Cour fédérale |
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Federal Court |
Toronto (Ontario), le 30 novembre 2009
En présence de monsieur le juge Boivin
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La demanderesse sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration (l’agent), en date du 29 avril 2009, qui a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’elle avait déposée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.
Le contexte factuel
[2] La demanderesse, citoyenne de Saint-Vincent-et-les Grenadines (Saint-Vincent), est née le 21 avril 1971. Elle affirme avoir été victime de sévices physiques, de sévices sexuels, de sans-abrisme, de violence familiale et de pauvreté lorsqu’elle était à Saint-Vincent. Elle dit que sa mère et son beau-père étaient les auteurs des sévices lorsqu’elle était mineure, mais qu’elle a récemment subi de mauvais traitements de la part de son ex-conjoint de fait, John Knight.
[3] La demanderesse a commencé à faire vie commune avec M. Knight en 1987. Elle affirme avoir subi des violences au foyer dès le début de la relation, jusqu’à ce qu’elle quitte Saint-Vincent pour le Canada en mars 1995.
[4] La demanderesse a présenté sa demande d’asile le 15 janvier 2003, en invoquant son état de victime de violence familiale à Saint-Vincent. La demande d’asile a été rejetée le 3 février 2004 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR), parce que la SPR a jugé que son récit n’était pas crédible et qu’elle pouvait obtenir de l’État une protection à Saint-Vincent. La demanderesse a contesté cette décision devant la Cour fédérale, mais sa demande d’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire a été rejetée en juin 2004.
[5] Puis la demanderesse a présenté, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi, une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH) et elle a été priée, en septembre 2008, d’actualiser les observations à l’appui. La demande CH a été rejetée le 29 avril 2009. Cette décision CH défavorable est à l’origine de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.
[6] La demanderesse a déposé des requêtes en sursis d’exécution des mesures de renvoi résultant du rejet de sa demande CH et du rejet, le 23 avril 2009, de sa demande d’ERAR. Le 15 juin 2009, la Cour a fait droit aux deux requêtes en sursis d’exécution.
La décision contestée
[7] L’agent a rejeté la demande CH de la demanderesse au motif que celle‑ci n’avait pas suffisamment démontré que sa situation personnelle était telle que le fait de devoir présenter depuis l’extérieur du Canada une demande de visa de résidente permanente entraînerait pour elle des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.
[8] La demanderesse vit au Canada depuis quatorze (14) années. On imagine que, durant cette période, elle a pu atteindre un certain niveau d’établissement, mais l’agent fait observer que ce seul facteur ne permet pas d’affirmer que la demanderesse connaîtrait des difficultés excessives ou inhabituelles et injustifiées. Les facteurs pris en compte par l’agent dans l’examen de la demande CH sont les difficultés ou sanctions qu’entraînerait un retour de la demanderesse à Saint-Vincent; les liens conjugaux, familiaux ou personnels dont la rupture serait source de difficultés; le niveau d’établissement de la demanderesse au Canada; ses liens avec un autre pays ou son lieu de résidence dans un autre pays; son retour vers le pays dont elle a la nationalité.
[9] L’agent a fondé sa décision sur plusieurs faits, notamment ce qui suit : en septembre 2008, le Dr J. Pilowsky a procédé à une évaluation psychologique de la demanderesse et conclu qu’elle présentait des symptômes chroniques du trouble de stress post-traumatique (TSPT) et connaissait des épisodes de trouble dépressif majeur chronique, gravité moyenne. L’agent a estimé que, bien qu’elle ait conclu que la demanderesse connaissait des épisodes de trouble dépressif majeur chronique et présentait les symptômes du TSPT, l’évaluation psychologique ne contenait pas de recommandation portant sur les traitements futurs. La demanderesse n’avait pas non plus présenté d’observations mises à jour portant sur sa thérapie et montrant qu’elle continuait de bénéficier de l’aide psychosociale recommandée. Elle n’avait pas fourni de détails sur les soins médicaux qu’elle pouvait recevoir actuellement au Canada.
[10] La demanderesse n’avait pas non plus produit de pièces montrant qu’elle ne pourrait pas obtenir à Saint-Vincent les services de soins de santé dont elle a besoin. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Saint-Vincent s’est doté d’une politique de la santé mentale en 1998, et des médecins-hygiénistes de district sont formés pour gérer les questions de santé mentale et ont l’expérience de l’administration de médicaments psychotropes. La preuve documentaire montre que l’on peut obtenir à Saint-Vincent des services médicaux, psychologiques, sociaux et juridiques, et qu’il y existe des centres de traitement, et la preuve ne permet pas d’affirmer que la demanderesse ne pourrait pas obtenir des services à Saint-Vincent si elle le souhaitait.
[11] La demanderesse aurait été traumatisée par le comportement violent de son ex-conjoint de fait et elle craindrait qu’il ne parte à sa recherche si elle devait retourner à Saint-Vincent. Elle affirme que les violences qu’elle a subies ont modifié son comportement et sa personnalité, et elle soutient qu’elle connaîtra des difficultés à Saint-Vincent, parce que l’attitude dominante envers les femmes qui ont été victimes d’abus ne s’est pas radicalement modifiée depuis qu’elle a quitté ce pays en 1995. Selon elle, la violence familiale est courante à Saint-Vincent et la protection de l’État est déficiente. Elle dit aussi qu’aucune possibilité raisonnable de refuge intérieur (PRI) n’est possible, parce que Saint-Vincent est une petite île peuplée de 118 000 habitants.
[12] Les policiers de Saint-Vincent enquêtent sur toutes les plaintes se rapportant à des agressions ou autres violences et présentent leurs conclusions au commissaire de police. L’agent a reconnu que, selon les dossiers d’information de 2008 sur le pays, la violence contre les femmes demeure endémique à Saint-Vincent. La loi ne fait pas de la violence familiale une infraction criminelle, mais prévoit plutôt des protections pour les victimes. Les auteurs de violence familiale sont en général accusés d’agression, de voies de fait ou autres infractions de même nature. L’Association des droits de la personne de Saint-Vincent-et-les Grenadines signale que la violence familiale reste souvent impunie, parce que les victimes décident de ne pas rechercher l’aide de la police pour faire accuser les contrevenants. Par ailleurs, nombre de victimes renoncent à déposer des accusations lorsque se sont apaisées les tensions familiales. La police n’est donc pas empressée de donner suite aux cas de violence familiale à Saint-Vincent.
[13] Cependant, l’agent a estimé que la demanderesse n’avait pas montré que sa situation personnelle présenterait pour elle des difficultés, et, selon lui, les soins médicaux dont elle avait besoin n’étaient pas établis, et elle n’avait pas prouvé non plus que son ex-conjoint la rechercherait à Saint-Vincent et qu’elle ne pourrait pas obtenir de l’État une protection à Saint-Vincent.
La question en litige
[14] D’après l’audience tenue devant l’agent d’immigration, un seul point doit être décidé par la Cour :
1. L’agent a-t-il commis une erreur parce qu’il s’est fondé sur une preuve extrinsèque?
Les arguments de la demanderesse
[15] Selon la demanderesse, l’agent a manqué à l’équité en lui refusant une réelle possibilité de participer au processus décisionnel, parce qu’il s’est servi de l’Atlas de la santé mentale de 2005 de l’Organisation mondiale de la Santé (le document de l’OMS) pour conclure hâtivement que les questions de santé mentale sont prises au sérieux à Saint-Vincent. Or, le document de l’OMS a pesé considérablement sur l’issue de la demande CH, demande qui a été rejetée. La demanderesse dit que l’agent a manqué à l’équité et lui a causé un préjudice en lui refusant une possibilité véritable de présenter des observations concernant ce document (Mark c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 364, [2009] A.C.F. n° 451 (QL), aux paragraphes 15 à 18).
Les arguments du défendeur
[16] Dans l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, la Cour d’appel fédérale, examinant l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, dans le contexte d’une demande CH, a jugé que c’est au ministre ou à son représentant qu’il appartient d’apprécier les facteurs applicables et que les cours de justice ne sont pas habilitées à réexaminer le poids accordé par eux aux divers facteurs.
[17] Selon le défendeur, la demanderesse n’a tout simplement pas convaincu l’agent qu’elle connaîtrait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives si elle devait présenter depuis l’extérieur du Canada une demande de résidence permanente (Guide opérationnel IP-5, sections 5.1, 6.7 et 6.8; Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 413, 138 A.C.W.S. (3d) 350, paragraphe 11; Uddin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 937, 116 A.C.W.S. (3d) 930; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635).
[18] Selon le défendeur, bien que la demanderesse ait produit deux rapports psychologiques (datés respectivement de décembre 2003 et de septembre 2008) du Dr Pilowsky concernant sa santé mentale, l’agent a relevé que la demanderesse n’avait pas indiqué quels soins elle avait reçus en matière de santé mentale, quels soins elle recevait aujourd’hui ou quels soins étaient proposés à l’avenir. Autrement dit, la demanderesse n’a pas établi qu’elle a véritablement besoin de services en santé mentale et, même si elle avait établi ce besoin, elle n’a pas prouvé qu’elle ne pourrait pas recevoir les services en question à Saint-Vincent. Par conséquent, le fait que l’agent se soit servi du document de l’OMS pour dire que Saint-Vincent est doté de structures acceptables en matière de santé mentale n’a pas nui aux intérêts de la demanderesse.
Analyse
[19] La Cour a déjà jugé que les décisions relatives aux demandes CH appellaient une retenue considérable et que la norme applicable était la décision raisonnable simpliciter (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 174 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.). Compte tenu de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 90, la Cour doit encore aujourd’hui faire preuve de déférence à l’égard des décisions de cette nature, qui sont susceptibles de contrôle selon la nouvelle norme de la décision raisonnable (arrêt Dunsmuir, paragraphes 47, 55, 57, 62 et 64).
[20] Pour qu’une décision soit raisonnable, il faut que la décision soit justifiée et que le processus décisionnel soit transparent et intelligible. La décision doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, paragraphe 47). Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême a jugé que l’exercice par un agent d’immigration de son pouvoir discrétionnaire appelle une certaine retenue (paragraphes 51, 59, 62).
[21] Une demande CH offre à son auteur la possibilité, dans des cas particuliers, d’être soustrait à l’application des lois canadiennes sur l’immigration, qui sont par ailleurs d’application universelle. La décision d’un agent d’immigration de ne pas recommander l’octroi d’une dispense d’application de ces lois n’enlève aucun droit à la personne concernée (Vidal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1999), 41 F.T.R. 118, 13 Imm. L.R. (2d) 123; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Legault, précité).
[22] Le pouvoir discrétionnaire applicable aux demandes CH a pour objet de conférer à l’agent d’immigration la latitude d’accorder une dispense dans certains cas particuliers non prévus par la loi, mais il ne s’agit pas d’un moyen subsidiaire d’obtenir le droit d’immigrer au Canada. Une décision CH est une mesure exceptionnelle, qui est d’ailleurs discrétionnaire (Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 101 A.C.W.S. (3d) 995, 10 Imm. L.R. (3d) 206; Legault, précité, paragraphe 15).
[23] En l’espèce, l’agent s’est référé au document de l’OMS, un document qui indique les ressources consacrées, à l’échelle mondiale, aux personnes souffrant de troubles mentaux ou neurologiques. Dans sa décision, l’agent s’est référé au passage suivant du document de l’OMS :
[traduction]
L’Organisation mondiale de la santé révèle que Saint-Vincent applique, en matière de santé mentale, une politique qui a été formulée à l’origine en 1998. Les volets de cette politique sont la représentation, la prévention, le traitement et la réadaptation. En outre, un programme national de santé mentale existe dans le pays. Ce programme, formulé en 2000, est revu et actualisé chaque année. Le même document nous apprend que des crédits budgétaires sont affectés à la santé mentale; la principale source du financement de la santé mentale est la politique fiscale. Par conséquent, « le pays verse des prestations d’invalidité aux personnes atteintes de troubles mentaux… les patients qui souffrent de graves maladies mentales reçoivent des prestations d’invalidité ».
À Saint-Vincent, des médecins-hygiénistes de district sont formés pour gérer les questions de santé mentale et ils ont l’expérience de l’administration des médicaments psychotropes. En outre, les professionnels des soins primaires reçoivent une formation régulière dans le domaine de la santé mentale. Au cours des deux dernières années, environ 25 d’entre eux ont bénéficié de cette formation. Il convient de noter qu’il existe des structures communautaires s’adressant aux patients atteints de troubles mentaux; des services communautaires de santé mentale sont offerts dans tous les districts, et des infirmières psychiatriques y sont présentes.
[24] La Cour est d’avis que le document de l’OMS est un document pertinent, et l’agent s’en est servi pour conclure que les questions de santé mentale sont prises au sérieux à Saint-Vincent. Cependant, la demanderesse a fait valoir que le document de l’OMS ne faisait pas partie du cartable national de documentation de la CISR pour Saint-Vincent portant la date du 18 mars 2009. Cette affirmation n’a pas été contestée. La Cour reconnaît que l’agent n’est pas tenu de divulguer toute la preuve documentaire dont la date est postérieure aux observations de la demanderesse (Kaybaki c. Canada (Solliciteur général du Canada), 2004 CF 32, 128 A.C.W.S (3d) 784), mais elle est d’avis que, dans la présente affaire, l’agent aurait dû révéler l’existence du document de l’OMS afin de donner à la demanderesse l’occasion d’y réagir.
[25] Le document de l’OMS intitulé The World Health Organization Mental Health Atlas (Atlas de la santé mentale de l’Organisation mondiale de la santé) montre que les ressources mondiales en matière de santé mentale restent insuffisantes. Le document, qui est davantage un rapport technique qu’un rapport sur les droits de la personne, n’est pas communément cité. Par ailleurs, l’agent a commis une erreur en concluant que le document de l’OMS semblait confirmer que le niveau de la santé mentale à Saint-Vincent était satisfaisant. Ainsi, une enquête menée dans 192 pays montre une légère augmentation du nombre de psychiatres dans le monde, puisque le chiffre est passé de 3,96 à 4,15 pour 100 000 habitants. Par comparaison, le nombre de psychiatres à Saint-Vincent est de 0,9 pour 100 000 habitants. Ces données révèlent que les moyens mis à la disposition des habitants de Saint-Vincent en matière de santé mentale sont probablement inférieurs à la moyenne. Cela étant, le document de l’OMS est un document inédit et important, sur lequel s’est fondé l’agent dans sa décision. En toute justice, la demanderesse aurait dû avoir la possibilité de faire connaître sa position sur ce document.
[26] L’agent a donc commis une erreur en ne révélant pas à la demanderesse le document de l’OMS sur lequel il s’est fondé pour rendre sa décision. Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
[27] Les parties n’ont pas proposé de question à certifier, et aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.
Juge
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B.
Réviseur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2932-09
INTITULÉ : PETRA MARIA DAVIS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 24 NOVEMBRE 2009
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE BOIVIN
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : LE 30 NOVEMBRE 2009
COMPARUTIONS :
Michael Crane
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POUR LA DEMANDERESSE |
Michael Butterfield
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Michael Crane Avocat
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POUR LA DEMANDERESSE |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |