Cour fédérale |
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Federal Court |
Référence : 2009 CF 986
Ottawa (Ontario), ce 2e jour d’octobre 2009
En présence de l’honorable juge Pinard
Dans l’affaire de la Loi de l’impôt sur le revenu,
et
Dans l’affaire d’une cotisation et de nouvelles cotisations établies par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu,
CONTRE :
2380, avenue Pierre-Dupuy
Appartement 701
Montréal (Québec) H3C 6N3
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
[1] Il s’agit ici d’une requête par Raynald Douville en vertu des paragraphes 225.2(8) et (9) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), (la Loi) pour annuler l’ordonnance prononcée par le juge Edmond Blanchard le 1er février 2008.
Les faits
[2] Raynald Douville (le requérant) est homme d’affaires et résident de la ville de Montréal. Il travaille dans l’affacturage, les prêts hypothécaires et les prêts aux entreprises.
[3] Le 16 mai 2005, Yvon Talbot, vérificateur à la Division de l’exécution du bureau des services fiscaux de Montréal de l’Agence du revenu du Canada, (l’Agence) a entrepris de vérifier l’assujettissement de 3479552 Canada Inc. à la Loi pour les années d’imposition 2000 à 2004. Monsieur Talbot a constaté que le requérant était administrateur de ladite compagnie, ainsi que des compagnies 3123430 Canada Inc., 3479641 Canada Inc., Corporation financière First Liberty Inc., 3301982 Canada Inc. et La Financière Keybridge Inc., dans lesquelles il était le principal ou le seul actionnaire. Apercevant ce qui lui paraissait de faibles revenus déclarés par le requérant pour les années 2000 à 2005 et des sommes importantes dépensées pendant la même période, M. Talbot a procédé à la vérification de l’assujettissement du requérant à la Loi pour lesdites années.
[4] La vérification, qui a commencé en mai 2005 mais qui ne s’est terminée qu’à l’automne 2007, s’est caractérisée de délais considérables. Selon le ministre du Revenu national (le Ministre), le requérant et ses représentants ont causé ceux-ci par leur manque de collaboration. Par contre, le requérant et ses représentants insistent que « l’attitude belliqueuse et outrageante » de M. Talbot fut responsable du retard.
[5] Sur la base de la vérification, les cotisations suivantes ont été émises contre le requérant :
Année d’imposition |
Nature |
Date de la cotisation |
Montants cotisés |
2000 |
Avis de nouvelle cotisation |
9 octobre 2007 |
99 456,76 $ |
2001 |
Avis de cotisation |
20 novembre 2007 |
57 059,39 $ |
2002 |
Avis de nouvelle cotisation |
9 octobre 2007 |
179 160,25 $ |
2003 |
Avis de nouvelle cotisation |
9 octobre 2007 |
82 632,40 $ |
2004 |
Avis de nouvelle cotisation |
9 octobre 2007 |
114 320,97 $ |
2005 |
Avis de nouvelle cotisation |
9 octobre 2007 |
124 157,15 $ |
[6] Le 24 octobre 2007, des avis d’opposition ont été déposés à l’encontre des avis de nouvelle cotisation et de l’avis de cotisation énumérés ci-haut. Comme l’avis de cotisation n’a été émis qu’en novembre 2007, l’avis d’opposition relatif à l’année 2001 fut rejeté par lettre du 7 novembre 2007, vu qu’il était antérieur à la cotisation.
[7] Le 28 janvier 2008, le Ministre a déposé son avis de requête ex parte pour autorisation d’exécution immédiate des mesures visées aux alinéas 225.1(1)a) à g) de la Loi. Les motifs suivants ont été avancés à l’appui de la requête :
1) Production tardive par Raynald Douville d’une déclaration de revenus, défaut par Raynald Douville d’acquitter un montant non contesté et défaut de déclarer des revenus d’emploi versés par sa propre compagnie;
2) Manque de collaboration de Raynald Douville au cours de l’enquête fiscale, longs délais, refus de fournir des informations essentielles et accusations contre le vérificateur;
3) Refus catégorique de M. Douville de fournir des documents essentiels à la vérification de ses compagnies;
4) Défauts de M. Douville et de ses représentants de contester la majeure partie de l’avoir net établi par le vérificateur, et dépenses tout à fait incompatibles avec les revenus déclarés;
5) Avis d’opposition sans aucun détail;
6) Utilisation par Raynald Douville d’un prête-nom pour la détention d’un de ses principaux actifs et création d’une hypothèque fictive sur cet actif;
7) Disposition du condominium du 2380, Pierre-Dupuy, #701 par Raynald Douville en faveur de Fiducie Douville, et mise en vente de cet actif par la Fiducie;
8) Mise en vente de la résidence du 140, Chemin Estérel;
9) Valeur nette estimée des actifs connus de Raynald Douville;
10) Dettes fiscales de M. Douville.
[8] Dans une ordonnance datée du 1er février 2008, la requête ex parte a été accordée par le juge Edmond Blanchard, alors convaincu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’octroi au requérant d’un délai pour payer les montants en compromettrait le recouvrement, en tout ou en partie. Il a ordonné signification au requérant dans les cinq jours suivants, afin de lui permettre de déposer une requête en révision de l’autorisation.
[9] Le 4 mars 2008, le requérant a déposé à la Cour un avis de requête en révision de l’autorisation d’exécution immédiate.
[10] Le 24 mars 2009, à l’audience devant le juge Sean Harrington, le représentant du requérant a présenté une demande verbale pour radier les pièces « A », « B » et « C » de la déclaration solennelle de madame Minoufa Jeannot, du 29 janvier 2008, de même que les références à l’affidavit de Mme Jeannot dans l’affidavit de M. Yvon Talbot, aussi daté du 29 janvier 2008. Le requérant a alors demandé l’annulation de la saisie en raison d’erreur dans la preuve. Dans une ordonnance datée du 8 mai 2009, le juge Harrington a décidé que les erreurs alléguées n’étaient pas des erreurs fatales et a rejeté la demande de radiation faite par le requérant.
[11] Le juge Harrington s’est toutefois abstenu d’adjuger les mérites de la requête en révision qui est ici concernée, soit celle qui vise l’autorisation accordée le 1er février 2008, par le juge Blanchard, à Sa Majesté la Reine, représentée par le Ministre, à prendre immédiatement toutes et chacune des mesures visées aux alinéas a) à g) de l’article 225.1(1) de la Loi, afin de percevoir ou garantir le paiement du requérant desdits montants.
Législation pertinente
[12] Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes en l’espèce :
Analyse
[13] Les principes et la jurisprudence applicables à la révision de l’autorisation accordée en vertu du paragraphe 225.2(2) de la Loi ont été bien résumés par le juge Lemieux dans l’affaire Canada (ministre du Revenu national) c. Services M.L. Marengère Inc., [1999] A.C.F. no 1840 (1re inst.) (QL), 2000 D.T.C. 6032 (« Services M.L. Marengère »). Notamment, sur la question du fardeau de la preuve lors d’une demande en révision, il rappelle :
[63] . . .
(2) En ce qui concerne le fardeau de la preuve, la personne qui présente une requête en vertu du paragraphe 225.2(8) a le fardeau initial de prouver qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le critère prévu au paragraphe 225.2(2) n’a pas été respecté, c’est-à-dire que l’octroi d’un délai pour payer le montant de la cotisation compromettrait le recouvrement de tout ou partie de ce montant. Toutefois, la Couronne a le fardeau ultime de justifier l’ordonnance de recouvrement de protection accordée sur une base ex parte.
(3) La preuve doit démontrer que, selon toute probabilité, il est plus probable qu’autrement que l’octroi d’un délai compromette le recouvrement. Il ne s’agit pas de savoir si la preuve démontre au-delà de tout doute raisonnable que le délai accordé au contribuable compromettrait le recouvrement du montant en question.
[14] Dans le cadre du paragraphe 225.2(2) de la Loi, le ministre peut « agir . . . pour parer à toute situation où les actifs d’un contribuable peuvent, à cause de l’écoulement du délai, fondre comme la neige au soleil » (Services M.L. Marengère, au paragraphe 63). Néanmoins, une ordonnance de recouvrement ex parte est un recours exceptionnel (Canada (ministre du Revenu national) c. Thériault-Sabourin, [2003] A.C.F. no 168 (1re inst.) (QL), 2003 CFPI 124, au paragraphe 13); le simple soupçon ou la seule crainte ne suffisent pas.
[15] Contrairement au juge Blanchard, j’ai l’avantage d’avoir devant moi la preuve soumise par le requérant, laquelle comporte les affidavits suivants :
1. Affidavit de M. Raynald Douville, daté du 10 juillet 2008;
2. Affidavit de Me Jules Brossard, avocat, daté du 27 juin 2008;
3. Affidavit de M. Michel Bernucci, comptable, daté du 3 juillet 2008;
4. Affidavit de Mme Barbara Bell, agent immobilier, daté du 4 juillet 2008;
5. Affidavit de Mme Paule Faubert, courtier en assurance de dommages aux particuliers, daté du 22 octobre 2008;
6. Affidavit de M. Philippe E. Jones, courtier en assurance de dommages, daté du 7 novembre 2008;
7. Affidavit de M. Raynald Douville, homme d’affaires, daté du 4 novembre 2008; et
8. Affidavit de M. Nick Matni, contrôleur de Holand Leasing (1995) Ltd., daté du 4 novembre 2008.
[16] Une lecture des soumissions des parties révèle deux choses : (1) plusieurs aspects de la preuve sont sérieusement contestés, et (2) une relation manifestement tendue existe entre le requérant, ses représentants et le vérificateur, M. Talbot.
[17] En ce qui concerne d’abord les allégations du Ministre, le requérant les conteste systématiquement dans ses prétentions écrites. Par exemple, le requérant explique que la production tardive de sa déclaration de revenus pour l’année 2001 la fut par simple inadvertance, ce qui est corroboré par son comptable, M. Bernucci. Par ailleurs, pour ce qui est du montant non payé pour 2006, il indique que son comptable lui avait dit que, comme on lui devait de l’argent pour 2001, il pouvait demander que ce remboursement soit utilisé pour neutraliser sa dette.
[18] Au sujet de sa résidence principale, le requérant et ses représentants nient la prétention qu’elle fut acquise par M. Douville en 1998, comme affirmé par M. Talbot. Selon eux, cette propriété a été initialement achetée par l’ex-conjointe de M. Douville, Nathalie Fontaine. Suite à la rupture du couple, cette dernière a vendu en 2001 la propriété au requérant, qui a assumé l’hypothèque existante et a consenti une hypothèque pour garantir le solde du prix de vente. L’hypothèque a, plus tard, fait l’objet d’une donation par Mme Fontaine à The Ray Trust. Il n’est donc pas question, quant à eux, d’emploi de prête-nom mais d’une transaction admissible.
[19] Relativement à l’allégation que le requérant a tenté de dissiper son actif principal, son avocat fournit l’explication suivante dans son affidavit du 27 juin 2008 :
26. En ce qui concerne la vente par Monsieur Douville de sa résidence principale située au 2380, rue Pierre Dupuy, appartement 701 à Fiducie Douville survenue le 30 mai 2007, je souligne que ce transfert a été fait suite à ma recommandation. En effet, j’ai mentionné à Monsieur Douville que je recommandais, systématiquement, à mes clients qui étaient en affaires, que leur résidence principale ainsi que leur résidence secondaire soient détenues par une fiducie;
[20] Le Ministre suggère que ce comportement manifeste un désir de la part du requérant de dilapider ses biens. Toutefois, face aux affirmations assermentées expertes du comptable, M. Bernucci, je ne peux sans réserve accepter l’interprétation des faits avancée par l’intimée.
[21] Par ailleurs, le Ministre affirme que le requérant a refusé de collaborer avec le vérificateur et de fournir des informations essentielles. Le requérant répond qu’il a tout fait pour accommoder la vérification et que c’est le vérificateur qui s’est comporté de façon inexcusable. En particulier, le requérant exprime sa consternation que le vérificateur ait contacté des tiers au cours de son enquête et qu’il les ait mis au courant du fait qu’il faisait l’objet d’une vérification fiscale. Monsieur Douville prétend que ce fut en partie à cause de cette attitude qualifiée de « cavalière » de M. Talbot qu’il a refusé de lui fournir les numéros de téléphone et les contrats de prêt de ses clients. Selon M. Bernucci :
33. Monsieur Douville n’a jamais refusé de fournir quelque information que ce soit à l’Agence du revenu du Canada sauf lorsqu’il fut question qu’il soumette au vérificateur ses relevés de compte de téléphone cellulaire et les copies des contrats de prêt, puisque Monsieur Talbot avait déjà annoncé qu’il communiquerait avec les personnes apparaissant sur les relevés de compte de téléphone ainsi qu’avec les emprunteurs pour les fins de son enquête;
[22] Cela souligne la tension notée ci-haut, ce qui constitue, à mon avis, un élément important du contexte factuel. Je crois que les paroles du juge Andrew MacKay dans l’affaire R. c. Satellite Earth Station Technology Inc., [1989] A.C.F. no 912 (1re inst.) (QL), s’appliquent également dans le cas présent :
42. En l'espèce, il semble qu'une méfiance considérable se soit installée entre les fonctionnaires du Ministère et Brough. Il se peut bien que Brough n'ait pas semblé du tout ouvert et véridique dans ses rapports avec les représentants du Ministère et il se peut bien qu'il ait perçu les fonctionnaires comme nullement justes et coopératifs. Du point de vue de chacun, cette méfiance peut sembler justifiée, mais elle est regrettable. Il semble qu'elle ait amené les agents de l'Impôt à soupçonner Brough de tenter simplement de se soustraire au paiement des impôts réputés dus par la compagnie. Ce doute aurait pu se déduire des faits tendant à démontrer que ceux qui étaient à la tête de la compagnie étaient au courant de la vérification et de la correspondance subséquente relative aux impôts en souffrance dont la compagnie était redevable et du fait que les avoirs de la compagnie, laquelle se trouvait déjà aux prises avec certaines difficultés financières, avaient été distribués entre les dirigeants d'une façon nullement orthodoxe. Mais il n'existe pas, à mon avis, de preuve qui justifierait ce doute comme conclusion raisonnable, et le doute ne constitue pas en soi un motif raisonnable d'accorder une autorisation pour éviter l'octroi d'un délai dans le recouvrement, ce qui, selon l'article 225.1 de la Loi, est la situation normale.
(C’est moi qui souligne.)
[23] Je suis donc satisfait, malgré l’habile présentation de Me Ghibu pour l’Agence, que le requérant s’est acquitté du fardeau de la preuve en établissant qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le critère exposé au paragraphe 225.2(2) de la Loi n’ait pas été respecté. De façon générale, le requérant a offert une réponse raisonnable aux allégations du Ministre, réponse soutenue par les affirmations de son avocat et celles de son comptable. Je note d’ailleurs que le Ministre a choisi de ne pas contre-interroger ces derniers. Les motifs appuyant la position du Ministre reposent principalement sur le comportement du requérant pendant la vérification et sur des faits raisonnablement contestés à l’appui de sa requête pour autorisation immédiate. À mon sens, l’appréciation de ces faits pourra être plus concluante dans le cadre de l’opposition déjà commencée. Je ne suis donc pas convaincu de l’existence d’une preuve démontrant que, selon toute probabilité, il est plus probable qu’autrement que l’octroi d’un délai compromette le recouvrement.
[24] Enfin, je note que le requérant, pour démontrer sa bonne volonté, affirme dans son affidavit que si la présente requête est accueillie, il s’engagera à donner un avis de 30 jours à l’Agence de tout changement important affectant son patrimoine; il ajoute que si le condominium est vendu, il déposera en fiducie le profit net de la vente. Un tel engagement a été reconnu par Madame la juge Johanne Gauthier dans l’affaire Loi de l’impôt sur le revenu et Sagman, 2004 CF 1630.
Conclusion
[25] Pour tous ces motifs, la requête en révision de l’ordonnance rendue par le juge Blanchard, le 1er février 2008, autorisant Sa Majesté la Reine, représentée par le Ministre, à prendre immédiatement une ou plusieurs mesures décrites aux alinéas 225.1(1)a) à g) de la Loi, afin de percevoir ou garantir le paiement par le contribuable requérant de montants qui ont fait l’objet d’avis de cotisation, est accordée. Par voie de conséquence, cette ordonnance du 1er février 2008 est annulée et les mesures de recouvrement prises en vertu de celle-ci sont déclarées nulles et invalides, de sorte qu’il y a lieu de rembourser au contribuable requérant toutes les sommes saisies à la suite de ces mesures de recouvrement. Le tout, avec dépens.
ORDONNANCE
La requête en révision est accordée et l’ordonnance rendue par le juge Blanchard le 1er février 2008, autorisant Sa Majesté la Reine, représentée par le ministre du Revenu national, à prendre immédiatement une ou plusieurs mesures décrites aux alinéas 225.1(1)a) à g) de la Loi, afin de percevoir ou garantir le paiement par le contribuable requérant de montants qui ont fait l’objet d’avis de cotisation, est annulée. En conséquence, les mesures de recouvrement prises en vertu de cette ordonnance du 1er février 2008 sont déclarées nulles et invalides, de sorte qu’il y a lieu de rembourser au requérant toutes les sommes saisies à la suite de ces mesures de recouvrement.
Le tout, avec dépens.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-178-08
INTITULÉ : DANS L’AFFAIRE DE LA LOI DE L’IMPÔT SUR LE REVENU et RAYNALD DOUVILLE
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 15 septembre 2009
ET ORDONNANCE : Le juge Pinard
DATE DES MOTIFS : Le 2 octobre 2009
COMPARUTIONS :
Me Daniel Bourgeois
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POUR LE REQUÉRANT |
Me Ilinca Ghibu
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POUR L’INTIMÉE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
De Granpré Chait, s.e.n.c.r.l. Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE REQUÉRANT
POUR L’INTIMÉE
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