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Dossier: IMM-2171-09
Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2010
En présence de monsieur le juge de Montigny
ENTRE:
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision négative de l’agent d’examen des risques avant renvoi (ci-après « ERAR ») Éric Therriault, prise en vertu de l’article 112(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C., 2001, ch.27 (ci-après la « Loi »). L’agent a rejeté la demande d’ERAR considérant que le risque identifié par le demandeur ne lui était pas personnel. Ce dernier est un résident permanent qui a été interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’article 36(1)a) de la Loi.
[2] Après avoir attentivement examiné le dossier soumis par le demandeur, j’en suis arrivé à la conclusion que rien dans la décision de l’agent d’ERAR ne justifie l’intervention de cette Cour.
I. Les faits
[3] Le demandeur est un résident permanent au Canada de citoyenneté libanaise. Avant son arrivée au Canada dans les années 80, il était membre du mouvement des Forces libanaises (ci-après les « FL »).
[4] Il convient ici de présenter brièvement les FL. Ce mouvement a joué un rôle important dans la guerre civile libanaise, où ses milices chrétiennes résistaient aux milices musulmanes et à l’ingérence syrienne. Le mouvement s’est transformé en parti politique combattant l’influence syrienne à la fin de la guerre, mais fut interdit entre 1994 et 2005. Aujourd’hui, les FL font partie de la coalition qui a gagné les élections législatives en juin 2009.
[5] Le 1er juillet 1987, le demandeur a fui la guerre civile au Liban et a revendiqué le statut de réfugié à son arrivée au Canada. Sans avoir explicitement été reconnu comme réfugié par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (ci-après « CISR »), il a bénéficié d’une procédure simplifiée lui permettant d’obtenir, le 27 juillet 1991, le statut de résident permanent en tant que personne admissible dont la demande d’asile a été jugée avoir un minimum de fondement par la CISR.
[6] En 1994, le demandeur allègue avoir été jugé in abstentia au Liban pour fausse accusation de meurtre; ayant été reconnu coupable, on lui aurait imposé une peine de prison de 8 ans. Il prétend également que d’autres fausses accusations auraient aussi été portées contre lui par le régime pro-syrien en place dans les années 90.
[7] Le 25 avril 2007, le demandeur a été condamné, à Montréal, à une peine d’emprisonnement de 4 ans pour avoir été reconnu coupable de fraude et de différentes autres infractions criminelles violentes.
[8] Le 12 août 2008, suite à une enquête devant la CISR, le demandeur a été interdit de territoire en vertu de l’article 36(1)a) de la Loi. Le même jour, une mesure d’expulsion a été prise contre lui.
[9] Le 6 mars 2009, le demandeur s’est prévalu de la possibilité de présenter une demande d’ERAR.
[10] Par une décision datée le 25 mars 2009, l’agent d’ERAR a rejeté la demande. C’est cette dernière décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.
II. La decision contestée
[11] La décision d’ERAR a été prise en vertu de l’article 112(3) de la Loi, puisque le demandeur a été interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’article 36(1)a) de la Loi. Ainsi, seuls les facteurs mentionnés à l’article 97 de la Loi et le danger qu’un demandeur constituerait pour le public peuvent être pris en compte, comme le veut l’article 113d) de la Loi. Dans sa demande d’ERAR, le demandeur alléguait qu’il y aurait menace à sa vie ou risque de torture et de peines ou traitement cruels s’il devait retourner au Liban. En effet, à cause de son appartenance aux FL et de la condamnation in abstentia dont il aurait fait l’objet, il craint d’être emprisonné et torturé s’il retournait au Liban.
[12] L’agent d’ERAR a rejeté la prétention du demandeur selon laquelle il serait personnellement ciblé à cause de son appartenance aux FL dans les années 80. Même si les documents soumis par le demandeur révèlent une situation de tension et de violence entre les différents mouvements de la société libanaise et indiquent également que les personnalités publiques engagées, les hommes politiques ou les dirigeants de mouvement comme les FL peuvent être ciblés plus que la population générale, rien ne démontrait, aux yeux de l’agent, que le demandeur est assez visible lui-même pour être ciblé par des attentats ou des actes violents.
[13] Quant à l’allégation relative à la condamnation de meurtre in absentia en 1994, l’agent n’y a pas accordé d’importance. La seule preuve documentaire soumise par le demandeur pour étayer cette condamnation est une lettre que lui aurait envoyée par télécopieur le mouvement des FL. Voici ce que l’agent d’ERAR écrit par rapport à cette lettre:
En ce qui a trait aux allégations du demandeur à l’effet qu’il aurait été reconnu coupable de meurtre in abstentia en 1994, le demandeur soumet une lettre reçue par fax provenant du mouvement FL indiquant qu’il a été condamné à la peine capitale le 23 juin 1991. Nonobstant le fait qu’il y a contradiction entre les dates de condamnation et la peine imposée, je n’accorde que très peu de valeur probante à ce document. En effet, bien qu’il arbore le sigle des FL, il n’est pas daté et il est impossible de savoir qui l’a signé. En outre, bien qu’il soit documenté que les membres des FL ont fait l’objet de fausses accusations sous le régime syrien, les informations récentes révèlent qu’il n’en est rien depuis le retrait des troupes syriennes, en 2005.
[14] L’agent explique aussi, en résumant l’historique du mouvement des FL, que l’époque où une campagne de terreur était menée par l’occupant syrien contre les partisans des FL est révolue depuis 2005. Le chef du mouvement, M. Geagea, incarcéré depuis 1994, a même été libéré en 2005. L’agent mentionne également que le mouvement des FL est d’ailleurs devenu un parti politique membre se présentant aux élections législatives de juin 2009. (La décision d’ERAR, rendue en mars, précédait la victoire de la coalition dont faisait partie les FL aux élections de juin).
[15] L’agent conclut en reconnaissant que le demandeur était vraisemblablement fondé de fuir le Liban dans les années 80 pour chercher refuge au Canada, mais que la situation a changé depuis, rendant le risque auquel l’exposerait son renvoi inexistant.
III. La question en litige
[16] Suite à l’audition, trois questions soulevées par les parties méritent d’être traitées :
1) L’agent d’ERAR a-t-il manqué à l’équité procédurale en ne convoquant pas le demandeur à une audience en vertu de l’article 113(b) de la Loi, étant donné les doutes qu’il avait quant à la lettre provenant des FL?
2) L’agent d’ERAR a-t-il erré en droit en analysant l’ERAR du demandeur seulement en vertu des facteurs de l’article 97 de la Loi et non pas aussi en vertu de l’article 96?
3) La décision de l’agent d’ERAR est-elle raisonnable compte tenu des éléments de preuve au dossier?
IV. Législation pertinente
[17] Les dispositions suivantes sont pertinentes au présent contrôle judiciaire.
Disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, .L. C., 2001, ch.27
36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :
a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé; […]
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles, (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.
112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1). […]
(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants : […]
b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada punie par un emprisonnement d’au moins deux ans ou pour toute déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;
113. Il est disposé de la demande comme il suit :
a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;
b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;
c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;
d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :
(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,
(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada. |
36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for
(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed; […]
97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally
(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or
(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if
(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country, (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country, (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and
(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.
(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.
112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1). […]
3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person […]
(b) is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction in Canada punished by a term of imprisonment of at least two years or with respect to a conviction outside Canada for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;
113. Consideration of an application for protection shall be as follows: (a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;
(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;
(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;
(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and
(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or
(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada. |
Disposition du Règlement sur l’immigration et le statut de réfugié, DORS/2002-227
167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise : a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur; b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection; c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection. |
167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following: (a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;
(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and (c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection. |
Disposition du Règlement concernant l’établissement d’une catégorie admissible des demandeurs du statut de réfugié et la dispense dont ils font l’objet, DORS/90-40
3. (1) Sous réserve du paragraphe (2), conformément à la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées, la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié est établie pour l’application du paragraphe 6(2) de la Loi et est constituée des personnes, à la fois :
[…]
b) qui ont manifesté, avant le 1er janvier 1989, leur intention de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention qui, selon le cas : (i) a été communiquée à un agent d’immigration qui l’a consignée avant cette date ou à une personne agissant au nom d’un agent d’immigration, laquelle a, de l’avis d’un agent d’immigration, consigné cette intention avant cette date, […]
c) dont la revendication a un minimum de fondement selon ce qui a été conclu ou déterminé conformément ; (i) soit aux paragraphes 46.01(6) ou (7) de la Loi, (ii) soit au paragraphe 43(1) de la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, L.R., CH. 28 (4e suppl.). |
3. (1) Subject to subsection (2), the Refugee Claimants Designated Class is hereby designated for the purposes of subsection 6(2) of the Act as a class the admission of members of which would be in accordance with Canada’s humanitarian tradition with respect to the displaced and the persecuted, and shall consist of those persons who
[…]
(b) signified, before January 1, 1989, an intention to make a claim to be a Convention refugee
(i) to an immigration officer, who recorded that intention before that date, or to a person acting on behalf of an immigration officer, who an immigration officer is satisfied recorded that intention before that date, […]
(c) have been determined to have a credible basis for their claim to be a Convention refugee pursuant to (i) subsection 46.01(6) or (7) of the Act, or (ii) subsection 43(1) of an Act to amend the Immigration Act and to amend other acts thereof, R.S., c. 28 (4th Supp.). |
V. Analyse
A. Équité procédurale
[18] Lors de l’audition, le demandeur a soutenu qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale du fait que l’agent d’ERAR n’avait pas convoqué le demandeur à une audience avant de rendre sa décision. Le demandeur prétend que l’agent a erré en rejetant la lettre des FL sans avoir au préalable rencontré le demandeur. Aux yeux de la partie demanderesse, le doute que l’agent avait quant à la date, la signature et le contenu de la lettre était assimilable à une question de crédibilité. Or, en tant que telle, une audience serait obligatoire en vertu de l’article 113(b) de la Loi et des critères réglementaires de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et le statut de réfugié, DORS/2002-227 (ci-après le « Règlement »).
[19] De plus, le demandeur soumet que l’agent ne pouvait écarter la lettre, puisqu’il lui suffisait de contacter les FL pour dissiper ses doutes quant à sa provenance et quant à sa date. D’ailleurs, le demandeur insiste sur le fait que l’agent connaissait le site web des FL, où il aurait pu vérifier les titres des signataires. Le défaut de procéder à ces vérifications serait d’autant plus grave, de l’opinion de l’avocat du demandeur, que ce dernier était incarcéré et qu’il lui était difficile de faire lui-même des démarches pour obtenir des documents ou des précisions.
[20] Il importe d’abord de souligner que cet argument n’avait pas été soulevé par l’avocat du demandeur dans ses représentations écrites. Cette lacune suffirait à elle seule pour disposer de cet argument, étant entendu qu’une partie ne saurait prendre son adversaire par surprise lors de l’audition. Une telle pratique doit être découragée; en supposant même que l’argument puisse être considéré, cette façon tardive de l’introduire ne peut qu’en affaiblir la portée.
[21] À ce stade, il est important de préciser que la norme de contrôle applicable à un manquement à l’équité procédurale est celle de la décision correcte: Latifi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1388, [2006] A.C.F. no 1738 au par.31 ; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392.
[22] Dans le cas présent, les arguments du demandeur ne peuvent prévaloir, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est au demandeur qu’incombe le fardeau d’établir les risques auxquels il serait personnellement exposé en cas de renvoi : Pareja c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1333, [2008] A.C.F. no 1705, au par. 26. De plus, l’agent n’a aucune obligation de confronter le demandeur aux lacunes de sa preuve : Lupsa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 311, [2007] A.C.F. no 434, aux par.13-14. Le fait qu’un demandeur soit incarcéré ne change rien à ce fardeau, surtout quand il a été, comme en l’espèce, toujours représenté par avocat.
[23] Pour ce qui est de l’obligation de tenir une audience, l’argument du demandeur n’a aucun mérite. En effet, ce n’est que dans l’hypothèse où les critères prescrits à l’article 167 du Règlement sont cumulativement présents que la tenue d’une audience en vertu de l’article 113(b) de la Loi devient une option. Comme l’écrit le juge Michael L. Phelan dans Tekie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 27, [2005] A.C.F. no 39 au par.16 : « Je suis d'avis que l'article 167 devient opérant lorsque la crédibilité est remise en question d'une façon qui peut donner lieu à une décision défavorable à l'issue de l'ERAR. Il a pour objet de permettre à un demandeur de répondre aux réserves formulées au sujet de sa crédibilité. ».
[24] Or, dans le cas présent la lettre en question ne concerne pas la crédibilité du demandeur. Bien que l’évaluation de la valeur probante de certains documents puisse parfois avoir des répercussions sur la crédibilité d’un demandeur (voir par exemple Komahe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1521, [2006] A.C.F. no 1909, au par. 38), ces deux notions me paraissent néanmoins être distinctes. Si la valeur probante ou même l’authenticité d’un document corroborant le récit d’un demandeur et provenant du demandeur lui-même est clairement reliée à sa crédibilité, il en va autrement lorsque la valeur probante d’un document provenant d’une tierce partie est mise en doute pour des raisons qui n’ont rien à voir avec son contenu.
[25] En l’espèce, l’agent a accordé peu de poids à la lettre provenant des FL essentiellement pour des motifs liés à sa forme, et non à cause des contradictions ou des doutes qu’il avait quant à son contenu. En effet, l’agent semble croire qu’une lettre non datée et n’arborant pas de signature compréhensible dans l’une des langues officielles ne suffit pas à établir le risque personnalisé du demandeur en tant qu’ancien membre des FL au Liban aujourd’hui, en supposant même que le demandeur ait bel et bien été condamné pour meurtre in abstentia dans les années 90. À cet égard, la Cour a déjà écrit dans Latifi, supra, au par. 48:
Je suis d'accord avec le défendeur pour dire que la distinction entre la "suffisance" de la preuve et la "crédibilité" est essentielle en l'espèce et que la distinction est reconnue dans la jurisprudence pertinente.
Voir aussi : Iboude c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1316, [2005] A.C.F. no 1595, au par. 14.
[26] Par ailleurs, à supposer même que la lettre puisse être considérée comme un élément de preuve reliée à la crédibilité du demandeur, les autres facteurs prescrits au paragraphe 167(b) et (c) du Règlement ne sont pas satisfaits en l’espèce. Une lecture attentive de la décision de l’agent révèle que la lettre ne semble pas avoir été un facteur clé dans son évaluation du risque. Dans sa détermination, l’agent s’est surtout fondé sur d’autres éléments de la preuve documentaire qui ne permettent pas d’entrevoir de risque dans le cas d’un membre peu visible des FL comme le demandeur, étant donné le changement de situation au Liban, plus particulièrement en ce qui a trait à la légitimité des FL. Dans cette optique, l’acceptation de la lettre et de la condamnation du demandeur n’affecterait pas la conclusion de l’agent d’ERAR.
[27] Enfin, je prends note de la décision récente rendue par ma collègue la juge Elizabeth J. Heneghan dans l’arrêt Arias v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2009 FC 1207, [2009] F.C.J. No. 1500. Dans le cadre de cette décision, ma collègue a pris ses distances par rapport au courant jurisprudentiel dominant voulant que la tenue d’une audience soit automatique et obligatoire dès que les critères de l’article 167 du Règlement sont cumulativement présents. Voici ce qu’elle écrivait à ce propos:
19 The language of subsection 113(b) makes it clear, in my opinion, that the availability of an oral hearing in the PRRA context lies solely in the discretion of the Respondent, having regard to the "prescribed factors" that are identified in section 167 of the Regulations. The fact that those prescribed factors exist in a given case does not lead to the inevitable conclusion that an oral hearing must be held. In this regard, I respectfully depart from the approach taken in the decision of Tekie v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 50 Imm. L.R. (3d) 306 (F.C.).
[28] Il ne m’est pas nécessaire de me prononcer sur cette question dans le cadre du présent litige. Je me permettrai tout simplement de dire que si cette thèse devait être retenue, la décision de l’agent d’ERAR dans le présent dossier serait encore plus difficile à contester, dans la mesure où il faudrait faire la preuve qu’il n’a pas exercé sa discrétion raisonnablement, ce que l’on n’a même pas tenté de faire. Quoi qu’il en soit, et pour toutes les raisons exposées plus haut, l’argument du demandeur quant à l’obligation de tenir une audience doit être rejeté.
B. Erreur de droit
[29] L’avocat du demandeur a également soulevé un certain nombre d’erreurs de droit qu’aurait commises l’agent, erreurs qui entacheraient sa compétence de procéder à l’évaluation d’ERAR comme il l’a fait. Dans la mesure où les erreurs alléguées sont suffisamment sérieuses pour remettre en cause la juridiction de l’agent, je suis prêt à considérer qu’elles doivent évaluées à l’aulne de la norme de la décision correcte: Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, [2005] A.C.F. no 540 au par.15 ; Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 au par.59.
[30] Dans son mémoire, l’avocat du demandeur a prétendu que le demandeur avait été reconnu réfugié en 1991. Par voie de conséquence, soutient-il, le demandeur aurait dû bénéficier du principe de non-refoulement prévu au paragraphe 115(1) de la Loi, et aurait dû être assujetti à une décision du ministre au terme de l’alinéa 115(2)a) de la Loi plutôt qu’à une demande d’ERAR.
[31] Lors de l’audition, l’avocat du demandeur a reconnu que son client n’avait pas été formellement reconnu comme réfugié en 1991. Cette admission me paraît tout à fait justifiée. Bien qu’il ait revendiqué l’asile en juillet 1987, la CISR ne l’a jamais déclaré réfugié. En effet, l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 permettait la création par règlement de catégories de personnes admissibles en conformité avec la tradition humanitaire du Canada. Ces catégories désignées de personnes pouvaient obtenir le statut de résident permanent par une procédure simplifiée, suite à l’octroi d’un droit d’établissement. En 1990, une classe désignée a été créée par le Règlement sur la catégorie admissible des demandeurs du statut de réfugié, DORS/90-40 et le demandeur en a bénéficié, parce que sa demande d’asile a été considérée avoir un minimum de fondement. Toutefois, les personnes ayant été admises dans des catégories désignées similaires à celle dont le demandeur a bénéficié, n’ont pas été reconnues comme étant des réfugiés par la suite : Quintanilla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 726, [2006] A.C.F. no 923 au par.16 ; Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, [2005] A.C.F. no 540, aux par.39-44.
[33] Par ailleurs, la lecture de la Loi ne laisse planer aucun doute quant aux facteurs à considérer pour évaluer l’ERAR du demandeur. Le demandeur a été interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’article 36(1)a) de la Loi. En tant que tel, il est visé par l’article 112(3)b) de la Loi. Par conséquent, sa demande d’ERAR ne peut être évaluée qu’en fonction des facteurs de l’article 97, comme le prévoit expressément l’article 113d) de la Loi. En l’espèce, c’est exactement ce que l’agent a fait, respectant ainsi le régime législatif en place.
C. Raisonnabilité de la décision eu égard à la preuve
[32] Restent donc les arguments du demandeur relatifs à l’appréciation de la preuve et des risques par l’agent. Il est bien évident que cet aspect d’une décision d’ERAR doit être révisé avec déférence par la Cour, puisque ces questions relèvent de l’expertise même de l’agent. C’est donc la norme de la raisonnabilité qui s’applique en cette matière : Roberto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 180, [2009] A.C.F. no 212 au par. 13.
[33] L’avocat du demandeur soutient que l’agent n’a pas réellement analysé le risque personnel auquel le demandeur pourrait être soumis. Il prétend, entre autres, qu’aucune étude sérieuse du risque relié à l’appartenance aux FL n’a été effectuée par l’agent. En effet, le demandeur a toujours maintenu être un membre des FL et ce, depuis son arrivée au Canada. Or, même s’il n’a jamais précisé être un membre éminent du mouvement, cela ne veut pas pour autant dire qu’il ne l’est pas. De plus, l’avocat du demandeur prétend que la conclusion de l’agent est déraisonnable compte tenu de la preuve que la Syrie est toujours omniprésente ainsi que du danger auquel font toujours face les membres éminents des FL, comme en témoigne l’émigration d’un grand nombre d’entre eux vers des pays comme les États-Unis, le Canada et l’Australie.
[34] Je ne peux souscrire à ces arguments. La décision de l’agent d’ERAR est raisonnable et fondée sur la preuve qui lui a été soumise par le demandeur de même que sur la documentation à sa disposition. D’une part, le demandeur n’a pas soumis à l’agent d’ERAR de preuve objective au soutien de ses prétentions à l’effet que le gouvernement libanais serait aujourd’hui « une marionnette à la solde des Syriens », et que beaucoup des membres des FL craignent de revenir au Liban à cause de leur appartenance au mouvement. L’agent était donc justifié de ne pas tenir compte de ces éléments.
[35] D’autre part, l’agent a fait une étude approfondie de la preuve documentataire et a présenté une analyse très convaincante du contexte politique et social au Liban. L’agent a bien résumé l’historique et la situation actuelle des FL avant de parvenir à son évaluation du risque personnel encouru par le demandeur. Quand la preuve indique sans équivoque que le mouvement FL est devenu un parti politique après le retrait des troupes syriennes, que même son chef a été libéré de prison, qu’il a fait partie de la coalition du « 14 mars » qui s’est représentée aux élections de juin 2009, il est difficile de conclure que la conclusion de l’agent à l’effet que le demandeur n’est plus à risque en raison de son appartenance aux FL dans les années 80 est déraisonnable. Cette conclusion est d’autant plus justifiée que rien dans la preuve ne permet de croire que le demandeur ait été un membre éminent des FL et surtout qu’il le soit toujours, le rendant plus à risque d’être ciblé par des attentats.
[36] Bref, la décision de l’agent n’est pas fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait, pour reprendre les termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7. La Cour ne saurait donc substituer son évaluation de la preuve à celle de l’agent d’ERAR.
[37] Pour tous les motifs qui précèdent, cette demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question certifiée, et le dossier n’en soulève aucune.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.
“Yves de Montigny”
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
INTITULÉ : Antoine El Morr c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : 9 décembre 2009
ET ORDONNANCE : LE JUGE de MONTIGNY
DATE DES MOTIFS : 4 janvier 2010
COMPARUTIONS :
Me Anthony Karkar
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Patricia Nobl
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Anthony Karkar 4, rue Notre-Dame est, suite 401 Montréal (Québec) H2Y 1B7
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |