Federal Court |
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Cour fédérale |
Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2009
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE :
demandeur
et
ÉTABLISSEMENT PÉNITENTIER LECLERC
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Comme nous pouvons nous y attendre, la vie carcérale est une vie hautement enrégimentée. Les détenus sont soumis à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditions, au Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, ainsi qu’à plusieurs directives du Commissaire.
[2] Une des directives du Commissaire du Service correctionnel est la Directive no730 intitulée Affectation des programmes et paiements aux détenus. Cette directive a pour objectif d’encourager les détenus à participer aux programmes prévus dans le Plan correctionnel leur permettant de recevoir une certaine rémunération pour le travail accompli, habituellement en fonction de taux quotidiens allant de 5,25 $ à 6,90 $.
[3] Monsieur Collin était inscrit à ce programme en tant que nettoyeur de la chapelle à l’Établissement Leclerc, et ce, depuis 2003.
[4] En 2008, il a, avec plusieurs autres détenus, déposé un grief à l’encontre du fait que la chapelle avait été utilisée à des fins laïques le jour de la St. Valentin. Quelques semaines plus tard M. Collin a été suspendu de ses fonctions de nettoyeur. L’article 38 de la Directive prévoit :
Le surveillant de programme peut suspendre un détenu qui quitte le lieu de son affectation sans autorisation ou qui, par sa conduite, refuse manifestement de participer au programme auquel il est affecté. Cela comprend tout comportement négatif ou toute action qui oblige le surveillant à renvoyer le détenu du programme.
[5] La raison fournie pour sa suspension est que :
[M. Collin remet] en question l’autorité des aumôniers (et s’ingère dans la gestion des activités de la chapelle.[)]
M. Collin a été rencontré à plusieurs reprises afin de recadrer son rôle à la chapelle. Malheureusement ses [sic.] rencontres ont donné lieu à d’interminables argumentations et son comportement des dernières semaines ne dénote aucune amélioration à l’égard de ses relations avec les aumôniers ou instructions.
[6] M. Collin s’est vu offert d’autres postes, incluant un poste à la boulangerie, mais il a décliné tous les autres postes offerts. Il est devenu chômeur volontaire aux fins de la Directive.
[7] M. Collin a protesté sa suspension, mais sans succès. Il s’est donc prévalu de la procédure de règlement de griefs, une procédure à trois paliers à laquelle chaque palier est une audition de novo. Il a échoué à chaque palier et sollicite le contrôle judiciaire de la décision du troisième palier.
[8] Au début de l’audience, le défendeur a présenté une demande de rejet de la demande aux motifs qu’elle est sans objet car M. Collin est maintenant sorti de prison et que la réintégration de ce dernier dans ses fonctions n’est plus une option. J’ai refusé parce qu’il semble subsister un litige réel entre les parties et que M. Collin réclame des dommages-intérêts. Tel que souligné dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Canada c. Grenier, 2005 CAF 348, [2006] 2 R.C.F. 287, une demande de contrôle judiciaire doit être introduite avant d'intenter une action en dommages-intérêts découlant d’une décision d’un office ou d’un tribunal fédéral.
[9] M. Collin, qui se représente lui-même, mais qui a une connaissance impressionnante non seulement des diverses règles qui gouvernent la vie carcérale mais aussi de la Loi sur les cours fédérales, a immédiatement demandé, en vertu de l’article 18.4 de cette Loi, de convertir sa demande de contrôle judicaire en une action. J’ai refusé aux motifs que cette requête est à la dernière minute et qu’il n’est pas nécessaire pour le demandeur d’intenter une action pour déterminer si la décision du troisième palier devrait être annulée.
LES QUESTIONS À EXAMINER
[10] Bien que M. Collin ait résumé beaucoup de sa vie carcérale, ce qui n’avait rien à voir avec sa suspension et les trois paliers de griefs, on peut en extraire les questions suivantes :
a. Est-ce que sa suspension était en représailles de sa plainte, avec d’autres, concernant l’utilisation laïque de la chapelle le jour de la St. Valentin en 2008 ? Si oui, la décision serait contraire au règlement 91 qui stipule que “Tout délinquant doit, sans crainte de représailles, avoir libre accès à la procédure de règlement des griefs.”
b. Est-ce qu’un des décideurs avait un conflit d’intérêts parce qu’il était aussi décideur dans l’incident de la St. Valentin ?
c. Est-ce que l’audience au troisième palier était injuste sur le plan procédural parce qu’il a été accusé d’intimidation, ce qui l’a surpris et l’a laissé sans opportunité de répondre ?
d. Est-ce que les conclusions de faits étaient déraisonnables ?
e. Est-ce que ses droits garantis par la Charte des droits et libertés ont été violés ?
LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE
[11] La norme de contrôle judiciaire à l'égard de l'équité procédurale et de conflits d'intérêts est celle de la décision correcte. La Cour n'a pas à faire preuve de retenue. Cependant, sur les conclusions de faits, la Cour ne modifiera pas la décision, sauf si ces conclusions sont déraisonnables. (Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).
LES REPRÉSAILLES
[12] Bien qu’il soit possible de soupçonner que ce n’est pas une coïncidence que M. Collin a été suspendu quelques semaines seulement après sa plainte concernant l’incident de la St. Valentin, il n’y a rien dans le dossier qui justifie les soupçons de M. Collin. Il avait déjà été suspendu une fois, et bien qu’on l’ait suspendu de ses fonctions dans la chapelle, on lui a proposé d’autres postes, comme dans la boulangerie, qu’il a refusés.
[13] Dans l’arrêt Canada (ministre de l’Emploi et de la Citoyenneté) c. Satiacum, [1989]C.A.F. no 505 (C.A.F.), M. le juge MacGuigan a dit :
La différence entre une déduction justifiée et une simple hypothèse est reconnue depuis longtemps en common law. Lord Macmillan fait la distinction suivante dans l'arrêt Jones v. Great Western Railway Co. (1930), 47 T.L.R. 39, à la p. 45, 144 L.T. 194, à la p. 202 (H.L.):
· [TRADUCTION] Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible mais elle n'a aucune valeur en droit puisqu'il s'agit d'une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante. J'estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de la déduction.
LE CONFLIT D’INTÉRÊTS
[14] Le dossier montre que, objectivement, peu importe ce que pense M. Collin, l’incident de la St. Valentin a fait l’objet d’un grief séparé, qui finalement a été rejeté. Le fait qu’une employée du Service correctionnel a été impliquée dans ce processus ne l’empêchait pas de participer aux griefs de M. Collin.
L’INTIMIDATION
[15] M. Collin souligne que le terme « intimidation » est une expression technique et que s’il avait intimidé qui que ce soit, un rapport aurait été écrit à cet effet, ce qui n’est pas le cas. Le défendeur dit que, dans le contexte, le langage était uniquement une façon spectaculaire d’identifier un comportement négatif, ce qui est le vocabulaire utilisé dans l’article 38 de la Directive no. 730, de M. Collin. Le dossier appuie la position du défendeur.
LES CONCLUSIONS FACTUELLES
[16] M. Collin nie avoir refusé de participer dans une affectation à un programme raisonnablement faite ou avoir un comportement négatif. Il est vrai qu’il y avait des conflits de personnalité, mais ceux-ci émanent d’un manque de confiance de la part de l’aumônier.
[17] Il conteste les cinq conclusions suivantes :
a) Qu’il contestait de plus en plus les décisions concernant l’utilisation de la chapelle,
b) Qu’il avait reçu plusieurs avertissements.
c) Que les dirigeants l’avaient rencontré à plusieurs reprises pour « recadrer » ses tâches. Il dit les avoir rencontré une seule fois, soit le 3 mars 2008.
d) Que malgré ces dites rencontres, son comportement ne changeait pas.
e) Qu’il aurait
continué à s’ingérer dans la gestion des activités de la chapelle.
[18] L’argument de M. Collin est très dense, mais se résume en différences d’opinions quant au contenu, au temps et à l’importance des diverses discussions et rencontres. Le décideur du troisième palier n’a pas agi de façon capricieuse en préférant les témoignages du personnel de l’Établissement Leclerc et en rejetant le grief de M. Collin.
[19] Dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, M. le juge Iacobucci a souligné au paragraphe 80 que le décideur en contrôle judiciaire doit résister la tentation de « trouver un moyen d'intervenir dans les cas où il aurait lui-même tiré la conclusion contraire » et a appelé à la retenue. Dans les circonstances, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.
LA CHARTE
[20] Les libertés de M. Collin ont été restreintes à cause de ses activités criminelles. En prison, il n’avait pas le droit de “gagner sa vie” ((6(2)(b)). Les décisions contre lui n’ont pas résulté d’affaires criminelles ou pénales au sens de l’article 11. C’était vraiment une question administrative. Son traitement n’a pas été cruel ou inusité dans le sens de l’article 12 et il n’a pas droit à un recours, y compris pour dommages-intérêts au sens de l’article 24. Il n’a subi aucun dommage puisqu’il a lui-même décidé de refuser un transfert à la boulangerie. Bien qu’il a, par la suite, demandé à travailler à la bibliothèque, et qu’il n’a pas été choisi, cette décision n’est pas devant cette Cour.
ORDONNANCE
POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS;
LA COUR ORDONNE que la demande est rejetée avec dépens.
« Sean Harrington »
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-458-09
INTITULÉ : BENOIT COLLIN c. ÉTABLISSEMENT PÉNITENTIER LECLERC
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal, Québec
DATE DE L’AUDIENCE : 4 décembre 2009
ET ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON
DATE DES MOTIFS : 18 décembre 2009
COMPARUTIONS :
Benoit Collin
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POUR LE DEMANDEUR, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME
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Eric Lafrenière
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
BENOIT COLLIN Établissement Leclerc St-Vincent-de-Paul (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME |
JOHN H. SIMS, c.r. Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LEDÉFENDEUR |