Cour fédérale |
|
Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2009
En présence de monsieur le juge Harrington
ENTRE :
et
DU CANADA
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit en l’espèce de déterminer si l’Agence du revenu du Canada, employeur de Mme Nancy Campbell, a fait preuve de discrimination à l’égard de cette dernière en raison de ses problèmes de dos. Mme Campbell a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte alléguant qu’en dépit de la connaissance qu’avait son supérieur immédiat des problèmes de dos dont elle souffrait, elle a été affectée à des tâches nécessitant qu’elle se penche beaucoup. Elle s’est blessée de nouveau au dos et s’est absentée du travail. À son retour, l’employeur a pris trop tard des mesures d’accommodement insuffisantes qui l’ont néanmoins exposée au harcèlement de collègues de travail. Quelques mois plus tard, elle s’est encore blessée au dos et a repris le travail après un congé de maladie; à la date de la dernière inscription au dossier, elle devait subir une intervention chirurgicale. Elle allègue aussi qu’elle a perdu des occasions d’avancement en raison de sa déficience.
[2] Après enquête, la Commission a rejeté la plainte. Le présent contrôle judiciaire porte sur cette décision.
Les paramètres juridiques
[3] La Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet de donner effet au principe de l’égalité des chances dans les domaines relevant de la compétence fédérale, dont l’application ne peut être restreinte ou empêchée par des pratiques discriminatoires fondées, entre autres, sur la déficience, et qui donne lieu à une obligation d’accommodement.
[4] L’article 7 énonce que constitue une pratique discriminatoire le fait de défavoriser une personne en cours d’emploi pour un motif de distinction illicite et, aux termes de l’article 14, il est discriminatoire de harceler un employé pour un tel motif.
[5] La Loi crée la Commission, lui conférant une compétence multiforme et l’investissant de plusieurs pouvoirs, obligations et fonctions. Dans le cas qui nous occupe, la Commission a reçu la plainte de Mme Campbell, et a décidé d’effectuer une enquête. Après une enquête, la Commission peut rejeter la plainte ou la déférer au Tribunal canadien des droits de la personne. Elle se trouve en fait à effectuer un contrôle préalable, non pour statuer sur le bien‑fondé de la plainte, mais plutôt pour établir s’il convient de tenir une instruction. Son rôle consiste à déterminer si la preuve, tenue pour avérée, est suffisante pour fonder la plainte (Bell c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne); Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 53).
[6] L’enquêteure a accompli le travail habituel. Elle a recueilli des documents de la plaignante ou de son représentant syndical ainsi que de l’Agence du revenu du Canada (ARC). Elle a procédé à des entrevues, donné à l’ARC la possibilité de répondre aux allégations de la plaignante, posé des questions à cette dernière, résumé la réponse de l’ARC et fourni à la plaignante la possibilité de répliquer. Des entrevues ont été effectuées au téléphone et d’autres en personne.
[7] La jurisprudence exige que l’enquête soit rigoureuse. Le fil conducteur de l’argumentation de Mme Campbell est que tel n’a pas été le cas, argumentation qui met en jeu la question du respect des principes de justice naturelle et, plus particulièrement, de l’équité procédurale. Suivant la règle générale, si la Cour conclut que Mme Campbell n’a pas été traitée avec équité, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire renvoyée à la Commission pour qu’elle effectue une nouvelle enquête et rende une nouvelle décision (Cardinal c. Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643).
LES FAITS
[8] Mme Campbell a commencé à travailler à l’ARC en 1999, comme opératrice à la saisie des données. L’employeur ne lui avait pas garanti d’emploi à temps plein en raison de la nature saisonnière du travail. En 2004, elle s’est blessée au dos, au travail, en ramassant un doigtier qu’elle avait échappé. Divers rapports prévus par la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (CSPAAT) ont été préparés. L’ARC a reçu un billet de médecin recommandant que Mme Campbell se lève et s’étire brièvement toutes les 20 ou 30 minutes.
[9] En 2005, Mme Campbell s’est présentée à deux concours, mais sans succès. Elle a déposé un grief à l’égard de l’un d’eux, qui s’est rendu au dernier palier de règlement des griefs au sein de l’ARC et qui a finalement été rejeté.
[10] Mme Campbell allègue dans sa plainte qu’à partir de cette date, il lui arrivait de manquer le travail à cause de ses douleurs au dos. Ainsi, elle n’était pas au travail les 20 et 21 février 2006. Elle affirme qu’un billet du médecin recommandait qu’elle évite de soulever ou tirer des objets, mais le billet remis à l’ARC ne comportait rien de tel.
[11] À son retour au travail, le 22 février 2006, son chef d’équipe lui a fait savoir qu’elle ne serait pas affectée aux listes du reste de la semaine, mais qu’elle le serait la semaine suivante. Cette tâche nécessite la manipulation de boîtes mesurant environ 24 pouces par 12 pouces, remplies de chèques, dont le poids serait d’environ cinq livres. Incidemment, la description de travail prévoit qu’il peut être nécessaire de soulever des objets dont le poids peut atteindre 20 kilos.
[12] Le 27 février 2006, elle a été affectée aux listes. Elle a protesté, et dispose d’un témoin à cet égard. Elle a néanmoins obtempéré, mais elle s’est de nouveau blessée au dos.
[13] Elle a été en congé de maladie jusqu’au 14 mars 2006. Les rapports CSPAAT font mention d’un billet de médecin indiquant : [traduction] « SVP, éviter les tâches nécessitant de se pencher ou de soulever de lourds documents pendant deux semaines ». Le formulaire interne de l’ARC relatif à la détermination des capacités fonctionnelles portait qu’il fallait éviter toute tâche exigeant de soulever ou transporter des choses.
[14] Mme Campbell a demandé une évaluation ergonomique. L’ARC dispose d’un programme national en cette matière. En raison de la nature sédentaire d’une partie importante du travail, de nombreux employés éprouvent des problèmes lombaires.
[15] L’évaluation a eu lieu au mois de mai 2006. Elle visait à évaluer les exigences du travail, examiner les caractéristiques du poste de travail, déterminer les facteurs de risque pouvant contribuer à l’inconfort et aux douleurs lombaires qu’éprouvait Mme Campbell et formuler des recommandations pour réduire ou éliminer ces risques. À cette date, le médecin de la plaignante avait recommandé qu’elle évite de soulever, transporter, tirer ou pousser des objets, qu’elle ne reste pas assise plus de 15 minutes d’affilée, qu’elle s’étire fréquemment, et qu’elle marche ou se mette en position debout toutes les 30 minutes. L’évaluateur a recommandé l’utilisation d’une chaise et d’un repose‑pieds spéciaux et d’une table de travail à réglage électrique de hauteur qui lui permettrait d’alterner entre la position assise et la position debout. Le médecin de la plaignante a souscrit à ces recommandations.
[16] Suivant la directrice du traitement des recettes, la chaise et le repose‑pieds ergonomiques ont été fournis promptement. Toutefois, la fourniture de la table de travail à réglage électrique de hauteur a posé problème. Celle qui était disponible dans l’édifice était trop grande pour l’alvéole de Mme Campbell. Il aurait fallu utiliser deux alvéoles mais on ne disposait pas de cet espace parce qu’il s’agissait d’une période de pointe des opérations de traitement. La directrice a communiqué avec le service des travaux publics de l’ARC pour apprendre que la livraison et l’installation d’une table de travail plus petite prendraient plusieurs mois. Elle a ensuite parlé à l’ergonome de l’ARC pour voir si l’on pouvait accommoder autrement Mme Campbell. L’ergonome a recommandé de se servir de deux tables de travail de hauteur différente, l’une pour travailler en position assise et l’autre, en position debout. Mme Campbell a accepté cet arrangement, mais elle a plus tard indiqué dans sa plainte qu’elle sentait qu’elle n’avait pas le choix.
[17] La table de travail en position debout a été installée dans un couloir près de l’alvéole de Mme Campbell. D’autres employés s’en servaient quand cette dernière ne l’utilisait pas.
[18] Cette table avait l’apparence d’un comptoir de bar, de sorte que des plaisantins commandaient des boissons quand ils passaient devant, ce qui humiliait Mme Campbell. Rien au dossier n’indique qu’elle ait demandé à ses collègues de s’abstenir de telles blagues, et les souvenirs divergent quant à la question de savoir si elle s’est plainte de cette situation à son chef d’équipe. En tout état de cause, elle a cessé d’utiliser la table de travail surélevée.
[19] Une collègue qui se servait aussi de cette table a décidé quant à elle de faire front en posant un réceptacle à pourboires sur la table. Elle aussi a déclaré avoir ressenti de l’humiliation et a cessé de travailler à cette table. On ignore si cette collègue a ou non une déficience.
[20] Quoi qu’il en soit, Mme Campbell a présenté un billet de médecin demandant qu’elle s’en tienne à sa table de travail régulière parce que le travail à l’autre table était anxiogène pour elle.
[21] Subséquemment, l’ARC a demandé à Santé Canada une évaluation de l’aptitude au travail de la plaignante. Santé Canada a également recommandé l’utilisation d’une table de travail à réglage électrique de hauteur ou, à défaut, de tenter de nouveau d’alterner le travail en position assise et debout en s’assurant que le poste de travail en position debout procure une certaine intimité à Mme Campbell. Des pauses‑étirement régulières seraient encore nécessaires. En outre, l’employée ne devait pas être obligée de se pencher de façon répétitive, de transporter des objets pesant plus de 10 livres ou de pousser ou tirer des objets lourds.
[22] Le contrat de Mme Campbell a pris fin le 29 septembre 2006 et, avec d’autres employés, elle a été mise à pied jusqu’au 8 décembre 2006. À peu près à cette époque, l’employeur a annoncé qu’un poste à temps plein d’une durée approximative de six semaines serait bientôt disponible. Mme Campbell n’a pas eu le poste, ce qui a entraîné une intervention de la part de son représentant syndical. L’ARC a soutenu que la déficience n’avait joué aucun rôle dans le fait que la candidature de la plaignante n’avait pas été retenue, expliquant que seuls trois postes à temps plein étaient ouverts et qu’ils avaient été attribués aux trois employés qui tapaient le plus rapidement.
[23] Lorsque la plaignante est retournée au travail, son nouveau poste de travail était situé en face de celui du chef d’équipe et il était équipé de cloisons hautes. Elle disposait de deux tables de travail, l’une pour travailler assise et l’autre pour travailler debout. Il y avait un ordinateur sur chaque table. On s’est cependant aperçu que l’installation de celui qui se trouvait sur la table surélevée pouvait présenter des dangers. L’ordinateur a été enlevé et la table a été replacée à la hauteur régulière.
[24] Après seulement trois jours de travail, la plaignante a souffert d’intenses douleurs au dos. Le dossier n’indique pas exactement ce qui, dans le travail exécuté par Mme Campbell, a pu aggraver son état.
[25] La CSPAAT a fait enquête sur ce dernier incident et a réalisé sa propre évaluation ergonomique. Elle a estimé qu’un poste de travail à réglage électrique de hauteur était nécessaire. Le poste était disponible lorsque Mme Campbell est retournée au travail en février 2007. Cette dernière insiste beaucoup sur le fait que l’ergonome de la CSPAAT a critiqué l’aménagement antérieur de son poste de travail. Il ne faut cependant pas perdre de vue que cette critique concernait l’aménagement tel qu’il avait été modifié en décembre 2006. Pour ce qui est de l’aménagement antérieur, dans le couloir, l’ergonome était d’avis que [traduction] « ce poste de travail était physiquement adapté pour Mme Campbell, car il lui procurait une table de travail adéquate à une hauteur appropriée ». Le problème découlait des interactions sociales avec les autres employés.
[26] Il appert d’un certificat médical de l’hôpital d’Ottawa remis à Mme Campbell au mois de janvier 2007 qu’une intervention chirurgicale était requise et qu’elle nécessiterait probablement six mois de convalescence. L’avocat de celle‑ci n’a pas été en mesure de préciser si l’intervention avait bien eu lieu.
[27] Mme Campbell a continué à travailler jusqu’en mai 2007. Elle n’est pas retournée au travail depuis, mais l’ARC déclare qu’elle peut revenir quand elle veut s’il y a du travail.
LE RAPPORT DE L’ENQUÊTEURE
[28] L’enquêteure a conclu que l’ARC n’était pas suffisamment informée que Mme Campbell ne devait pas être affectée aux listes le 27 février 2006. Par la suite, des accommodements avaient été apportés. Les taquineries des collègues de travail n’étaient pas liées à sa déficience et ne constituaient pas du harcèlement. Relativement au fait que sa candidature n’avait pas été retenue et qu’elle n’avait pas obtenu de poste à temps plein, l’enquêteure a indiqué que le grief déposé à ce sujet avait été rejeté et que c’est parce que d’autres candidats étaient plus rapides qu’elle n’avait pas eu le poste. Il n’y avait pas eu de discrimination fondée sur la déficience.
[29] Le rapport a été transmis aux parties pour qu’elles le commentent. Les deux parties ont répondu. Le représentant de Mme Campbell, un agent des droits de la personne de l’Alliance de la fonction publique du Canada, a déploré le fait que l’enquêteure n’ait effectué avec la plaignante qu’une brève entrevue téléphonique limitée à l’allégation de harcèlement et a fait valoir qu’elle aurait dû procéder à des entrevues avec d’autres témoins, dont au moins deux autres collègues mentionnés dans des pièces déposées antérieurement par Mme Campbell, ainsi qu’avec le représentant syndical ayant participé à tout le processus d’accommodement.
[30] Des questions ont été soulevées au sujet de la feuille de temps du 27 février 2006 de Mme Campbell. À mon avis, ce point n’est pas pertinent parce que Mme Campbell aurait pu se blesser au dos en travaillant aux listes quelques minutes ou quelques heures.
[31] Mme Campbell prétend que l’ARC ne lui a pas fourni de table de travail à réglage électrique de hauteur parce que cela lui occasionnait des inconvénients. Ce n’est qu’à la suite du rapport de la CSPAAT qu’elle en a obtenu une. L’ARC a reçu copie de ces commentaires et leur a opposé qu’aucun élément de preuve médicale n’indiquait que l’opération que devait subir Mme Campbell avait été rendue nécessaire par l’absence d’une telle table de travail. En ce qui concerne le fait que la candidature de Mme Campbell pour une promotion ou un emploi à temps plein n’avait pas été retenue, l’ARC a indiqué que la plaignante n’avait pas soulevé la question de la déficience dans le grief. Pour ce qui est de l’emploi à temps plein offert en décembre 2006, bien que l’enquêteure ait estimé que Mme Campbell possédait une bonne frappe, seuls les trois employés les plus rapides ont reçu une offre d’emploi à temps plein pour la période du 15 janvier au 23 février 2007. Enfin, l’ARC a indiqué qu’elle était disposée à réengager Mme Campbell –ainsi que d’autres membres de son groupe – lorsque le volume de travail augmenterait de nouveau et qu’elle serait apte à revenir au travail.
[32] La CCDP a rejeté la plainte de Mme Campbell dans une lettre d’une page où elle indiquait qu’après examen du rapport et des commentaires des parties elle était d’avis qu’il ressortait de la preuve que l’ARC avait pris des mesures d’accommodement à l’égard de Mme Campbell conformément aux recommandations formulées dans les évaluations professionnelles et que cette dernière n’avait pas été victime de harcèlement du fait de sa déficience. Puisque cette lettre ne renferme rien d’autre, c’est le rapport de l’enquêteure qui constitue les motifs de la Commission fondant le rejet de la plainte.
QUESTIONS EN LITIGE
[33] La plainte de Mme Campbell soulève quatre questions. L’argument de l’absence de rigueur de l’enquête en est le fil conducteur, et il s’étend à la lettre de la Commission rejetant la plainte, faisant valoir que les commentaires très détaillés formulés au sujet du rapport méritaient une réponse.
[34] En matière d’équité procédurale, la Cour n’assume aucune obligation à l’égard de la Commission (Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539). D’autre part, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).
[35] Il faut déterminer, en premier lieu, si en affectant Mme Campbell aux listes le 27 février 2006, l’ARC s’est montrée discriminatoire, et si elle a manqué à l’obligation d’accommodement.
[36] Deuxièmement, il faut établir si l’ARC a pris des mesures d’accommodement adéquates lorsque Mme Campbell est revenue au travail en mars 2006 et pendant toute cette année, où la table de travail à réglage électrique de hauteur n’a pas été fournie.
[37] Il faut se demander, en troisième lieu, si l’ARC a fait défaut de fournir un milieu de travail exempt de harcèlement.
[38] Enfin, il faut déterminer si c’est en raison de sa déficience que la demanderesse n’a pas obtenu de promotion ou d’emploi à temps plein.
LA BLESSURE SUBIE LE 27 FÉVRIER 2006
[39] Il importe de limiter l’examen à ce qui était connu le 27 février 2006 et de ne pas se laisser influencer par ce qui est survenu postérieurement. La seule restriction figurant au dossier de Mme Campbell remontait à 2004. Il y était recommandé que celle‑ci se lève et s’étire brièvement toutes les 20 ou 30 minutes. Aucun élément de preuve n’indique qu’on l’ait empêchée de le faire. Bien qu’elle se fût absentée deux jours la semaine d’avant, le billet du médecin n’a pas limité le travail qu’elle pouvait accomplir. Mme Campbell conteste ce fait, mais elle a été incapable de déposer en preuve la lettre qui, selon elle, formulait des restrictions.
[40] La preuve établit qu’elle s’est plainte, ce qu’a confirmé un collègue de travail dans un courriel.
[41] Le chef d’équipe de Mme Campbell affirme que celle‑ci aurait pu refuser l’affectation car elle connaissait bien ses droits.
[42] À mon avis, il n’y a pas eu contravention aux règles d’équité procédurale. Il n’était pas nécessaire d’effectuer des entrevues personnelles avec les collègues de travail. Même s’il n’a pas été question de cet incident dans l’entrevue téléphonique réalisée avec Mme Campbell, cette dernière avait reçu un questionnaire détaillé, un résumé de la position de l’ARC ainsi que le rapport de l’enquêteure, et son représentant syndical avait chaque fois envoyé une réponse très détaillée.
[43] L’équité procédurale exige que l’enquête soit neutre et rigoureuse (Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, conf. par (1996), 205 N.R. 385 (C.A.F.)). Mme Campbell soutient que l’enquête a manqué de rigueur parce que des témoins importants n’ont pas été interrogés et qu’il s’agissait en outre de témoins qui auraient appuyé ses dires. Selon elle, le fait que des entrevues personnelles n’aient été effectuées qu’avec son chef d’équipe et le superviseur de la section dénote un manque de neutralité.
[44] Il importe de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour de s’ingérer dans le détail du travail de la Commission et de ses enquêteurs. Dans Selvarajan v. Race Relations Board, [1976] 1 All E.R. 12 (C.A.), lord Denning a jugé que l’organisme enquêteur est maître de sa propre procédure, ajoutant, à la page 19 [traduction] « [i]l n’est pas nécessaire qu’il tienne une audition. Tout peut se faire par écrit ... De plus, il n’est pas nécessaire qu’il fasse tout lui-même. Il peut faire appel à des secrétaires et des adjoints pour le travail préliminaire et plus ». La Cour suprême a adopté cette position dans l’arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, statuant que la Commission doit observer les règles de l’équité procédurale.
[45] Au sujet de l’incident de l’« affectation aux listes », l’enquêteure a considéré que rien dans le dossier ne contredisait le billet médical que Mme Campbell avait remis à l’ARC après son absence des 21 et 22 février 2006. Ce billet ne limitait d’aucune façon les tâches que celle‑ci pouvait accomplir. L’enquêteure disposait d’un courriel émanant du témoin de Mme Campbell, indiquant que cette dernière avait protesté contre cette affectation et exprimé qu’elle ne voulait pas faire ce travail.
[46] Il en va de même pour les remarques l’assimilant à une barmaid; l’enquêteure a reconnu que de telles remarques avaient été faites, et elle disposait d’un courriel envoyé par un collègue de Mme Campbell. Là encore, elle n’a pas jugé nécessaire d’effectuer d’entrevue.
[47] Elle n’a pas fait d’entrevue non plus avec le représentant syndical qui avait des choses à dire au sujet du retard mis à fournir la table de travail à réglage électrique de hauteur. Elle a jugé que les courriels échangés, dont elle avait copie, étaient suffisants.
[48] Par contre, elle a effectué des entrevues avec les trois protagonistes principaux de l’affaire, Mme Campbell, son chef d’équipe et le superviseur. Elle a estimé qu’il s’agissait là des seuls témoins clés. De toute évidence, nous ne sommes pas en présence d’un cas analogue à l’affaire Grover c. Canada (Conseil national de recherches), 2001 CFPI 687, 206 F.T.R. 207, dans laquelle notre Cour avait conclu que l’enquête était insuffisante parce qu’un témoin clé, le patron de M. Grover, n’avait pas été interrogé. Je suis d’avis qu’en l’espèce l’enquête obéit aux règles d’équité procédurale, telles qu’elles ont été exposées dans des décisions comme Slattery, précitée, Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, Gravelle c. Canada (Procureur général), 2006 CF 251, Egan c. Canada (Procureur général), 2008 CF 649, 341 F.T.R. 1, Herbert c. Canada (Procureur général), 2008 CF 969, et Hicks c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1059, 334 F.T.R. 260.
OMISSION D’ACCOMMODER
[49] Nul ne conteste qu’en matière d’accommodement la solution idéale consistait à fournir à la demanderesse une table de travail à réglage électrique de hauteur à son retour au travail. Étant donné les contraintes d’espace, toutefois, la solution de rechange des deux tables de travail à des hauteurs différentes a été approuvée par l’ergonome de l’ACR et par Santé Canada. Il est malheureux que Mme Campbell se soit blessée de nouveau au mois de décembre 2006, mais rien au dossier n’indique que l’ACR n’ait pas respecté les restrictions visant le travail que pouvait accomplir la demanderesse (c.‑à‑d. ne pas soulever d’objet, etc.). Il serait déraisonnable, compte tenu de cette preuve, de conclure qu’il n’y a pas eu d’accommodement à l’égard de sa déficience.
[50] Bien que le représentant syndical n’ait pas été interrogé au sujet des mesures d’accommodement prises après l’incident du 27 février 2006 et du retard mis à fournir la table de travail à réglage électrique de hauteur, l’enquêteur disposait des courriels échangés à ces sujets.
[51] La question n’est pas de savoir si l’installation de deux tables de travail était la solution parfaite. De toute évidence, ça ne l’était pas. Il ne s’agit pas non plus de se demander si l’employée voulait une table de travail à réglage électrique de hauteur. Il faut déterminer si les mesures d’accommodement étaient adéquates. L’enquêteure a conclu qu’elles l’étaient. La solution arrêtée a été jugée acceptable par l’ergonome de l’ACR et par Santé Canada. La Commission a accepté le rapport de l’enquêteur, et cette conclusion est raisonnable.
[52] Le droit exige que les mesures d’accommodement soient raisonnables, non qu’elles soient parfaites (Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970).
HARCÈLEMENT EN MILIEU DE TRAVAIL
[53] L’enquêteure a conclu que les plaisanteries des collègues n’étaient pas faites dans l’intention de harceler. Comme le signale Mme Campbell, il ne s’agit pas là du critère juridique applicable. L’intention du harceleur n’entre pas en ligne de compte : voir Stadnyk c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration) (2000), 257 N.R. 385 (C.A.F). Ce principe doit toutefois être mis en contexte. Les employés qui se sont livrés à ces plaisanteries n’ont pas été interrogés. Par conséquent, l’enquêteure ignorait tout de leur intention. La seule interprétation possible de cette conclusion du rapport est que l’enquêteure elle‑même n’aurait pas considéré qu’une telle remarque constituait du harcèlement ou ne se serait pas sentie humiliée.
[54] Mme Campbell affirme que la table de travail surélevée a été placée dans le couloir pour avertir les employés de ce qui les attendait s’ils demandaient une évaluation ergonomique. Il était cependant logique qu’elle soit installée près de l’alvéole Mme Campbell, et celle‑ci a consenti à cet aménagement, bien qu’elle ait indiqué par la suite qu’elle y avait été contrainte.
[55] De plus, cette table de travail était utilisée par d’autres employés, et aucun élément de preuve n’indique qu’ils aient eu une déficience. Il n’était donc pas déraisonnable pour l’enquêteure de conclure à l’absence de lien de causalité entre les remarques et la déficience.
[56] Cela ne veut pas dire que Mme Campbell n’a pas ressenti d’humiliation. Toutefois, le critère applicable en matière de harcèlement est objectif : Stadnyk c. Canada, précité. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a statué qu’il fallait, lorsque la plainte émane d’une femme, déterminer s’il y avait bien harcèlement sexuel du point de vue de la femme raisonnable. En l’adaptant à la présente espèce, ce critère devient celui de la personne déficiente raisonnable. La Commission jouit d’une grande expérience dans l’application de ce critère.
[57] Bien que l’arrêt Mustapha c. Culligan of Canada Ltd., 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, rendu récemment par la Cour suprême du Canada porte sur la responsabilité civile, il est éclairant en l’espèce. En remplaçant une bouteille d’eau vide par une bouteille pleine, M. Mustapha a constaté la présence dans la nouvelle bouteille d’une mouche morte et des restes d’une autre mouche. Il est devenu obsédé par les questions de santé et a souffert de troubles dépressifs graves, accompagnés de phobies et d’anxiété. Il a poursuivi le fournisseur de la bouteille d’eau, pour préjudice psychiatrique. Son action a été accueillie, mais la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé le jugement et la Cour suprême du Canada a rejeté son pourvoi. Rendant jugement pour la Cour, la juge en chef McLachlin a indiqué que le fournisseur assumait une obligation de diligence à l’égard de M. Mustapha, qu’il avait manqué à cette obligation et que ce dernier avait subi un préjudice personnel, mais que les dommages subis étaient trop éloignés. L’exigence de la prévisibilité suppose une appréciation objective de la victime. Celle‑ci est considérée comme une personne dotée d’une « résilience ordinaire », non comme une victime particulière ayant ses vulnérabilités propres. La juge a ajouté, au paragraphe 16 :
Énoncer cette règle ne revient pas à marginaliser ou à pénaliser ceux qui sont particulièrement vulnérables à un préjudice psychologique. Cela confirme simplement que le droit de la responsabilité délictuelle impose l’obligation d’indemniser le préjudice causé à autrui sur la base d’une prévisibilité raisonnable, et non pas comme une assurance. Le droit de la négligence cherche un résultat qui soit juste — tant pour les demandeurs que pour les défendeurs — et qui soit socialement utile. Dans cette quête, ce n’est pas la perfection mais la prévisibilité raisonnable qui sert pour juger du caractère indemnisable des dommages. Par contre, dès lors que le demandeur prouve qu’il était prévisible qu’une personne dotée d’une résilience ordinaire subisse un préjudice psychologique, le défendeur doit prendre le demandeur tel qu’il est pour ce qui est des dommages.
[58] La Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet de prévenir et d’éliminer la discrimination, non de punir : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, à la page 1134. Il n’était pas raisonnablement prévisible que le fait d’être assimilée à une barmaid humilie Mme Campbell. Le manque d’intimité découlant du fait de travailler dans un couloir a été corrigé par la suite.
DOTATION
[59] Il incombait à Mme Campbell de présenter une preuve prima facie (Sketchley). Pour ce qui est des concours de 2005, elle a déposé un grief à l’égard de l’un d’eux lequel s’est rendu jusqu’au dernier palier du processus. Un tiers indépendant a déterminé après examen que le processus de dotation avait été équitable et que Mme Campbell n’avait pas été traitée de façon arbitraire. Pour ce qui est de la demande d’emploi de septembre 2006 visant l’emploi à temps plein, sa candidature a été évaluée suivant un critère objectif : la vitesse de frappe. Les contrats ont été offerts aux trois candidats ayant obtenu les meilleurs résultats. Il est établi en droit que des critères objectifs peuvent être discriminatoires (Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. B.C.G.S.E.U. (Meiorin), [1999] 3 R.C.S. 3), mais il faut davantage que l’impression d’avoir été victime de discrimination; Mme Campbell devait apporter une preuve prima facie indiquant que la norme objective avait un effet discriminatoire. En outre, rien n’indique qu’elle ait demandé des mesures d’accommodement, comme de brèves pauses défalquées du temps chronométré, ou qu’une demande d’accommodement ait été refusée.
CONCLUSION
[60] Il est malheureux que les blessures que Mme Campbell s’est infligées au travail aient entraîné des douleurs et de l’inconfort et peut‑être même une intervention chirurgicale, mais la décision de la Commission qu’il n’y a pas eu discrimination et que des mesures d’accommodement ont été prises à l’égard de sa déficience était raisonnable, en sorte que la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
JUGEMENT
1. la demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Commission canadienne des droits de la personne en date du 23 octobre 2008 est rejetée;
2. le tout avec dépens.
« Sean Harrington »
Traduction certifiée conforme
Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1852-08
INTITULÉ : NANCY CAMPBELL c. PG
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 25 novembre 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE HARRINGTON
DATE DU JUGEMENT : Le 8 décembre 2009
COMPARUTIONS :
Andrew Astritis
|
POUR LA DEMANDERESSE |
David Aaron
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven, Cameron, Ballentyne & Yasbeck LLP/s.r.l. Ottawa (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR |