Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2009
En présence de monsieur le juge Near
ENTRE :
KIFAYA HAMAISA
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 7 janvier 2009, de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) et dans laquelle le tribunal a décidé que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).
[2] Les demandeurs soulèvent deux questions :
a) Le tribunal a-t-il commis une erreur en concluant qu’il n’y avait aucun lien avec la Convention car les vendettas et les querelles du sang ne sont pas considérées comme des motifs prévus dans la Convention?
b) Le tribunal a-t-il appliqué erronément le critère de la protection de l’État et fait abstraction d’éléments de preuve documentaires qui contredisaient sa conclusion?
[3] Pour les motifs exposés ci-après, la décision de la Commission était raisonnable et la demande est rejetée.
I. Le contexte
[4] Les demandeurs sont Basem Hamaisa (le demandeur principal) et son épouse Kifaya Hamaisa (la demanderesse), tous deux âgés de 30 ans et citoyens d’Israël. Ils ont un fils né au Canada, qui n’est pas visé par la présente demande. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 17 septembre 2006 et ils ont demandé l’asile le lendemain. Les deux demandes sont fondées sur les craintes du demandeur principal, et la demanderesse n’a pas de demande distincte.
[5] Le demandeur principal appartient à une tribu bédouine, les Hamaisas. Il dit craindre de retourner en Israël car il est la cible principale d’une querelle du sang déclenchée en 2006 par la famille d’Abu Sharaf contre sa propre famille. Le demandeur principal est la cible de cette querelle car il est considéré comme le membre de sa famille qui a le plus de valeur.
[6] Depuis que la querelle a débuté, la famille d’Abu Sharaf s’en est prise à plusieurs membres de la famille du demandeur principal, qui ont été hospitalisés. Des tentatives de médiation ont été infructueuses. Le demandeur principal a déclaré qu’à cause de la querelle il avait dû quitter son emploi et qu’il ne pouvait pas sortir de chez lui. Il a déclaré à la Commission qu’il n’avait pas contacté la police car le règlement de ce genre de conflit est mené par des conseils de famille secrets et qu’il n’aurait donc aucune preuve concrète à produire; en outre, la police n’a pas l’habitude de se mêler des querelles du sang.
[7] La Commission a rejeté les demandes présentées en vertu de l’article 96 de la LIPR au motif qu’il n’y avait aucun lien entre les querelles du sang et la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (la Convention). Elle a rejeté les demandes présentées en vertu de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR au motif que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État en Israël. À la page 2 de la décision, la Commission a déclaré que l’affaire reposait sur la protection de l’État. Elle n’a pas soulevé la question de la crédibilité.
II. La norme de contrôle applicable
[8] La norme de contrôle qui s’applique aux questions de droit est celle de la décision correcte, tandis que les autres points en litige sont contrôlés selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, précité, il est mentionné que le caractère raisonnable :
[...] tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
[9] Dans la présente affaire, la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable.
[10] La Cour est tenue de faire montre d’une grande retenue à l’égard des décisions de la CISR, qui est un tribunal spécialisé. Au paragraphe 46 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, a déclaré ce qui suit :
[46] De façon plus générale, il ressort clairement de l’al. 18.1(4)d) que le législateur voulait qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence. Ce qui est tout à fait compatible avec l’arrêt Dunsmuir. Cette disposition législative précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales.
III. Les questions en litige
A. Le tribunal a-t-il commis une erreur en concluant qu’il n’y avait aucun lien avec la Convention parce que les vendettas et les querelles du sang ne sont pas considérées comme des motifs prévus dans la Convention?
[11] Le demandeur est d’avis que la Commission a appliqué erronément la décision que le juge Heneghan a rendue dans Bojaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 194 F.T.R. 315, 9 Imm. L.R. (3d) 299, une affaire dans laquelle il était question d’une allégation de persécution fondée sur l’appartenance au groupe de la famille. La décision Bojaj, précitée, avait trait à la demande d’asile d’un Albanais de dix-neuf ans qui disait craindre avec raison d’être persécuté parce qu’il avait peur d’être assassiné dans une vendetta où l’on voudrait se venger sur lui. Le juge Heneghan a conclu que c’était le grand-père du demandeur qui était la principale victime de la persécution alléguée et que la demande du demandeur était fondée sur son appartenance au groupe de la famille.
[12] Le demandeur se fonde également sur un document de principe du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) qui porte sur les vendettas (« Position de l’UNHCR sur les demandes de statut de réfugié dans le cadre de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, fondées sur une crainte de persécution en raison de l’appartenance d’un individu à une famille ou à un clan impliqué dans une vendetta », document publié par la Section de l’appui aux opérations de protection et des conseils juridiques du Département des services de la protection internationale, UNHCR, Genève (17 mars 2006)); dans ce document, l’UNHCR mentionne que les personnes qui craignent d’être persécutées à cause d’une vendetta devraient être considérées comme des réfugiés en vertu de la Convention. Le document de principe fait une distinction entre les vendettas et les affaires de criminalité courante et soutient que l’unité familiale représente un exemple d’un motif énuméré en vertu de la Convention : l’appartenance à un groupe social particulier.
[13] Le défendeur allègue que la Commission n’a pas commis d’erreur en admettant que le demandeur principal était la cible principale de la querelle du sang ou en fondant sa décision sur la décision Bojaj, précitée. Le demandeur principal, ajoute-t-il, se trouve dans une situation semblable à celui dont il était question dans la décision Bojaj, précitée, car il n’a commis aucun crime mais est une cible de vengeance de la part de familles impliquées dans une vendetta.
[14] La Cour fédérale a déclaré que les vendettas n’ont aucun lien avec les motifs énumérés dans la Convention et qu’en vertu du droit canadien les victimes d’une querelle du sang ne sont pas considérées comme appartenant à un groupe social particulier. Dans la décision Zefi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, [2003] A.C.F no 812, aux paragraphes 40 et 41, le juge Lemieux écrit ce qui suit :
[40] Notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont statué que les actes criminels et les actes de représailles ou de vengeance personnelles ne peuvent fonder une crainte justifiée de persécution du fait d’un motif prévu par la Convention, pour la simple raison que ce type de persécution ne se rapporte pas à un motif énoncé à la Convention, laquelle exige que la persécution soit fondée sur la race, l’origine ethnique, etc.
[41] Le meurtre perpétré dans le cadre d’une vendetta n’a rien à voir avec la défense des droits de la personne. Il constitue, au contraire, une violation des droits de la personne. Les familles mêlées à ces vendettas ne forment pas un groupe social au sens de la Convention. La reconnaissance de l’appartenance à un groupe social pour une raison pareille entraînerait la conséquence singulière d’accorder un statut à une activité criminelle ou d’accorder un statut en raison de ce que fait une personne plutôt que de ce qu’elle est (voir Ward, par. 69).
[15] Si l’on se fie aux motifs du juge Lemieux dans la décision Zefi, précitée, la décision de la Commission selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention est raisonnable.
B. Le tribunal a-t-il appliqué erronément le critère de la protection de l’État et fait abstraction d’éléments de preuve documentaires qui contredisaient sa conclusion?
[16] Les demandeurs soutiennent que la Commission a appliqué les mauvais critères pour évaluer la protection de l’État, qu’elle n’a pas procédé convenablement à l’évaluation requise et qu’elle a fait abstraction ou interprété erronément la preuve documentaire.
[17] Les demandeurs sont d’avis que le critère relatif à la protection de l’État est le caractère suffisant, plutôt que l’efficacité (Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, 69 Imm. L.R. (3d) 309). Ils ajoutent que le demandeur principal ne pouvait pas s’attendre de façon raisonnable à être protégé, compte tenu de ce qu’il avait vécu auparavant et du fait qu’il savait que la police se désintéressait des questions de vendetta familiale et ne faisait peut-être rien de plus qu’une enquête superficielle. Le demandeur se fonde sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4th) 1 à l’appui de la thèse selon laquelle la protection de l’État n’est pas raisonnablement assurée si, lors d’incidents personnels antérieurs, cette protection n’était pas assurée et qu’il n’est pas nécessaire que les revendicateurs du statut de réfugié risquent leur vie en tentant d’obtenir protection juste pour montrer que cette dernière est inefficace.
[18] Le défendeur soutient que la décision de la Commission est correcte car le demandeur principal n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État en ne signalant pas la menace à la police, et il est par ailleurs déraisonnable de s’attendre à ce que cette dernière fasse enquête si on n’entre pas en contact avec elle et si on ne lui fournit pas les informations requises.
[19] Il est présumé que l’État est capable de protéger un demandeur. Il est possible de réfuter cette présomption si le demandeur présente une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à le protéger (Canada (Procureur général) c. Ward, précité). En l’espèce, la Commission a vérifié s’il ressortait de la preuve documentaire qu’il était possible d’obtenir de l’État israélien une protection efficace. Elle a vérifié aussi si le demandeur avait tenté de se réclamer de cette protection. La Commission a été saisie d’une preuve selon laquelle la police faisait bel et bien enquête sur les crimes ainsi que sur des crimes liés à une vendetta. Il n’y avait aucune preuve que l’État n’assurait pas une protection lorsque des membres d’une famille signalaient un crime lié à une vendetta.
[20] Les demandeurs soutiennent qu’il n’est pas obligatoire qu’une personne ait épuisé tous les recours disponibles avant que l’on puisse réfuter la présomption de protection de l’État, et ils se fondent sur la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, 45 Imm. L.R. (3d) 58. Dans Chaves, précitée, la Cour a déclaré qu’une personne ne sera pas tenue d’avoir épuisé tous les recours disponibles avant que l’on puisse réfuter la présomption de protection de l’État dans les cas où les représentants de l’État sont eux-mêmes à l’origine de la persécution en cause. Ce n’est pas le cas en l’espèce.
[21] Les demandeurs se fondent également sur la décision Katwaru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 612, 62 Imm. L.R. (3d) 140, où le juge Teitelbaum a conclu que la démocratie à elle seule n’est pas le gage d’une protection de l’État efficace. Dans la décision Katwaru, précitée, il ressortait de la preuve que la police guyanaise était très faible et avait de la difficulté à répondre à une criminalité importante et généralisée dans le pays. Là encore, ce n’est pas le cas en l’espèce.
[22] La troisième position adoptée par les demandeurs est que la Commission n’a pas fait référence aux autres éléments de preuve documentaires qu’ils ont produits, dont des comptes rendus d’assassinat lié à une vendetta et des comptes rendus laissant entendre que la police ne s’intéressait pas aux affaires de la communauté arabe. Les demandeurs soutiennent que le fait de faire abstraction d’éléments de preuve constitue, dans le cas de la Commission, une erreur susceptible de contrôle (Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, 295 F.T.R. 3) et que cette obligation s’intensifie en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.), [1998] A.C.F no 1425).
[23] À la page 4 de la décision, la Commission fait mention d’éléments de preuve documentaires particuliers sur la question de la protection de l’État assurée à des personnes se trouvant dans une situation semblable. La majorité des documents que les demandeurs ont soumis à la Commission n’étaient pas directement pertinents à leur cas, car ils se rapportaient à des crimes d’honneur visant des femmes et des arabes chrétiens commis en territoire israélien. Les éléments de preuve documentaires d’assassinats liés à une vendetta qui ont été soumis à la Commission, comme il est mentionné dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs, faisaient tous état d’une forme quelconque d’intervention de la police.
[24] Il n’appartient pas à la Cour de décider si, en Israël, la protection de l’État est efficace, mais plutôt de contrôler la décision que la Commission a rendue afin de déterminer si cette décision est raisonnable ou non. Après avoir passé en revue la preuve soumise à la Commission, je conclus que les motifs de cette dernière quant à l’existence d’une protection de l’État ont été établis en tenant compte de la preuve et qu’ils étaient raisonnables.
[25] En conséquence, la Commission a appliqué les critères pertinents et a utilisé les éléments de preuve de manière raisonnable.
[26] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé une question à certifier, et aucune question ne le sera.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1031-09
INTITULÉ : HAMAISA ET AL
c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 24 SEPTEMBRE 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : LE 14 OCTOBRE 2009
COMPARUTION :
Ronald Schacter (416) 323-1215
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POUR LES DEMANDEURS |
Kristina Dragaitis (416) 952-6992
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Helen S. Kim Avocate Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |