Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2010
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PINARD
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue le 6 mars 2009 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) dans laquelle le commissaire Michal Mivasair a conclu que le demandeur n’était ni un « réfugié au sens de la convention » ni une « personne à protéger » au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.
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[2] M. Mohammed Shabir Wazeen (le demandeur) est un citoyen de l’Afghanistan âgé de vingt-sept ans qui est arrivé au Canada en passant par le Pakistan et les États-Unis d’Amérique.
[3] Il est né en 1981 dans un village de la province de Kunduz. La majeure partie des faits allégués par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile n’ont pas été acceptés par la Commission.
[4] Le demandeur a allégué que, en 1990, lui et sa famille ont fui l’Afghanistan pour se rendre au Pakistan. Ils y sont retournés au début de 2002 après la chute des talibans. En mars 2002, le demandeur a rencontré Yasamin Hashmi et il est tombé amoureux d’elle. Ils se sont épris l’un de l’autre et prévoyaient se marier. Toutefois, avant que leur famille respective ne puisse être approchée en vue d’un arrangement, la famille de Yasamin avait entrepris une démarche pour qu’elle se marie avec un autre homme. Craignant que Yasamin soit tuée par son mari lorsqu’il découvrirait qu’elle n’était plus vierge, le demandeur et Yasamin se sont enfuis ensemble. Ils ont été retrouvés et attaqués par des assaillants inconnus, probablement des membres de la famille de Yasamin. Le demandeur a fui chez son oncle à Kaboul, sans Yasamin. Il a appris que la police et des hommes armés étaient entrés de force dans la résidence de sa famille ce jour-là et avaient emmené ses frères.
[5] Ainsi, la tentative manquée de Yasamin et du demandeur de s’enfuir ensemble a eu pour conséquence que la famille du demandeur est devenue la cible de la famille de Yasamin. Abul Rauf, commandant ouzbek le plus puissant dans la province de Kunduz, et son frère Amir Latif, actuel gouverneur de la province de Faryab et ancien gouverneur de la province de Kunduz, font tous les deux partie de la famille de Yasamin. En négociant le châtiment pour avoir déshonoré Yasamin, l’oncle du demandeur a demandé la libération de ses deux frères. L’un de ses deux frères est toujours porté disparu aujourd’hui. Craignant de nouvelles attaques plus meurtrières de la part de la famille de Yasamin, la famille du demandeur a finalement quitté son village.
[6] Le demandeur s’est enfui au Pakistan où des arrangements ont été pris pour l’éloigner davantage de la famille de Yasamin. Sa famille a pris des dispositions pour qu’il épouse sa cousine américaine. Il a utilisé le passeport de son défunt cousin, Adel Qayoumi, pour obtenir un visa de fiancé américain. Le processus a pris un peu temps. Le demandeur affirme s’être caché à partir de la fin de 2003 et durant presque toute l’année 2004. Implicitement, le demandeur allègue que la famille de Yasamin avait le pouvoir et l’intention d’attenter à sa vie même au Pakistan.
[7] En octobre 2004, le demandeur est arrivé aux États-Unis. Son mariage avec sa cousine n’a pas duré longtemps; ils se sont séparés en juin 2005 et ont divorcé en 2006. En fin de compte, il n’a pas obtenu sa carte verte et des avocats l’ont informé qu’il ne verrait jamais son statut de réfugié régularisé en raison de la courte durée de son mariage et du fait qu’il avait utilisé un autre nom depuis son arrivée.
[8] Le demandeur a décidé de venir au Canada avec l’aide d’un agent. Il est arrivé le 4 juillet 2006 et il a présenté une demande d’asile le 7 juillet 2006.
[9] Le demandeur dit ne pas savoir où se trouve Yasamin aujourd’hui, mais qu’il se peut qu’elle vive non loin du Tadjikistan. Il dit avoir peur des membres de la famille de Yasamin, en particulier les deux frères dont il a été question précédemment.
[10] Le demandeur a eu une première entrevue avec un agent canadien de l’immigration le 4 août 2006, à Montréal, Québec. À un certain moment, son identité a été mise en doute et des enquêtes ont été menées par les autorités américaines en matière d’immigration ainsi que par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Il a été détenu au centre de détention de Laval pendant plus d’un mois. Il a été interrogé plusieurs fois et il a signé le 21 août 2006 une déclaration confirmant qu’il avait fait antérieurement des fausses déclarations aux autorités américaines et canadiennes concernant son identité.
[11] Le 13 septembre 2006, le commissaire Michel Beauchamp de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a décidé que le demandeur demeurerait au centre de détention de Laval, au Québec. Par la suite, l’identité du demandeur a été confirmée et il a été libéré.
[12] Une audience a été tenue le 26 février 2009, à Edmonton, en Alberta, pour déterminer si le demandeur pouvait se voir reconnaître la qualité de réfugié.
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[13] La Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention parce que la preuve présentée pour établir qu’il craignait avec raison d’être persécuté était insuffisante. De plus, la Commission a conclu que le demandeur n’était pas une personne à protéger parce qu’il n’y avait aucun motif de croire que son renvoi en Afghanistan l’exposerait à des peines cruelles et inusitées.
[14] La Commission n’a pas mis en doute l’identité ou la citoyenneté du demandeur.
[15] Toutefois, la Commission n’a pas cru le témoignage du demandeur parce qu’il « a fait preuve d’un manque d’intérêt et s’est montré irritable ». La Commission ne pouvait pas dire si le demandeur était triste lorsqu’il parlait de Yasamin et de son frère disparu qui avait « vraisemblablement été assassiné par la famille de Yasamin ». De plus, le demandeur semblait être contrarié et ennuyé par le fait qu’il se voyait demander de répondre à des questions portant sur sa vie. Le commissaire a affirmé : « Je n’étais pas en présence d’une personne qui voulait que je comprenne la teneur de sa demande d’asile. »
[16] La Commission a rejeté la prétention selon laquelle le demandeur serait jugé crédible parce qu’il ne s’était pas contredit durant son témoignage. Qui plus est, le demandeur a admis avoir eu tendance à mentir dans le passé. La Commission a conclu que cette tendance à mentir aux autorités américaines, à l’agent d’immigration à son arrivée au Canada et à l’ASFC au centre de détention l’avait convaincue qu’elle n’était pas en mesure de déterminer si les incompatibilités ou les omissions du formulaire de renseignements personnels et les explications fournies au cours du témoignage étaient dignes de foi ou constituaient d’autres mensonges : « je conclus que le demandeur d’asile ment chaque fois qu’il juge que cela lui convient ».
[17] La Commission semble également avoir tiré une conclusion défavorable au demandeur quant à sa crédibilité du fait qu’il était disposé à utiliser le passeport de son défunt cousin pour entrer aux États-Unis. Cette attitude démontrait que le demandeur était prêt à commettre une fraude.
[18] Le récit du demandeur comporte deux aspects que la Commission a jugés déraisonnables de la part d’une personne qui dit avoir une crainte subjective pour sa vie. Le premier aspect déraisonnable, selon la Commission, était l’affirmation suivant laquelle le demandeur aurait pu se marier avec Yasamin et que les deux familles auraient accepté le mariage. Il s’agissait objectivement d’un arrangement invraisemblable, selon la Commission.
[19] Le second aspect de la demande que la Commission a jugé déraisonnable était la décision du demandeur de ne pas recourir à d’autres moyens pour régulariser son statut aux États-Unis : « Quiconque se croit exposé à une mort certaine advenant son retour en Afghanistan n’aurait pas fait preuve de désinvolture à l’égard de son statut juridique aux États-Unis. » Ainsi, la Commission croit que le demandeur n’aurait pas dû être aussi disposé à accepter le divorce d’avec son épouse puisqu’il savait que cela mettrait en péril son statut de résident. La Commission a de plus conclu qu’il était déraisonnable de la part du demandeur de ne pas avoir consulté un avocat dès qu’il a reçu les papiers de divorce de son épouse, compte tenu du fait qu’il connaissait les conséquences négatives qu’un divorce aurait sur son statut aux États-Unis.
[20] La Commission a expliqué que le demandeur aurait dû chercher des moyens de rester aux États-Unis dès le moment où il s’est séparé de son épouse, avant que le divorce ne devienne officiel en février 2006. La Commission a déclaré ce qui suit au paragraphe 32 de sa décision :
[…] Qu’est-ce que le demandeur d’asile a fait exactement au cours des 13 mois qui ont suivi sa séparation d’avec sa femme? Comment ne pouvait-il pas se consacrer uniquement à trouver un plan qui lui permette de demeurer à l’extérieur de l’Afghanistan, pays où il serait prétendument exposé à une mort certaine, même si cela prend [traduction] « 50 ans » à la famille élargie de Yasamin pour le trouver dans un coin reculé de l’Afghanistan.
[21] Pour le commissaire, ce défaut d’agir était d’autant plus problématique que le demandeur parlait couramment l’anglais et qu’il était, paraît-il, titulaire d’un baccalauréat en physique. Compte tenu du niveau d’instruction du demandeur, la Commission estimait qu’il aurait dû examiner minutieusement le processus de demande d’asile aux États-Unis et dans d’autres pays susceptibles de l’accueillir comme le Canada. La Commission n’en attendrait pas autant d’« une personne moyenne, qui est plongée dans une culture étrangère ».
[22] Le demandeur a produit deux séries de modifications pour son formulaire de renseignements personnels et il a apporté certains changements au début de l’audience. Toutefois, il semble avoir omis de mentionner dans son formulaire de renseignements personnels que sa mère et ses frères vivent toujours dans la crainte d’être la cible des présumés agents de persécution. Le formulaire de renseignements personnels indique que la famille du demandeur a quitté Kundiz, mais il n’y est pas mentionné, comme l’a fait ressortir la Commission, que sa mère et ses frères, en Afghanistan, sont « continuellement en migration en raison de [leur] crainte de la famille de Yasamin ».
[23] Ainsi, la Commission a conclu que le demandeur n’avait présenté aucune preuve crédible ou digne de foi à l’appui de sa demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi.
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[24] La Commission a refusé la demande d’asile du demandeur en invoquant le manque de crédibilité. Le demandeur ne conteste que les conclusions de la Commission concernant la crédibilité et, ce faisant, il reconnaît que ces conclusions appellent une grande retenue judiciaire et que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).
[25] Le demandeur soutient en premier lieu que la Commission a tiré des conclusions erronées quant à sa crédibilité en procédant à une analyse imparfaite et par ailleurs faussée de son comportement. Le demandeur affirme qu’on ne lui a pas demandé de révéler ses sentiments au sujet de la perte de son frère et de Yasamin et que, pourtant, la Commission a tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité du fait qu’il ne semblait pas triste. La Commission peut faire ce genre d’observation.
[26] D’une manière générale, le demandeur allègue que la Commission a tiré des conclusions arbitraires relativement à son comportement parce que ses émotions ne correspondaient pas au comportement stéréotypé que la Commission s’attend d’observer chez un réfugié. Le défendeur souligne avec raison qu’il n’y a aucune allégation de crainte de partialité de la part de la Commission. Le comportement est manifestement un facteur que la Commission peut prendre en considération dans son appréciation de la crédibilité du témoignage d’un demandeur dans son ensemble (Zheng c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 673, au paragraphe 17). Certes, la Commission est la mieux placée pour apprécier la qualité du témoignage de vive voix présenté à l’audience (Takhar c. Canada, [1999] A.C.F. no 240 (QL) (C.F. 1re inst.)).
[27] Fait intéressant, le demandeur affirme que son comportement irritable était attribuable à la manière dont l’audience était conduite plutôt qu’à la teneur des questions. La Cour doit s’en remettre au tribunal sur ce point. Elle n’est pas en mesure d’évaluer cette allégation.
[28] Le demandeur avance de plus que la Commission a minimisé l’importance de la cohérence du témoignage du demandeur et conclu à tort qu’il avait simplement réaffirmé les allégations contenues dans son formulaire de renseignements personnels. En fait, à la lecture de la transcription, il ressort clairement que le demandeur a témoigné longuement sur un grand nombre de questions qui ne se limitaient pas au contenu de son formulaire de renseignements personnels. En fin de compte, la cohérence, tout comme le comportement, est l’un des divers facteurs que la Commission peut prendre en considération pour déterminer si le demandeur est crédible. À mon avis, il n’était pas déraisonnable d’affirmer que la cohérence du témoignage n’était pas suffisante pour conclure que le demandeur était crédible.
[29] Les autres observations du demandeur visent les conclusions de la Commission fondées sur une interprétation erronée de la preuve et les conclusions d’omission de renseignements dans le formulaire de renseignements personnels, de tendance à mentir et de manque de vraisemblance de la relation avec Yasamin. Malgré l’argumentation solide de l’avocat du demandeur, je ne suis pas convaincu après avoir examiné la preuve que les inférences faites par la Commission sont déraisonnables au point de justifier l’intervention de la Cour. Dans Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315, la Cour d’appel fédérale a conclu que, en ce qui a trait à la plausibilité du témoignage d’un demandeur d’asile, le caractère déraisonnable d’une décision peut être plus palpable :
[4] Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire.
[30] Qui plus est, il est bien établi en droit que la Cour ne devrait pas substituer sa propre appréciation des faits à celle d’un tribunal administratif lorsque, comme en l’espèce, la Cour ne peut pas conclure, sans analyser dans les moindres détails les motifs exposés par la Commission, ce qui serait inapproprié, que la Commission a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erroné, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 18.1(4)d)).
[31] En conclusion, sans nécessairement faire mienne l’analyse des faits de la Commission dans son entièreté, je suis d’avis que le comportement, les incompatibilités, les invraisemblances et les omissions dont il a été question précédemment, dans l’ensemble, permettaient à la Commission de tirer les conclusions qu’elle a ainsi tirées.
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[32] Pour tous ces motifs, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
JUGEMENT
La demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié datée du 6 mars 2009 est rejetée.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1556-09
INTITULÉ : MOHAMMED SHABIR WAZEEN c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 26 novembre 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE PINARD
DATE DES MOTIFS : Le 6 janvier 2010
COMPARUTIONS :
Me Jared Will POUR LE DEMANDEUR
Me Suzanne Trudel POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jared Will POUR LE DEMANDEUR
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada