Montréal (Québec), le 31 juillet 2009
En présence de l'honorable Maurice E. Lagacé
ENTRE :
Randy Fabrice, ACCELUS
Mackenson, ACCÉLUS
Herby, ACCÉLUS
partie demanderesse
et
ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. Introduction
[1] La demanderesse principale, Irllande Accélus Élismé, (demanderesse) et ses fils Randy Fabrice, Mackenson et Herby, tous quatre citoyens d’Haïti, sollicitent en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (Loi), le contrôle judiciaire de la décision rendue le 9 décembre 2008 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (le Tribunal) refusant de leur reconnaître la qualité de « réfugiés », ou celle de « personnes à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la Loi et, en conséquence, d’avoir rejeté leur demande d’asile au motif principal que le Tribunal n’accordait aucune crédibilité à leur récit.
II. Les faits
[2] Le 6 juillet 2006, des individus auraient fait irruption chez la demanderesse en pleine nuit pour la violer devant ses enfants, avant de s’enfuir en emportant toute la marchandise de son commerce qu’elle gardait chez elle.
[3] Le 7 septembre 2006, la demanderesse aurait été enlevée par ces mêmes personnes puis libérée en échange d’une rançon. Lors de sa séquestration, elle aurait encore une fois été violée.
[4] La demanderesse allègue de plus que, le 1er décembre 2006, les mêmes personnes auraient poursuivi son fils à l’école afin de le kidnapper.
[5] La demanderesse quitte Haïti le 20 décembre 2006, avec ses enfants, vers les États-Unis, et arrive au Canada le 29 décembre 2006; c’est alors qu’elle demande l’asile.
III. Question en litige
[6] Le présent recours soulève une seule question :
Le Tribunal a-t-il fondé sa décision négative quant à la crédibilité de la demanderesse sur des conclusions de fait erronées tirées de façon abusive ou arbitraire sans prendre en compte l’ensemble de la preuve dont il disposait, de sorte que sa décision était déraisonnable?
IV. Analyse
A. Norme de contrôle judiciaire
[7] La décision du Tribunal est principalement fondée sur l’absence de crédibilité de la demanderesse. Il est bien établi que l’évaluation de la crédibilité des témoins relève de la compétence de celui-ci, et qu’un tribunal comme celui- ici possède l’expertise nécessaire pour analyser et apprécier les faits, ce qui lui permet d’évaluer la crédibilité ainsi que la crainte subjective de persécution du demandeur d’asile (Cepeda-Gutierrez c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (1re inst.) (QL), au paragraphe 14).
[8] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire portant sur des questions de crédibilité, il convient d’appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable, telle que définie par l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. La Cour doit donc faire preuve d’une grande retenue, puisque c’est normalement au Tribunal qu’il revient d’apprécier le témoignage du demandeur et donc la crédibilité de celui-ci.
B. Crédibilité
[9] Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), la demanderesse déclare qu’alors qu’elle dormait durant la nuit du 6 juillet 2006, avec les enfants, « des hommes armés ont défoncé, la porte de [sa] maison, et … ont pénétrés chez [elle] …ont tiré plusieurs coups de feux dans les murs….les bandits ont envahi la maison…ont braqué leurs armes sur [elle], ils[l’] ont forcée à [se] déshabiller devant [ses] enfants, ils [l’] ont violée et ils sont repartis avec toutes [ses] marchandises ». Elle a « contacté les policiers qui ont fait le constat de la situation ».
[10] La demanderesse produit pour corroborer son récit de l’évènement le constat d’un magistrat du Tribunal de paix section sud de Port-au‑Prince qui déclare connaître la demanderesse, être allé à son domicile le 7 juillet recueillir sa version des faits et constater l’état des lieux. Le procès‑verbal de son constat, sous le sceau du Tribunal de paix, se lit comme suit :
Aujourd’hui septieme jour du mois de Jullet 2006, An202eme de l’Independance.-
Nous Me Bruno Leriche, Juge de Paix de la section Sud de Port‑au-Prince, Officier de Police Judiciaire, auxiliaire du gouvernement de ce ressort, assiste de notre greffier Me Joseph Wilson FLEURY.-
Sur la requisition vebale de Jean Yves Despinas, proprietaire, demeurant et domicilie a Port-au-Prince, identifie au Nif.003-247-481-2 pour le present exercise fiscal en cours, a l’effet de nous transporter a la Ruelle Edmond Paul #36 a l’interieur aux fins de constater la maison de Irlande Elisme Accelus victime des actes de banditisme comis par des individus armes, accompagne de viol commis sur la meme dame precite en presence de ses enfants MACKENSON, HERBY, FABRICE, ROUDY et d’en dresser proces-verbal de constat. Y etant arrive nous constatons effectivement la maison saccagee par des bandits, les murs sont perces par des balles, les portes d’entree de couleur rouge et blanc de la maison en direction du soleil levant sont defoncees et se trouvent par terre, des fouilles a l’intérieur de la dite maison ont ete operes. Nous constatons egalement les enfants traumatises, etant donne que cette situation constatee se passe en leur presence. Le constat materiel etant termine, le requerant nous a fait cette declaration suivante.-
Magistrat, cette dame victime de viol est mon amie tous ces actes de banditisme que vous venez de constater se font en presence de toute la famille, elle et ses enfants Mackenson, Herby, Roudy, Fabrice. Ce matin, il etait aux environs de 2 heures du matin quand des individus armes ont fait irruption a l’interieur de la maison, ils ont defonce la porte et y ont penetre, ils ont tire des balles et comme vous avez constate les murs sont defonces, des agressions sexuelles violent. J’ai suivi l’action de pres en depit du fait que j’ai ete traumatise, j’ai eu le courage d’aller faire appel au Tribunal aux fins d’appeler le Juge de Paix pour faire le constat. C’est tout ce que je peut dire.
Requis de signer, il l’a fait.-
Jean Yves Despinas.-
De tout croire avons dresse et clos le present proces-verbal de constat, les jour, mois et an pour servir et valoir ce que de droit.-
(signé)
JOSEPH WILSON FLEURY, Me Bruno Leriche, Juge de Paix.-
[Reproduit avec toutes les fautes de ponctuation et d’orthographe; je souligne.]
[11] La demanderesse produit également un certificat médical de l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti attestant qu’elle a été admise en urgence le 8 juillet 2006 suite à une infection vaginale très aigue et douloureuse s’expliquant par des agressions et violations sexuelles.
[12] Le Tribunal passe au crible le constat d’infraction ci-haut reproduit, le compare avec les déclarations de la demanderesse dans son FPR et avec le témoignage de son fils Mackenson pour conclure que « [p]lusieurs déclarations de la demande[resse] concernant des éléments clés de sa demande d’asile ont été contredites soit par la demande[resse] elle-même, soit par le témoignage de son fils Mackenson », et « ne sont pas non plus conformes aux informations notées dans des documents produits par la demande[resse] ». (Je souligne.) L’analyse du Tribunal l’amène à tirer la conclusion suivante :
Le tribunal ne croit pas que le (sic) demande[resse] a été agressée ou volée chez elle, en juillet 2006. Le tribunal n’accorde donc non plus aucune force probante au procès verbal produit sous la cote A‑2 en liasse. Il n’accorde non plus aucune force probante au certificat médical produit sous la cote A-2 puisqu’il ne croit pas que la demande[resse] ait été agressée et violée en juillet 2006.
[13] Le Tribunal oublie toutefois que le procès-verbal du constat d’infraction ci-haut reproduit n’a été ni rédigé, ni dicté et ni signé par la demanderesse. Le procès-verbal certifie en effet que le juge de paix s’est rendu au domicile de la demanderesse à la réquisition d’un dénommé Jean Yves Despinas, un ami de la demanderesse. Le procès-verbal indique de plus que le greffier du juge de paix a inscrit la version des faits rapportée par Monsieur Despinas qu’il a fait signer à ce dernier. Nulle part dans ce procès-verbal ne retrouve-t-on la version de la demanderesse ou sa signature. Comment peut-on mettre le récit de la demanderesse en contradiction avec une déclaration qui n’est pas la sienne?
[14] Voyons maintenant en quoi ce procès-verbal peut contredire le récit de la demanderesse.
[15] Dans son FRP, la demanderesse affirme que l’agression de juillet à son domicile s’est produite « devant les enfants », sans nommer ceux-ci, alors que le procès-verbal qui relate la version d’un ami de la demanderesse qui connaît sa famille indique que l’agression s’est faite « en présence de toute la famille, elle et ses enfants Mackenson, Herby, Roudy, Fabrice ». (Je souligne.)
[16] Comment peut-on mettre la demanderesse en contradiction avec la version rapportée par un ami au juge de paix alors qu’il n’y a aucune preuve que cet ami a été témoin de l’incident? Pourquoi ne pas voir dans cette version celle de l’ami plutôt que celle de la demanderesse?
[17] Dès le début de l’audition toutefois, toujours fidèle avec sa version, la demanderesse, a voulu préciser que la version de l’incident rapportée au procès-verbal était inexacte : en effet, contrairement à ce qu’on y indique, son fils Mackenson n’était pas présent puisqu’il se trouvait en vacances aux États-Unis, ce que confirme celui-ci. Loin de contredire sa mère sur ce point, Mackenson dit comme elle. Si le nom des trois enfants de la demanderesse apparaît au procès-verbal, ce ne peut être que parce que l’ami, qui n’a pas été témoin de l’incident, mais qui rapporte ce que la demanderesse a toujours dit, soit qu’elle a été agressée « devant les enfants », comprit que les trois enfants, qu’il déclare connaître par leur nom, étaient tous présents. Chose certaine, telle n’a jamais été la version de la demanderesse. Lorsqu’elle a précisé à l’audience que, en relatant avoir été agressée « devant les enfants », elle voulait dire « devant les enfants présents », soit Randy Fabrice et Herby; cela n’a pas donné lieu à une contradiction, mais constituait une précision.
[18] Le Tribunal reproche de plus à la demanderesse le fait que le procès-verbal indique le nom de quatre enfants, soit « Mackenson, Herby, Roudy, Fabrice », alors que la demanderesse n’en déclare que trois dans son FPR. Il retient aussi contre elle le fait que le nom de l’enfant « Randy » n’apparaît pas dans le nom des enfants donnés par l’ami au juge de paix.
[19] Toutefois, si le Tribunal avait fait une meilleure analyse du procès-verbal rédigé par le juge de paix, il n’aurait pu faire autrement que de noter dans celui-ci une douzaine de fautes d’orthographe, et une quarantaine de fautes de ponctuation. Il aurait ainsi pu ainsi mieux apprécier les explications de la demanderesse lorsqu’elle affirmait que le nom de « Roudy » avait été mal orthographié par le greffier instrumentaire qui aurait dû écrire « Randy » comme l’a toujours affirmé la demanderesse. L’erreur est d’autant plus évidente qu’au paragraphe du procès‑verbal commençant par le mot « Magistrat », le nom de « Roudy » est suivi de celui de « Fabrice ». Contrairement à ce qu’a conclu le Tribunal, la virgule ajoutée entre les noms «Roudy » et « Fabrice » n’indique pas nécessairement un quatrième enfant; au contraire, cette virgule constitue en toute probabilité l’une des très nombreuses fautes de ponctuation du procès-verbal, de sorte que le nom du troisième enfant devrait se lire, n’eût été des erreurs d’écriture du greffier, « Randy Fabrice », soit ce qu’a toujours affirmé la demanderesse.
[20] Il est vrai que le procès-verbal du juge de paix ne parle pas de la marchandise volée à la demanderesse lors de l’incident de juillet 2006. Peut-être l’ami qui a fait la déclaration au juge de paix n’en a pas parlé, auquel cas cette omission ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas eu vol comme le laisse entendre le Tribunal. Chose certaine et dans la mesure où cette déclaration n’émane pas de la demanderesse, on peut difficilement lui reprocher cette omission, laquelle est pourtant retenue par le Tribunal.
[21] Par ailleurs, le Tribunal fait peu état des faits importants constatés par le juge de paix sur les lieux de l’incident, peu de temps après celui-ci : maison saccagée, murs percés par des balles, portes d’entrée défoncées et par terre, ainsi que les enfants traumatisés, soit autant de faits qui viennent corroborer de façon indépendante le récit de la demanderesse.
[22] La Cour reconnaît que, en matière d’appréciation de la crédibilité d’un demandeur, elle doit en principe faire preuve de déférence envers le Tribunal; si ses conclusions sont raisonnables, il n’y a pas lieu d’intervenir. Toutefois, la décision du Tribunal doit s’appuyer de façon objective sur la preuve; il ne doit pas la prendre arbitrairement sur la base de conclusions de fait erronées, à partir de détails secondaires et dans l’ignorance ou la mauvaise interprétation d’importants éléments de preuve présentés (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 38).
[23] En l’espèce, le Tribunal a écarté sans motif valable des éléments de preuve jugés par le Tribunal lui-même comme « éléments clés » de la demande d’asile; il a coupé les cheveux en quatre dans son examen du procès-verbal du juge de paix, au point de commettre un excès de zèle en y cherchant des contradictions, puis en interrogeant la demanderesse à l’audience de manière orientée dans le but de miner sa crédibilité à tout prix.
[24] En regardant par le petit trou de sa lorgnette, le Tribunal a omis toutefois de tenir compte d’éléments de preuve, lesquels, mieux analysés, auraient pourtant pu corroborer le récit de la demanderesse. Avec un examen plus objectif et minutieux du procès-verbal et du certificat médical écarté sans motif valable, le Tribunal aurait pu conclure différemment quant à la crédibilité de la demanderesse.
[25] La Cour conclut donc que les erreurs contenues au procès-verbal du juge de paix ne peuvent être opposées à la demanderesse et servir à contredire la version des renseignements qu’elle a fournis dans son FPR, et lors de son témoignage devant le Tribunal. Le Tribunal a commis une erreur déraisonnable en concluant comme il l’a fait quant à la crédibilité de la demanderesse, au point de rejeter du revers de la main, sans motifs valables, le certificat médical qui pourtant pouvait corroborer dans une certaine mesure sa version.
[26] Vu cette conclusion, la Cour est d’avis qu’il n’est pas utile de se prononcer sur la crainte subjective et objective invoquée par la demanderesse au soutien de sa demande d’asile, ni sur la question de l’insécurité générale qui règne en Haïti et dont traite la décision. Qu’il suffise de dire que l’analyse de la crainte invoquée par la demanderesse aurait pu être différente si le Tribunal avait mieux pesé les éléments de preuve tendant à corroborer sa crédibilité, et n’avait pas écarté du revers de la main un certificat médical qui pouvait corroborer l’agression de juillet 2006 invoquée par la demanderesse dans sa demande d’asile.
V. Conclusion
[27] La Cour est donc d’avis que la conclusion du Tribunal quant à la crédibilité de la demanderesse était déraisonnable de sorte que la demande de révision judiciaire sera accueillie.
[28] Aucune question importante de portée générale n’a été proposée ou mérite de l’être; aucune question ne sera donc certifiée.
JUGEMENT
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire;
ANNULE la décision du 9 décembre 2008; et
RENVOIE l’affaire à un tribunal de la Commission différemment constitué pour réexamen.
« Maurice E. Lagacé »
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5662-08
INTITULÉ : IRLLANDE ACCÉLUS ÉLISMÉ ET AL. c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : le 9 juillet 2009
DATE DES MOTIFS : le 31 juillet 2009
COMPARUTIONS :
Jean Robert Cadet
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE |
Sherry Rafai Far
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jean Robert Cadet Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DEMANDERESSE |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec)
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POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
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