Federal Court |
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Cour fédérale |
Toronto (Ontario), le 4 juin 2009
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, DE L’IMMIGRATION
ET DU MULTICULTURALISME
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Nadiya Krohmalnik sollicite le contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue dans le cadre de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH).
[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent d’immigration a commis une erreur dans l’examen de la demande d’ERAR de Mme Krohmalnik et que, par conséquent, la décision n’est pas raisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.
Le contexte
[3] Mme Krohmalnik est âgée de trente‑deux ans et est citoyenne de l’Ukraine; elle est arrivée au Canada munie d’un visa de visiteur il y a environ 11 ans. En 2003, Mme Krohmalnik a épousé M. Haim Krohmalnik, citoyen canadien. Le couple a eu un fils nommé David la même année. Malheureusement, M. Krohmalnik est décédé l’année suivante.
[4] M. Krohmalnik a essayé de parrainer Mme Krohmalnik. Les parties ne s’entendent pas sur l’issue de la demande de parrainage, mais tous conviennent qu’elle n’a pas été accueillie.
[5] Après le décès de son époux, Mme Krohmalnik a présenté la demande CH ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR). Les deux demandes ont été rejetées par le même agent. La demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable portant sur la demande d’ERAR de Mme Krohmalnik a été entendue en même temps que la présente demande, mais elle fait l’objet de motifs distincts.
[6] David Krohmalnik a deux demi‑frères d’âge adulte, Neil et Daniel, issus d’une relation précédente de leur père. Mme Krohmalnik affirme que Neil et Daniel ont une relation affectueuse et fondée sur l’entraide avec leur jeune demi‑frère. Elle affirme également qu’elle et son fils ont des liens étroits avec les parents et la sœur de son défunt époux et qu’ils les visitent régulièrement. Elle affirme que son défunt époux et elle avaient convenu d’élever David selon la religion juive de son époux et qu’elle et David allaient célébrer les fêtes religieuses et les autres fêtes familiales avec la famille de son époux.
[7] La demande CH de Mme Krohmalnik était fondée sur son établissement au Canada et sur l’intérêt supérieur de David ainsi que sur les risques auxquels David et elle seraient exposés en Ukraine en raison de leur nom de famille juif, de l’idée qu’elle aurait trahi ses origines en mariant un juif et de la religion de David, qui est juif. En outre, Mme Krohmalnik affirme qu’elle serait exposée à un risque en Ukraine parce que, en tant que femme, elle ferait face à de la discrimination en milieu de travail équivalant à de la persécution.
Analyse
[8] Bien que Mme Krohmalnik ait soulevé plusieurs questions dans la présente demande, il est seulement nécessaire de traiter celles portant sur l’examen effectué par l’agent au sujet de l’intérêt supérieur de David et des risques auxquels Mme Krohmalnik et David seraient exposés en raison de l’antisémitisme en Ukraine.
[9] Les observations présentées par Mme Krohmalnik dans sa demande CH renfermaient trois éléments portant sur l’intérêt supérieur de son fils. Premièrement, Mme Krohmalnik affirme qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de David d’être séparé de la famille de son père, avec laquelle il entretient des liens étroits et une relation affectueuse. Deuxièmement, elle affirme qu’en raison de sa propre connaissance limitée des traditions, des coutumes, de la langue et de l’histoire juives, elle ne serait pas en mesure d’élever David selon la religion de son père sans l’aide de la famille de son défunt époux. Enfin, Mme Krohmalnik affirme que David, en tant qu’enfant juif possédant un nom juif reconnaissable, serait exposé à des risques en Ukraine en raison de l’antisémitisme répandu dans ce pays.
[10] Bien que David soit un citoyen canadien, l’agent a reconnu que Mme Krohmalnik était la seule responsable de David et qu’il serait dans son intérêt supérieur d’aller en Ukraine avec sa mère. Même s’il a reconnu que David avait une relation avec la famille de son défunt époux, l’agent a conclu que la preuve n’établissait pas que la séparation de la famille équivaudrait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Enfin, l’agent a examiné les renseignements portant sur la situation au pays en ce qui concerne la situation des juifs en Ukraine et il a conclu que la preuve n’établissait pas l’existence de risque à ce sujet.
[11] Nulle part dans ses motifs l’agent ne traite‑t‑il expressément du souhait de la famille Krohmalnik d’élever David selon la religion juive ou de l’effet qu’aurait la séparation de David et de la famille de son père sur la réalisation de ce souhait. La seule déclaration dans l’analyse de l’agent qui pourrait peut‑être porter sur cette question est la suivante : [traduction] « [S]’il devait retourner en Ukraine avec [Mme Krohmalnik], [David] ne serait pas privé de référence culturelle et linguistique grâce à la présence de sa mère et de celle de la famille de sa mère. »
[12] Si la déclaration citée ci‑dessus portait sur la présente question, il s’agit d’une déclaration fallacieuse à la lumière du manque de connaissances de Mme Krohmalnik au sujet du judaïsme et de l’antipathie évidente que témoigne la famille de Mme Krohmalnik envers les juifs. Si, au contraire, la déclaration portait sur la capacité de David à s’intégrer dans la société ukrainienne, alors il semble que l’agent n’a pas tenu compte d’une question qui était clairement essentielle, à savoir l’éducation religieuse de David, ce qui a pour résultat que l’agent n’a pas été [traduction] « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de David. D’une façon ou d’une autre, la décision n’est pas raisonnable.
[13] En ce qui concerne la question du risque, l’analyse de la décision CH de l’agent est semblable à l’analyse effectuée par l’agent dans le cadre de la décision d’ERAR. L’agent a noté l’existence d’une grande et dynamique communauté juive en Ukraine. Bien qu’il note qu’il y ait eu une augmentation des actes de violence contre les juifs en 2007, l’agent a mentionné que le gouvernement a réagi en créant une unité spéciale au sein des Services de sécurité de l’Ukraine, laquelle visait à s’attaquer à la haine religieuse.
[14] L’agent a par la suite conclu que [traduction] « malgré les incidents antisémites en Ukraine, les sources n’établissent pas que toutes les personnes de religion juive et celles qui sont associées aux juifs sont exposées à des risques ou à des difficultés en Ukraine. En outre, les sources montrent que le gouvernement de l’Ukraine continue de prendre des mesures afin de s’attaquer à ce problème. »
[15] Les conclusions de l’agent sur la question du risque lié à l’antisémitisme en Ukraine renferment plusieurs problèmes.
[16] Premièrement, la déclaration suivante de l’agent est très troublante : [traduction] « […] les sources n’établissent pas que toutes les personnes de religion juive et celles qui sont associées aux juifs sont exposées à un risque ou à des difficultés en Ukraine ». Il est évident que, pour qu’un demandeur CH établisse l’existence d’un risque lié à des difficultés, il n’est pas nécessaire qu’un demandeur CH montre que tous les membres de sa religion vivant dans le pays en question ont fait l’objet de persécution. Vu la déclaration citée ci‑dessus, il semble que l’agent ait imposé un fardeau beaucoup trop lourd à Mme Krohmalnik en ce qui concerne la question du risque.
[17] Le second problème concerne les conclusions de l’agent portant sur la fréquence des agressions antisémites et sur les mesures prises par le gouvernement de l’Ukraine afin de s’attaquer au problème de l’antisémitisme.
[18] L’agent disposait d’éléments de preuve récents, à savoir un rapport d’Amnistie internationale de 2008 portant sur la discrimination fondée sur la race en Ukraine, lequel brosse un tableau beaucoup plus sombre de la situation des juifs en Ukraine que d’autres documents plus anciens sur lesquels s’est fondé l’agent. Ce rapport révèle qu’au cours des deux dernières années il y a eu une augmentation alarmante des agressions violentes contre les minorités religieuses, notamment contre les juifs. Ce rapport mentionne également que ces agressions ont été commises non seulement par des membres du public, mais également par des fonctionnaires tels que des agents de police.
[19] Même si l’agent ne conclut pas expressément que les membres de la minorité juive en Ukraine peuvent bénéficier de la protection de l’État, cette conclusion peut être inférée de sa déclaration selon laquelle le gouvernement prend des mesures afin de s’attaquer au problème de l’antisémitisme dans ce pays. Bien que cette déclaration puisse être vraie dans une certaine mesure, l’agent disposait d’une preuve soulevant de sérieux doutes quant à savoir si les mesures ont fait en sorte que les membres de la communauté juive pouvaient bénéficier d’une protection de l’État adéquate.
[20] Le rapport d’Amnistie internationale de 2008, soit la preuve en question, conclut en mentionnant que [traduction] « [l’]omission d’appliquer la loi en vigueur, ce à quoi s’ajoute l’omission de la police de reconnaître la gravité des crimes fondés sur la race et de réagir de façon adéquate, fait en sorte que les criminels jouissent d’une quasi‑immunité » [non souligné dans l’original]. Le rapport mentionne ensuite que [traduction] « [l]a police doit jouer un rôle positif dans le combat contre la discrimination fondée sur la race, cependant, en Ukraine les personnes sont exposées à des violations des droits de la personne aux mains de la police en raison de leur race, de leur ethnie ou de leur religion ».
[21] Il incombe clairement à l’agent CH d’apprécier les renseignements dont il dispose et qui portent sur la question du risque lorsqu’il doit déterminer si un demandeur ferait face à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives dans son pays d’origine. Cependant, si, comme en l’espèce, il existe d’importants éléments de preuve qui vont directement à l’encontre de la conclusion tirée par l’agent sur un point fondamental, l’agent est tenu d’analyser ces éléments de preuve et d’expliquer pourquoi il en privilégie d’autres sur le point en question : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (M.C.I.) (1998), 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.). L’omission de l’agent d’examiner ces éléments de preuve a pour conséquence que la justification, la transparence et l’intelligibilité que commande la décision raisonnable font défaut dans la décision.
Conclusion
[22] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
Certification
[23] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT
LA COUR STATUE :
1. que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent CH pour nouvel examen;
2. qu’aucune question grave de portée générale n’est soulevée.
« Anne Mactavish »
Juge
Traduction certifiée conforme
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑5351‑08
INTITULÉ : NADIYA KROHMALNIK c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ, DE L’IMMIGRATION ET DU MULTICULTURALISME
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 2 JUIN 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LA JUGE MACTAVISH
DATE DES MOTIFS : LE 4 JUIN 2009
COMPARUTIONS :
Jeremiah Eastman POUR LA DEMANDERESSE
Alison Engel‑Yan POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Eastman Law Office Professional Corporation POUR LA DEMANDERESSE
Avocats
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous‑procureur général du Canada
Toronto (Ontario)