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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

 

 

Federal Court


Date : 20091211

Dossier : T‑802‑09

Référence : 2009 CF 1272

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2009

En présence de Mme la juge Snider

 

 

ENTRE :

PETER SCARCELLA

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Introduction

 

[1]               En avril 2006, le demandeur, M. Peter Scarcella, a été condamné à neuf ans d’emprisonnement dans un pénitencier fédéral (R c Scarcella, [2006] OJ No 1555). Cette peine lui a été infligée à la suite de ses déclarations de culpabilité de complot en vue de commettre un meurtre et de complot en vue de commettre des voies de faits graves. Ces déclarations de culpabilité se rapportent à une fusillade dans laquelle M. Scarcella a été impliqué et au cours de laquelle un passant innocent a été grièvement blessé.

 

[2]               Après son admission au sein du système pénitentiaire fédéral, M. Scarcella a fait l’objet d’une évaluation initiale. Dans le cadre de cette évaluation initiale, un agent du renseignement de sécurité du Service correctionnel du Canada (le Service) a rempli une fiche d’information conformément à la Directive du commissaire DC 568‑3: Identification et gestion des organisations criminelles (la DC 568‑3) dans laquelle il a qualifié M. Scarcella de « patron » du « groupe criminel organisé traditionnel Scarcella ». M. Scarcella conteste cette désignation de membre d’un groupe du « crime organisé traditionnel » (COT). Il a exercé tous les recours qui lui étaient ouverts pour contester cette désignation, y compris un grief au troisième palier.

 

[3]               Dans le cadre de la présente demande, la Cour est appelée à se prononcer sur la décision concernant le grief au troisième palier prononcée le 28 avril 2008 par le sous‑commissaire principal (SCP). Le SCP a rejeté le grief et confirmé la désignation de M. Scarcella comme membre d’un groupe du COT au sens de la DC 568‑3.

 

II.        Questions en litige

 

[4]               La présente demande soulève les questions suivantes :

 

1)                  M. Scarcella a‑t‑il le droit de se fonder sur le contenu d’un avis juridique d’un avocat du Service qui lui a été divulgué par inadvertance?

 

2)                  La décision concernant le grief au troisième palier est‑elle déraisonnable parce qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves fiables pour désigner M. Scarcella comme membre d’un groupe du COT?

 

3)                  La décision concernant le grief au troisième palier a‑t‑elle été rendue en contravention de l’article 24 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la LSCMLC), qui exige que le Service veille à ce que les renseignements qu’il utilise soient exacts, complets et à jour.

 

III.       Divulgation de l’avis juridique

 

[5]               La première question posée à la Cour est celle de savoir si le demandeur devrait pouvoir se fonder sur le contenu d’un avis juridique qui lui a été divulgué par inadvertance et qui a par la suite été transmis à son avocat, M. Hill. La réponse est brève : « Non ».

 

[6]               Le concept de secret professionnel des avocats est solidement enraciné dans notre système juridique et il est dans l’intérêt du public de le protéger. La Cour suprême du Canada a fermement réaffirmé l’importance de ce privilège dans deux arrêts récents : Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 RCS 319, au paragraphe 26, et Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 RCS 574 (Blood Tribe). Le secret professionnel de l’avocat est essentiel au bon fonctionnement du système de justice. La protection des communications confidentielles entre l’avocat et son client et du principe du secret professionnel doit tendre le plus possible à la protection absolue. De plus, le secret professionnel de l’avocat s’applique à toutes les communications entre un client et son avocat. Il ne s’applique pas seulement à certaines parties de l’avis juridique, mais bien à la totalité de l’avis et/ou de la recommandation (arrêt Blood Tribe, précité, au paragraphe 10).

 

[7]               À mon avis, cette lettre est de toute évidence assujettie au secret professionnel de l’avocat. Le document lui‑même renferme, à un endroit bien en vue, en haut, la mention suivante : [traduction] « Ce document et toutes les pièces qui y sont jointes sont protégés par le secret professionnel de l’avocat ». De plus, après avoir examiné le document, je suis convaincue qu’il s’agit d’un avis juridique donné par un avocat du ministère de la Justice au Service. L’avis a été donné dans le contexte d’un procès en cours impliquant M. Scarcella; il ne s’agissait pas d’un simple avis stratégique. La divulgation par inadvertance de cet avis n’emporte pas renonciation au privilège. Compte tenu de l’importance que revêt le secret professionnel de l’avocat pour le fonctionnement de notre système de justice, je suis convaincue que toute utilisation des renseignements contenus dans cet avis est interdite dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

 

[8]               Par conséquent, le document ne sera pas admis en preuve dans le cadre de la présente instance.

 

IV.       Caractère raisonnable de la décision

 

A.        Contexte

 

[9]               La décision concernant le grief au troisième palier a été rendue à la suite de la désignation de M. Scarcella comme membre d’un groupe du COT. Cette désignation a été effectuée conformément à la DC 568‑3.

 

[10]           Le document précise que la DC 568‑3  et la désignation d’individus en tant que membres d’un groupe du COT  vise les objectifs suivants :

 

                     reconnaître que les organisations criminelles constituent une menace pour la sécurité et la gestion des institutions du Service;

 

                     reconnaître que l’appartenance et l’association à des organisations criminelles constituent des facteurs de risque importants;

 

                     empêcher les membres des organisations criminelles d’exercer de l’influence et du pouvoir au sein des institutions du Service;

 

                     inciter les membres à rompre leurs liens avec les organisations criminelles.

 

[11]           Voici comment la DC 568‑3 définit l’expression « organisation criminelle » (au par. 9) :

[…] association ou […] groupe qui est continuellement impliqué dans des activités criminelles. Comprend les gangs, les groupes, les organisations et les associations qui étaient établis dans la collectivité avant que certains de leurs membres ne soient incarcérés ainsi que les groupes qui se forment dans nos établissements.

 

[12]           Est membre d’une organisation criminelle toute « personne impliquée dans les activités d’une organisation criminelle ou associée à celle‑ci » (au paragraphe 8).

 

[13]           M. Scarcella ne conteste pas la validité ou les dispositions de la DC 568‑3. Il s’oppose plutôt à la façon dont la DC a été appliquée dans son cas. On peut comprendre son opposition, étant donné que la DC 568‑3 prévoit que « [l]’appartenance ou l’association à une organisation criminelle doit être considérée comme un facteur de risque important lors de la prise de décision concernant un(e) délinquant(e) » (au paragraphe 19). Ainsi, la désignation d’un individu comme membre d’un groupe du COT constitue un des facteurs dont on tient compte pour prendre une décision notamment en matière de transfèrement, de classification de sécurité et de possibilité d’obtenir une libération temporaire. Il convient toutefois de noter que l’utilisation illégitime des renseignements contenus dans le dossier d’un détenu peut donner ouverture à un contrôle judiciaire devant la Cour (Brown c Canada (Procureur général), 2006 CF 463, 200 FTR 143).

 

B.        Norme de contrôle

 

[14]           Les parties sont d’accord pour dire que la norme de contrôle applicable dans la présente décision  dans la mesure où cette question est en cause — est celle de la décision raisonnable. Ainsi que le juge Binnie l’explique dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47, la décision raisonnable se caractérise par plusieurs éléments :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

C.        Analyse

 

[15]           Le principal argument de M. Scarcella est que sa désignation comme membre d’un groupe du COT repose sur des conjectures, des allégations et des soupçons et non sur des faits.

 

[16]           Tant dans son grief au troisième palier que devant la Cour, M. Scarcella a semblé demander que l’on applique une norme du droit criminel à toute conclusion relative à une désignation comme membre d’un groupe du COT. Cet argument est grandement erroné. Certes, M. Scarcella n’a jamais été reconnu coupable d’une infraction relative au crime organisé. Toutefois, il n’est pas nécessaire de conclure à l’existence d’une infraction au Code criminel, LRC 1985, c C‑46, pour conclure à l’appartenance à un groupe du COT. De plus, le SCP n’est pas obligé de tirer une conclusion hors de tout doute raisonnable comme ce serait le cas dans un procès criminel. À cet égard, je souscris à l’opinion du SCP :

[traduction] Une désignation aux termes de la DC 568‑3 ne saurait être assimilée à une déclaration de culpabilité. La politique n’exige donc pas que le délinquant ait été reconnu coupable d’une infraction se rapportant au crime organisé pour pouvoir faire l’objet d’une désignation comme membre d’un groupe du COT. Cette désignation peut s’appuyer sur diverses sources différentes, y compris de renseignements provenant de la police, des renseignements provenant de sources fiables, l’implication criminelle dans des activités du crime organisé, des documents judiciaires, etc.

 

[17]           Dans le contexte de la DC 568‑03, le SCP devait décider, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, si M. Scarcella répondait à la définition de COT énoncée dans la DC 568‑03. La question à se poser est la suivante : compte tenu des éléments de preuve dont disposait le SCP, la désignation en tant que membre du COT appartient‑elle aux issues possibles acceptables?

 

[18]           Comme il l’a mentionné dans sa décision, le SCP disposait d’une preuve abondante. Il ressort de l’examen de sa décision que le SCP a examiné et évalué la qualité de tous les éléments de preuve portés à sa connaissance. Je ne peux faire beaucoup mieux que de citer et d’approuver l’analyse suivante du SCP :

[traduction] Les conditions minimales à respecter pour pouvoir procéder à une désignation en vertu de la DC 568‑3 dépendent en grande partie de la qualité et de l’exhaustivité des renseignements recueillis ainsi que de la fiabilité des sources d’où émanent ces renseignements. Dans le cas qui nous occupe, les renseignements obtenus des services policiers sur lesquels le SCC s’est fondé provenaient du bureau régional de renseignement de la police de York et de l’UMECO de l’Ontario [Unité mixte d’enquête sur le crime organisé]. Cette unité spécialisée, qui possède des connaissances approfondies en ce qui concerne la composition et le fonctionnement des organisations criminelles, participe souvent à des enquêtes criminelles complexes. Les renseignements provenant de ces sources sont généralement considérés comme très fiables et il n’appartient pas aux agents du renseignement de sécurité du SCC d’enquêter à nouveau sur le travail effectué par la police. En particulier, les renseignements fournis par l’UMECO, résumés dans le rapport sur les renseignements de sécurité, sont complets et décrivent en détail vos activités et vos liens criminels. Ils se sont également vu attribuer la cote de fiabilité « fiabilité totale »…

 

[19]           En somme, le dossier factuel était amplement suffisant pour appuyer la désignation comme membre d’un groupe du COT. Les motifs fournis par le SCP au sujet du processus décisionnel étaient justifiés, transparents et intelligibles. La décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

V.        Application de l’article 24 de la Loi

 

[20]           Pour arriver à sa décision, le SCP devait se conformer au paragraphe 24(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) qui dispose :

24. (1) Le Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets.

 

24. (1) The Service shall take all reasonable steps to ensure that any information about an offender that it uses is as accurate, up to date and complete as possible.

 

 

[21]           M. Scarcella fait observer que les renseignements sur lesquels le SCP s’est fondé pour rendre la décision concernant le grief au troisième palier remontaient à 2006, tandis que la décision visée par le contrôle n’a a été rendue qu’en 2009. M. Scarcella affirme par conséquent que le SCP n’a pas respecté le paragraphe 24(1) en ne veillant pas à ce que les renseignements soient « à jour ».

 

[22]           Il ne fait aucun doute que le paragraphe 24(1) de la Loi oblige le Service à veiller à ce que les renseignements que son personnel utilise au sujet des délinquants soient à jour, exacts et complets (Tehrankari c Canada (Service correctionnel) (2000), 188 FTR 206, 38 CR (5th) 43, au paragraphe 50). Le législateur a bien précisé, au paragraphe 24(1), que « l’utilisation de renseignements erronés et déficients est contraire aux bons principes d’administration pénitentiaire, d’incarcération et de réhabilitation » (décision Tehrankari, précitée, au paragraphe 51). Le Service doit prendre des mesures raisonnables pour respecter cette exigence; la perfection n’est pas nécessaire. M. Scarcella ne conteste pas l’exactitude des renseignements que le SCP a examinés. Il se plaint seulement du fait que les renseignements en question ne sont pas à jour.

 

[23]           La difficulté que soulève l’argument de M. Scarcella est que rien ne permet de penser que d’autres renseignements étaient connus ou que les renseignements qui ont été examinés étaient erronés. M. Scarcella aurait pu présenter d’autres preuves démontrant que, même s’il avait pu être impliqué dans une organisation criminelle, ce n’était plus le cas, mais il n’en a rien fait. Compte tenu de la nature des renseignements et du fait que M. Scarcella n’a soumis aucun nouvel élément, je suis convaincue que le SCP était en droit de croire que les renseignements dont il disposait étaient « exacts, à jour et complets » À la lumière des faits de ce cas, le Service n’était pas obligé de demander à la police de réexaminer son avis initial ou de mener sa propre enquête.

 

VI.       Conclusion

 

[24]           Pour ces motifs, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[25]           Après audition des arguments des parties, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour adjuger les dépens au défendeur, selon le barème habituel, c’est‑à‑dire le milieu de la fourchette prévue à la colonne 3 du tarif B.

 

[26]           En ce qui concerne l’avis juridique, que j’ai jugé protégé par le secret professionnel de l’avocat, je tiens à signaler que l’avocat de M. Scarcella s’est engagé à remettre toutes les copies au défendeur. Par ailleurs, je vais ordonner que les copies qui se trouvent au greffe de la Cour soient retournées au défendeur.


JUGEMENT

 

LA COUR :

 

1.                  rejette la demande de contrôle judiciaire;

 

2.                  ADJUGE les dépens au défendeur selon le barème habituel, c’est‑à‑dire le milieu de la fourchette prévue à la colonne 3 du tarif B;

 

3.                  ORDONNE au greffe ou à l’avocat de M. Scarcella, selon le cas, de remettre immédiatement au défendeur toutes les copies de l’avis juridique se trouvant à l’onglet F de l’affidavit du demandeur dont la protonotaire Tabib a ordonné la mise sous scellés dans son ordonnance du 5 août 2009.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑802‑09

 

INTITULÉ :                                      Peter Scarcella c.

                                                            Procureur général du Canada et autre

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

                                                           

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 3 décembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                             LA JUGE SNIDER

 

DATE DE MOTIFS                         Le 11 décembre 2009

 

COMPARUTION :

 

M. John L. Hill

 

POUR LE DEMANDEUR

M. Gregory S. Tzemenakis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John L. Hill

Avocat

Coburg (Ontario)

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Me John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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