également des actes contraires aux buts et aux principes des Nations unies.
[13] Par ailleurs, se référant à Pushpanathan, le tribunal a noté que « la jurisprudence internationale » n’a pas entériné la recommandation du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (« Guide »), au paragraphe 163, de limiter la catégorie de personnes s’étant rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies à celles ayant « participé à l’exercice du pouvoir dans un État Membre et […] contribué à la violation des principes en question par cet État ».
[14] En second lieu, le tribunal a conclu que le demandeur était, de par son association avec la LA, un complice dans les actes contraires aux buts et aux principes des Nations unies commis par celle-ci. Le tribunal a noté que la LA n’est pas « une organisation [qui] vise principalement des fins limitées et brutales », la seule appartenance à laquelle peut « impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution » (Ramirez c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, à la page 317 (C.A.F.)). Il a donc passé en revue la jurisprudence concernant la complicité et appliqué le test élaboré par la Cour d’appel fédérale dans Sivakumar c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433, et résumé par le juge Michel Shore dans Ryivuze c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 134, au paragraphe 38, afin de déterminer si, au-delà de son appartenance à la LA, le demandeur était véritablement un complice des actes commis par ce parti.
[15] Les facteurs élaborés par la jurisprudence et appliqués par le tribunal sont : (1) la nature de l’organisation; (2) la méthode de recrutement; (3) le poste ou le grade au sein de l’organisation; (4) la connaissance des atrocités commises par l’organisation; (5) la période de temps passée dans l’organisation et (6) la possibilité de quitter l’organisation.
[16] Le tribunal a noté que la LA n’est pas une organisation vouée uniquement à la violence.
[17] Cependant, il a souligné que le demandeur avait rejoint le parti de son plein gré et qu’il est monté du rang de simple militant à celui d’« important leader ». Le tribunal a rejeté la prétention du demandeur à l’effet que son implication était locale et limitée. Il a noté que le demandeur avait, dans son récit des événements ayant mené à sa fuite, insisté sur l’importance de son implication politique et du rôle qu’il occupait, et qu’il n’a commencé à chercher à la minimiser qu’une fois confronté à la possibilité de se voir exclu de la catégorie de réfugiés potentiels en raison de cette implication. Le tribunal a cru le récit initial du demandeur et non sa version subséquente. Par ailleurs, le tribunal a remarqué que souvent ce sont des leaders locaux, et non nationaux, qui sont responsables des atrocités commises par la LA. Selon le tribunal « [t]his is the essence of complicity by association ».
[18] Concernant la connaissance qu’avait le demandeur des agissements de la LA, le tribunal a trouvé les affirmations du demandeur, à l’effet qu’il en ignorait tout et que, dans son district, la LA n’a jamais commis de violations de droits de la personne, non-crédibles. En somme, le tribunal a considéré qu’il n’était pas plausible que le demandeur ait tout ignoré des abus commis par la LA, ses partisans et ses dirigeants. Selon la preuve documentaire, l’information sur ces abus circule dans de très nombreux journaux. (Les observations détaillées du tribunal se trouvent aux paragraphes 45 à 54 de sa décision.) Le tribunal a noté, entre autres, que le district dont est originaire le demandeur est voisin de celui de Chittagong, où les abus de la LA étaient particulièrement violents et systématiques. Le tribunal a distingué le dossier du demandeur de celui ayant mené à la décision de cette Cour dans Chowdhury c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CFPI 744, 235 F.T.R. 271, où le juge Edmond Blanchard avait conclu, au paragraphe 39, que « la preuve tend […] à démontrer que seule une minorité [des membres de la LA] s’adonnent à des actes de violence ». En l’espèce, selon le tribunal, « voluminous documentary evidence from reliable sources was produced, showing that it is not a minority of Awami League members that are involved in violence […]; violence is a common feature in politics, among all parties ». Le demandeur lui-même a reconnu que tous les partis « did practice violent actions ». Le tribunal a estimé qu’il s’agissait d’une admission du demandeur que « violence was occurring within the Awami League members (sic) and could possibly occur in the course of his own activism ».
[19] Par ailleurs, le tribunal a estimé que le temps consacré par le demandeur à ses activités au sein de la LA était considérable, puisqu’il y a travaillé à raison de 15 à 20 heures par semaine pendant neuf ans.
[20] Finalement, le demandeur n’a jamais quitté la LA et ne s’en est jamais dissocié, même si son départ pour le Canada a mis fin à son implication active. Bien que son poste au sein de l’organisation lui ait donné des occasions de se faire entendre, il ne s’est jamais opposé aux abus commis par le parti. Loin d’avoir tenté de les arrêter, il a activement soutenu l’organisation.
[21] Le tribunal a souligné le rôle des dirigeants locaux de tous les partis dans la violence qui marque la vie politique au Bangladesh. Il a conclu que le demandeur était un de ceux dont la Cour suprême du Canada a dit, dans Pushpanathan, supra, au paragraphe 63, que « ceux qui sont responsables d’une persécution qui crée des réfugiés ne doivent pas pouvoir invoquer à leur profit une Convention conçue pour protéger ces réfugiés ».
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[22] Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes en l’espèce :
[23] De plus, le demandeur invoque les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 :
14. Les décisions ci-après ont, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 34(1)c) de la Loi : a) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a participé à des actes terroristes, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés; …
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14. For the purpose of determining whether a foreign national or permanent resident is inadmissible under paragraph 34(1)(c) of the Act, if either the following determination or decision has been rendered, the findings of fact set out in that determination or decision shall be considered as conclusive findings of fact: (a) a determination by the Board, based on findings that the foreign national or permanent resident has engaged in terrorism, that the foreign national or permanent resident is a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention; or …
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15. Les décisions ci-après ont, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi : … b) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés; …
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15. For the purpose of determining whether a foreign national or permanent resident is inadmissible under paragraph 35(1)(a) of the Act, if any of the following decisions or the following determination has been rendered, the findings of fact set out in that decision or determination shall be considered as conclusive findings of fact: … (b) a determination by the Board, based on findings that the foreign national or permanent resident has committed a war crime or a crime against humanity, that the foreign national or permanent resident is a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention; or …
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[24] Les dispositions suivantes des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, sont également pertinentes :
18. Avant d’utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d’asile ou la personne protégée et le ministre — si celui-ci est présent à l’audience — et leur donne la possibilité de : a) faire des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion; b) fournir des éléments de preuve à l’appui de leurs observations.
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18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to (a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and (b) give evidence in support of their representations.
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23. (1) Si elle croit, avant l’audience, qu’il y a une possibilité que les sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés s’appliquent à la demande d’asile, la Section en avise par écrit le ministre et lui transmet les renseignements pertinents.
…
(3) La Section transmet au demandeur d’asile une copie de tout avis et renseignement transmis au ministre.
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23. (1) If the Division believes, before a hearing begins, that there is a possibility that sections E or F of Article 1 of the Refugee Convention applies to the claim, the Division must notify the Minister in writing and provide any relevant information to the Minister.
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(3) The Division must provide to the claimant a copy of any notice or information provided to the Minister.
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[25] Finalement, la disposition suivante de la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44, est également pertinente :
2. Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme
…
d) autorisant une cour, un tribunal, une commission, un office, un conseil ou une autre autorité à contraindre une personne à témoigner si on lui refuse le secours d’un avocat, la protection contre son propre témoignage ou l’exercice de toute garantie d’ordre constitutionnel;
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2. Every law of Canada shall, unless it is expressly declared by an Act of the Parliament of Canada that it shall operate notwithstanding the Canadian Bill of Rights, be so construed and applied as not to abrogate, abridge or infringe or to authorize the abrogation, abridgment or infringement of any of the rights or freedoms herein recognized and declared, and in particular, no law of Canada shall be construed or applied so as to
…
(d) authorize a court, tribunal, commission, board or other authority to compel a person to give evidence if he is denied counsel, protection against self crimination or other constitutional safeguards;
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[26] Les questions soulevées par cette demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :
1) Le tribunal a-t-il agi de façon inéquitable
a) en admettant en preuve l’entrevue du demandeur par l’ASFC et en se fondant sur cette entrevue;
b) en ne confrontant pas le demandeur aux réponses qu’il a données à cette entrevue; ou
c) en faisant preuve de partialité?
2) Le tribunal a-t-il erré en analysant l’application de l’article 98 de la Loi sans avoir analysé l’application des articles 96 et 97?
3) Le tribunal a-t-il erré en concluant que l’article 98 de la Loi s’appliquait au demandeur?
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[27] La première question en litige se rapporte à l’équité procédurale. La Cour interviendra si les droits du demandeur à cet égard n’ont pas été respectés. La deuxième question en est une de droit et la norme de contrôle de la décision correcte s’y applique. Quant à la troisième question, elle porte sur l’application par le tribunal du droit concernant l’application de l’article 98 de la Loi aux faits de l’espèce et doit donc être tranchée selon la norme de la raisonnabilité (voir, par exemple, Ryivuze, supra, au paragraphe 15 et Chowdhury 2006, ci-dessus, au paragraphe 13).
I. L’équité procédurale
A. Admission en preuve de l’entrevue du demandeur par l’ASFC
[28] Concernant l’absence d’avis de l’entrevue au conseil du demandeur, il appartient au demandeur d’en faire la preuve, puisque c’est lui qui allègue ce fait et prétend qu’il s’agit d’une violation de ses droits procéduraux. Or, dans son affidavit, il affirme seulement qu’il « did not have the possibility to have a lawyer at this time ». Cette phrase est vague, mais je ne vois pas en quoi elle établit, à la prépondérance des probabilités, que le consultant du demandeur n’a pas été avisé. De toute façon, la preuve révèle qu’une copie de la lettre de la SPR à l’ASFC avait été envoyée au consultant du demandeur et il était donc au courant de l’implication possible de l’ASFC dans le dossier. De plus, le demandeur ne s’est pas objecté à la tenue de l’entrevue en l’absence de son consultant ou d’un avocat. Il n’a rien dit lorsqu’on lui a demandé s’il avait des questions au début de l’entrevue. Je suis donc d’avis que les droits du demandeur n’ont pas été enfreints.
[29] Le fait qu’on n’ait pas explicitement averti le demandeur que les renseignements fournis lors de l’entrevue pourraient servir à l’étude de son dossier n’est pas, non plus, une atteinte à l’équité procédurale. On a expliqué au demandeur que le but de l’entrevue serait « to look for much more details [sic] than your Personal Information Form ». J’ai de la difficulté à croire qu’il se serait imaginé qu’on allait le rencontrer par simple curiosité.
[30] L’équité procédurale n’exigeait pas, non plus, que le tribunal mentionne la lettre au cours de l’audience. Celle-ci ne contenait aucun élément de preuve et n’avait strictement rien à voir avec les connaissances spécialisées du tribunal. De toute façon, le demandeur ne peut prétendre que l’existence de cette lettre l’aurait pris par surprise, puisque son consultant en avait reçu une copie.
[31] Enfin, comme l’expliquait le juge Le Dain, alors juge de la Cour d’appel fédérale, dans Ziegler c. Hunter (Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, Directeur des enquêtes et recherches), [1984] 2 C.F. 608, l’alinéa 2d) de la Déclaration canadienne des droits « prévoit qu’une personne peut être contrainte de fournir une preuve qui peut tendre à l’incriminer, de sorte que la protection mentionnée consiste uniquement dans l’interdiction d’utiliser son témoignage contre elle-même dans des poursuites criminelles ultérieures ». L’opinion du juge Marceau, faut-il le souligner, était au même effet. L’argument du demandeur fondé sur cette disposition doit donc être rejeté.
B. Absence de confrontation
[32] Comme le souligne le défendeur, une lecture de la transcription de l’audience confirme que le tribunal a invité le demandeur à indiquer les erreurs contenues dans le procès-verbal de son entrevue avec l’ASFC (voir notamment le Dossier du tribunal à la page 900). Cependant, le demandeur n’a pu indiquer qu’une erreur et a demandé d’examiner le procès-verbal afin de voir s’il y en avait d’autres. C’est cette demande que le tribunal a refusée. À mon avis, il ne s’agit pas d’un défaut de confronter le demandeur à un élément de preuve. Cette preuve lui était disponible avant l’audience et comme le tribunal a remarqué, celui-ci n’était pas tenu de remédier, en cours d’audience, au défaut de préparation du demandeur. Cela vaut également pour la preuve documentaire. Je conviens aussi avec le défendeur que, comme l’expliquait la Cour d’appel fédérale dans Szczecka c. Canada (M.E.I.) (1993), 116 D.L.R. (4th) 333, le tribunal n’avait pas à traduire le procès-verbal au demandeur.
C. Partialité du tribunal
[33] Les prétentions du demandeur à ce sujet sont sans fondement. D’abord, la SPR n’a fait que remplir une obligation réglementaire en envoyant la lettre concernant le dossier du demandeur à l’ASFC et la personne ayant préparé cette lettre n’était pas celle qui a disposé du dossier du demandeur par la suite. Le demandeur n’allègue pas que la SPR manque d’indépendance, mais en parlant de partialité, il fait référence à l’état d’esprit du tribunal, ce qui n’avait rien à voir avec l’envoi de la lettre en cause. Et, qui plus est, la lettre dit simplement que « an issue of exclusion under section F(c) of Article 1 of the Refugee Convention may arise in the present case » (Dossier du tribunal, page 91; je souligne). Dire qu’une question se pose n’est pas préjuger de la réponse qu’on y donnera. Ensuite, comme le souligne le défendeur, le fait que la LA a commis des abus lorsqu’elle était au pouvoir n’était pas véritablement contesté. Les enjeux de ce dossier étaient plutôt de savoir si ces abus pouvaient être qualifiés d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies et, le cas échéant, si le demandeur pouvait en être tenu responsable. La question du tribunal à laquelle s’attaque le demandeur était : « You are a member of the party that when was in power committed serious human rights violations, and the questions are there to see how much you knew about it and what you knew about it. Do you understand? ». Finalement, le fait que le tribunal n’a pas interprété la preuve soumise par le demandeur de la façon espérée par celui-ci ne révèle en rien sa mauvaise foi.
II. L’ordre de l’application des articles 96, 97 et 98 de la Loi
[34] Comme l’expliquait la Cour d’appel fédérale dans Fernandopulle c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CAF 91, au paragraphe 17, « [l]e Guide n’a […] pas force de loi. Il ne donne que des indications ». Cette Cour est liée non pas par les recommandations du Guide mais par la jurisprudence de la Cour d’appel, selon laquelle le tribunal n’était non seulement pas tenu de se prononcer sur la possibilité que le demandeur soit un réfugié ou une personne à protéger, mais ne pouvait tout simplement pas le faire sans outrepasser sa compétence (voir Xie c. Canada (Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ), [2005] 1 R.C.F. 304 (C.A.), au paragraphe 38).
[35] De toute manière, je ne vois pas en quoi, même si le tribunal avait examiné le dossier en vertu des articles 96 et 97 de la Loi avant de passer à l’article 98, sa conclusion aurait pu être différente. Si importantes que puissent être les conséquences de la décision du tribunal (et je note que les dispositions invoquées par le demandeur ne s’appliquent pas à son cas puisque le tribunal n’a pas conclu qu’il a commis un acte terroriste, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité), cette décision aurait été la même.
III. Application de l’article 98 de la Loi au demandeur
[36] La Cour suprême du Canada a défini le sens de l’expression « agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies » dans Pushpanathan, ci-dessus, au paragraphe 65. Cette expression désigne des actes au sujet desquels « il y a consensus en droit international [à l’effet que ce sont] des violations suffisamment graves et soutenues des droits fondamentaux de la personne pour constituer une persécution, ou qui sont explicitement reconnus comme contraires aux buts et aux principes des Nations Unies ». La Cour suprême y a aussi statué, au paragraphe 68, qu’une personne n’ayant pas exercé le pouvoir dans un État peut néanmoins être tenue responsable de tels agissements, malgré l’opinion contraire exprimée par le Guide.
[37] Le demandeur s’appuyant sur celui-ci, plaide en faveur d’une définition plus étroite de la notion d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies et soutient que seuls des membres de gouvernements peuvent en être tenus responsables. Cependant, tout comme en ce qui concerne la relation entre les articles 96, 97 et 98 de la Loi, cette Cour est liée par la jurisprudence canadienne et non par le Guide. Le demandeur prétend aussi que l’arrêt Pushpanathan n’est plus applicable puisque la législation pertinente a changé. Toutefois, la notion d’exclusion prévue par la Convention fait partie de la nouvelle Loi comme de l’ancienne Loi sur l’immigration et rien n’en justifierait une interprétation différente.
[38] À mon avis, la conclusion du tribunal que la LA a commis des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies est raisonnable. Le tribunal a examiné la preuve avec soin. Il a noté l’implication des membres du parti et de ses dirigeants de divers niveaux dans la violence politique, parfois meurtrière. Il a également constaté que la LA (comme les autres partis) se servait de la police pour atteindre des fins politiques et intimider, voire éliminer, des adversaires. Dans ce contexte, il est raisonnable de ne pas distinguer le parti politique et le gouvernement dont il est issu, puisque le gouvernement opère pour le bénéfice du parti. De toute façon, le tribunal a conclu que la LA et ses organisations associées étaient directement impliquées dans les violations de droits de la personne, en plus de se servir d’institutions gouvernementales à cette fin. Dès lors, le tribunal était fondé de conclure que la LA s’est rendue coupable « de violations graves, soutenues ou systémiques des droits fondamentaux de la personne qui constituent une persécution » (Pushpanathan, supra, au paragraphe 64) et donc d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies.
[39] Les arguments du demandeur à l’effet que, malgré son appartenance à la LA, il ne peut être tenu responsable de ces agissements ne peuvent être retenus. En soutenant que, parce qu’il n’y a pas de preuve de son association personnelle à des violations spécifiques de droits de la personne, il ne peut être tenu responsable de celles commises par la LA, le demandeur invite à nouveau la Cour à ignorer la jurisprudence. Celle-ci est pourtant claire. Celui qui, en connaissance de cause, s’associe volontairement à une personne ou à une organisation coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies en devient complice et partage sa responsabilité. L’implication personnelle dans des violations spécifiques de droits de la personne n’est pas nécessaire. Autrement, l’objectif de s’assurer « que ceux qui sont responsables d’une persécution qui crée des réfugiés ne doivent pas pouvoir invoquer à leur profit une Convention conçue pour protéger ces réfugiés » (Pushpanathan, au paragraphe 63) ne serait pas pleinement atteint.
[40] Le tribunal a identifié et appliqué cette jurisprudence, et notamment le test élaboré par la Cour d’appel fédérale dans Sivakumar, ci-dessus, et résumé dans Ryivuze, supra. Ainsi, le tribunal a tenu compte de la nature de la LA, de la méthode de recrutement du demandeur, des positions qu’il a occupées au sein du parti, de la connaissance qu’il avait des atrocités commises par celui-ci, de la durée de son implication et de la possibilité qu’il avait de quitter l’organisation. Dès lors, il s’agit, pour cette Cour, de s’assurer que sa décision est justifiée, transparente et intelligible (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
[41] Les arguments du demandeur portent, pour l’essentiel, sur la connaissance qu’il avait des agissements de la LA. À mon avis, les conclusions du tribunal sur ce point sont raisonnables. Le tribunal a noté que la violence politique est monnaie courante au Bangladesh, qu’elle est pratiquée par tous les partis et par la police à la demande de tout parti qui se trouve au pouvoir, et que la presse en faisait régulièrement état. Le tribunal pouvait raisonnablement tirer de ces faits l’inférence que le demandeur devait savoir que la LA était responsable de violations systématiques de droits de la personne. Le fait qu’il n’existe pas de preuve concernant le district du demandeur est sans importance puisque la preuve documentaire établit que ces violations avaient lieu dans le pays tout entier.
[42] Les arguments du demandeur à l’effet qu’il avait le droit, suivant la Déclaration universelle des droits de l’homme, de participer à la vie politique de son pays, que l’objectif de prendre et d’exercer le pouvoir politique, qu’il poursuivait au sein de la LA, n’avait rien d’illégitime, et que le tribunal ne pouvait « exiger » qu’il quitte le parti doivent aussi être rejetés. Le droit de participer à la vie politique de son pays ne saurait comprendre le droit d’intimider ses adversaires politiques, encore moins celui d’user de violence à leur endroit. Or, c’est ce que faisait systématiquement la LA. Le tribunal a raisonnablement conclu que le demandeur ne pouvait l’ignorer. Ayant rejoint le parti et en étant demeuré un membre actif pendant neuf ans, le demandeur a donc choisi de faire partie d’un système fondé sur la brutalité et le déni de droits des adversaires. Ce n’est qu’une fois que ce système s’est retourné contre lui que le demandeur a apparemment découvert la valeur des droits protégés par la Déclaration universelle.
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[43] Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
[44] Après avoir plaidé que pour être visée par l’alinéa 1Fc) de la Convention des Nations unies relative au statut des réfugiés, une personne doit s’être rendue coupable d’agissements contraires aux buts et principes des Nations unies alors qu’elle participait à l’exercice du pouvoir dans un État et qu’elle contribuait à la violation de ces buts et principes par cet État, le procureur du demandeur propose la certification de la question suivante :
La portée donnée par le tribunal quant à l’article 1Fc) de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et au protocole de 1967 quant aux actes et aux personnes visées par cette disposition telle qu’il y était formulé dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (M.C.I.) 1998 1 S.C.R. notamment en ses paragraphes 65 à 70, est-elle conforme :
i) à l’interprétation du droit international tel que formulé par le UNHCR dans sa « Note d’information sur l’application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés » du 4 septembre 2003 ;
ii) En conséquence, le tribunal a-t-il erré en droit en ne tenant pas compte ou en dérogeant de l’interprétation du UNHCR sur cette question et en y substituant les critères de l’arrêt Pushpanathan compte tenu que la LIPR en son article 3(3) exige désormais que l’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :
f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.
[45] Ainsi, le procureur du demandeur invoque une Note d’information du Haut Commissariat de 2003 pour convaincre la Cour de certifier une question, ce qui lui permettrait, selon le procureur du défendeur, « d’en appeler à la Cour d’appel fédérale et finalement à la Cour suprême du Canada, laquelle pourrait alors réviser son opinion énoncée au paragraphe 68 de ses motifs à l’appui de son arrêt de 1998 concernant l’affaire Pushpanathan », ci-dessus.
[46] Or, dans un document intitulé UNHCR Statement on Article 1F of the 1951 Convention, daté de juillet 2009, aux pages 29 et 30, document auquel réfère le procureur du défendeur, le même Haut Commissariat des Nations unies s’est dit d’avis que :
Based on the above considerations and in light of today’s reality, the commission of crimes which, because of their nature and gravity, are capable of affecting international peace and security, or the relations between States, or which constitute serious and sustained violations of human rights, may not in all cases require the holding of a position of authority within a State or State-like entity. Thus, in addition to persons in positions of State authority, individuals acting in a personal capacity, including as leaders of a group responsible for “acts of terrorism” which are contrary to the principles and purpose(s) of the United Nations, could also be capable of falling under Article 1F(c), where they are found to possess individual responsibility based on the requisite tests …
[…]
Various Member States, namely Belgium, … Czech Republic, … Slovak Republic, Spain and Sweden have limited the application of Article 1F(c) of the 1951 Convention to persons exercising a leadership role or holding a position of authority within a State. Moreover, prevalent Member State practice accords particular weight to the “individual responsibility” requirement, holding that mere membership in a terrorist organization is not enough to bring the person concerned within the exclusion clauses. In the UK, by contrast, the asylum authorities and courts have concluded in a number of cases that a person who is not acting on behalf of a State can commit an act contrary to the purposes and principles of the United Nations, and that Article 1F(c) can apply. (Note #148: KK (Article 1F(c) Turkey) v. Secretary of State for the Home Department [2004] UKIAT 00101 cites UNSCR 1377 and refers to the UN Security Council’s “unequivocal condemnation of all acts, methods and practices of terrorism as criminal and unjustifiable, regardless of their motivation, in all their forms and manifestations, wherever and by whomever committed”. This position has been approved recently by the Court of Appeal in Al-Sirri v. Secretary of State for the Home Department [2009] EWCA Civ 222, which refers to the Supreme Court of Canada’s decision in Pushpanathan v. Canada …
(C’est moi qui souligne.)
[47] Considérant que l’opinion du Haut Commissariat des Nations unies, sur la question de savoir qui peut être considéré violateur des principes et des buts des Nations unies, va maintenant dans le même sens que les propos précités de la Cour suprême du Canada dans son arrêt Pushpanathan, supra, au paragraphe 68, je suis d’accord avec le procureur du défendeur qu’il n’y a pas lieu pour cette Cour de certifier la question proposée par le procureur du demandeur.
JUGEMENT
La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 mai 2009 par un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est rejetée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2777-09
INTITULÉ : Khokon ISLAM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 14 janvier 2010
ET JUGEMENT : Le juge Pinard
DATE DES MOTIFS : Le 22 janvier 2010
COMPARUTIONS :
Me Michel Le Brun POUR LE DEMANDEUR
Me Normand Lemyre POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michel Le Brun POUR LE DEMANDEUR
LaSalle (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada