Federal Court |
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Cour fédérale |
Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2009
En présence de monsieur le juge Lemieux
ENTRE :
demandeur
et
ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
Introduction et faits
[1] Michel Cadet, un citoyen d’Haïti âgé de 40 ans, conteste par ce contrôle judiciaire la décision d’un membre de la Section de la protection des réfugiés (le tribunal), rendue le 1er octobre 2008, qui rejetait sa demande d’asile au motif qu’il était exclu selon les termes des paragraphes 1Fa) et c) de la Convention. Le tribunal s’est limité à statuer sur l’exclusion et donc n’a pas abordé la question de savoir si Monsieur Cadet était une personne qui craignait avec raison d’être persécutée, soit par l’unité SWAT dont il avait été membre ou par les Chimères Lavalas, partisans du Président Aristide.
[2] L’article F que l’on retrouve en annexe à la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés (LIPR) se lit :
[3] L’exclusion prononcée par le tribunal se fonde sur les faits suivants :
1) Selon son formulaire de renseignements personnels (FRP), Monsieur Cadet s’est joint volontairement à la Police Nationale d’Haïti (PNH) en 1995 et l’aurait quittée en 2002. En 1996, il devient membre du Groupe d’intervention du PNH (le SWAT Team); le 17 juin 2001, il est promu au grade d’agent de police IV et devient en août 2001 un des six « team leaders » de l’unité SWAT de la PNH. Cette organisation a pour mission de s’insérer dans les activités à hauts risques : le trafic de la drogue et la prise d’otage. Selon Monsieur Cadet, son équipe était spécialisée dans les prises d’otages.
2) Durant la nuit du 28 octobre 2002, le demandeur était en charge de trois autres officiers de l’unité SWAT et aurait ordonné que l’on dresse une barricade sur un chemin. Dès lors, ils auraient intercepté et arrêté quatre individus qui se disaient être au service du Président Aristide. Deux jours plus tard, ils auraient appris que ces individus avaient été relâchés sur l’ordre du Président au pouvoir depuis février 2001. Le Président Aristide avait été élu Président une première fois en février 1990, a été en exil pendant 3 ans après le coup d’état de 1991 et est brièvement retourné au pouvoir en 1994/95 avant d’être remplacé par René Préval en 1996.
3) Selon Monsieur Cadet, l’événement du 28 octobre 2002 est la source de ses troubles : (1) Le 2 novembre 2002, le commissaire de la zone centrale d’Haïti à qui l’équipe aurait remis les individus arrêtés se serait fait enlever; et, (2) la journée suivante, le demandeur et son équipe auraient aperçu devant leur caserne des gens armés dont un des quatre qu’ils avaient arrêtés. Ayant aucun moyen à leur disposition, l’équipe décide d’abandonner le SWAT pour ne plus jamais retourner à leur travail. Monsieur Cadet prétend s’être caché et s’être joint aux maquis.
4) Le 6 novembre 2002, des policiers, membres du SWAT, seraient rendus à son domicile à sa recherche. N’étant pas là, ils voulaient savoir où il était caché.
5) Le 15 août 2004, après le départ du Président Aristide, le demandeur, alors qu’il essayait de rentrer dans la capitale à bord d’un Jeep, aurait été sévèrement battu et laissé pour mort par un groupe de Chimères Lavalas. Parmis eux, il en aurait reconnu un de ceux arrêtés le 28 octobre 2002. Grâce à des gens et à ses parents qui passaient à ce même moment par là, il fut sauvé.
6) Le 28 août 2004, ces mêmes chimères, ayant appris que le demandeur était toujours vivant, se seraient rendus à son domicile à Cap Vert. Le trouvant absent, ils auraient maltraité et violé sa sœur. Celle-ci aurait quitté le pays pour la République Dominicaine. Le demandeur fuit l’Haïti début 2005 pour se rendre ultimement aux États-Unis en 2006 où il demande l’asile qui lui fut refusée.
7) Finalement, le 28 mars 2007, Monsieur Cadet est arrivé au Canada et a immédiatement demandé la protection de ce pays.
L’intervention du Ministre
[4] Le 27 septembre 2007, le représentant du Ministre de la Sécurité publique et de la protection civile (le Ministre), conformément à l’alinéa 170e) de la LIPR, dépose un avis d’intervention alléguant que : 1) le demandeur « déclare avoir travaillé comme policier pour la PNH de 1995 à 2003. Le demandeur aurait aussi occupé le poste de « Team Leader du SWAT Team » pour le Groupe d’Intervention de la Police Nationale d’Haïti; et 2) il existe une preuve documentaire importante concernant les violations des droits humains commises par la PNH pour la période mentionnée ». Selon le Ministre « il y a de sérieuses raisons de croire que Michel Cadet pourrait avoir commis des actes qui réfèrent aux paragraphes 1Fa) et c) de la Convention ». Le conseil du Ministre était présent à l’audience du tribunal, a contre-interrogé Monsieur Cadet et a soumis des représentations.
[5] L’intervention du Ministre s’appuie sur la preuve documentaire suivante :
1) Les rapports du US DOS sur l’Haïti – Human Rights Practices, de 1995 à 2003 (Pièces M-2 à M-10).
2) Les rapports du Human Rights Watch (HRW) – 1997 (Pièce M-13); HRW-1998 (Pièce M-14); HRW-2003 (Pièce M-15); HRW-2002 (Pièce M-16); HRW-2001 (Pièce M-17); HRW-2000 (Pièce M-18).
3) Les rapports d’Amnesty International (AI) pour 1996 à 2003 (Pièces M-19 à M-27). Autres rapports de l’AI (Pièces M-28, M-29 et M-30).
4) Rapports divers : Pièces M-11 et M-12, M-31 à M-41.
La décision du tribunal
[6] Comme nous le constaterons, la crédibilité du témoignage de Monsieur Cadet est au cœur de la décision du tribunal qui amorce son analyse en écrivant :
Chose certaine est que, par l’audition de cette cause et la lecture des observations, ce que je constate c’est que le demandeur ne nie pas qu’en Haïti les forces policières se sont rendues coupables des crimes ou agissements conforme à la section 1F a) et c) de la Convention. Ce qu’il conteste néanmoins, c’est que lui ait participé directement ou indirectement à ces gestes de leur part.
Conséquemment, selon la norme de preuve exigée, la preuve me permet-elle de conclure que le demandeur se serait rendu coupable d’actes au sens de la section 1F a) et c) de la Convention? [Je souligne.]
[7] Quant à la notion de la crédibilité, le tribunal précise :
· « Lorsqu’un demandeur jure que les faits sont véridiques, il existe une présomption à l’effet qu’ils le sont à moins qu’il y ait des raisons valables de douter de leur véracité. »
· « Un indicateur important de la crédibilité du témoin est la cohérence de son récit. »
· « De plus la crédibilité et la valeur probante d’un témoignage doivent être appréciés en fonction de ce que l’on sait en général des conditions et des lois dans le pays d’origine du demandeur ainsi que du vécu des personnes qui se retrouvent dans une situation analogue dans ce même pays. »
[8] Selon le tribunal, « chose certaine, c’est que certaines parties du témoignage du demandeur sont particulièrement préoccupantes. »
[9] À l’appui de ce constat, le tribunal estime :
1) Qu’il y a une contradiction quant au moment où il aurait quitté le PNH (et le SWAT) : novembre 2002 ou novembre 2003.
2) Son témoignage n’est pas conforme à son FRP lorsqu’il a dit qu’il n’avait pas participé à des opérations majeures ou à hauts risques depuis le mois d’août 2001, alors qu’il avait écrit dans son FRP avoir participé à l’opération d’octobre 2002. Le tribunal estime que le témoignage de Monsieur Cadet sur l’absence de participation de son équipe SWAT dans des opérations est invraisemblable : (1) son témoignage mène à la conclusion que l’unité SWAT, force policière hautement spécialisée et couteuse « serait totalement inutile dans son pays »; et, (2) « comment croire que pendant toute la période où il faisait partie de ce groupe, il n’y ait pas eu de prises d’otage en Haïti lorsque l’on connaît la situation à cet effet dans ce dernier pays? Poser la question est y répondre. »
3) Le tribunal ne croit pas Monsieur Cadet lorsqu’il a témoigné qu’il ignorait « tous les agissements des policiers en Haïti car dit-il, il aurait été interdit de partager des informations entre eux, mais plus tard, il se contredira à cet effet. » Le tribunal ajoute le commentaire suivant :
Néanmoins, il est bien difficile de croire qu’une unité spécialisée telle celle du demandeur, soit incapable ou interdite de partager des informations pertinentes, ne serait-ce que pour assurer tant leur efficacité que leur sécurité.
4) Monsieur Cadet aurait modifié son témoignage sur les bavures des forces policières en Haïti. Dans un premier temps, il aurait « commencé par dire qu’il n’avait jamais été mis au courant pour, plus tard ... nous dire qu’il en entendait parler que sur les ondes de la radio ». Le tribunal renchérit en écrivant :
À un certain moment, il est même allé jusqu’à dire que non seulement il n’avait jamais été témoin d’arrestations par les membres du SWAT mais que lorsque l’on tirait sur eux, ils arrêtaient toutes activités.
5) Le tribunal ne croit pas Monsieur Cadet lorsqu’il identifie comme ses agents de persécution certains membres de l’unité SWAT. Il raisonne de la façon suivante :
Enfin, tout son témoignage repose à l’effet que son unité était composé de professionnels et qu’ils remplissaient leurs fonctions de manière correct et sans excès. Or, si tel était le cas, comment alors expliquer qu’il craint ces mêmes personnes dans son pays d’origine? Comment expliquer que ce même groupe de professionnels n’aurait pas pris des mesures pour assurer la protection du demandeur dans son pays d’origine? Comment expliquer qu’en guise de réponse à une question posée à cet effet, il a répondu qu’il n’a pas démissionné de son travail pour le fait qu’il avait besoin d’un salaire pour survivre, au lieu de justifier sa non démission pour le fait qu’il n’avait pas de motif pour le faire?
Justifier le maintien de son emploi pour des raisons d’ordre économique aurait certainement aidé à établir sa crédibilité; mais nier le tout de la façon que le demandeur l’a fait, mine sa crédibilité à un point tel qu’il m’est impossible de lui donner tout bénéfice du doute.
Analyse
(a) La norme de contrôle
[10] Avec l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la Cour Suprême du Canada a modifié l’analyse relative à la norme de contrôle en révision judiciaire en éliminant celle connue sous le nom de « manifestement déraisonnable », avec résultat qu’il existe aujourd’hui seulement deux normes de contrôle : celle de la décision correcte et celle de la raisonnabilité.
[11] Dunsmuir nous enseigne aussi qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour trouver la bonne norme de contrôle si la jurisprudence a réglé cette question d’une façon satisfaisante, ce qui est le cas en l’espèce.
[12] Dans l’arrêt Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 39, le juge Décary écrit ceci sur la norme de contrôle applicable :
14 Ces conclusions, dans la mesure où elles sont factuelles, ne peuvent être révisées que si elles sont erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont la Section du statut disposait (c'est l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale qui établit cette norme de contrôle, qu'en d'autres juridictions on définit par l'expression "manifestement déraisonnable"). Ces conclusions, dans la mesure où elles appliquent le droit aux faits de la cause, ne peuvent être révisées que si elles sont déraisonnables. Ces conclusions, dans la mesure où elles interprètent le sens de la clause d'exclusion, peuvent être révisées si elles sont erronées. (Sur la norme de contrôle : voir Shrestha c. The Minister of Citizenship and Immigration, [2002] A.C.F. no 1154, 2002 FCT 887, j. Lemieux, aux para. 10, 11 et 12.) [Je souligne.]
(b) Certains principes
(1) La norme la preuve
[13] L’article 1F de la Convention prévoit que « les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser : a) qu'elles ont commis … un crime contre l'humanité … »
[14] La jurisprudence de la Cour suprême du Canada et celle de la Cour d’appel fédérale définissent ce que signifie avoir « des raisons sérieuses de penser ». Je cite les paragraphes 114 et 115 de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100 (Mugesera) sur la norme de la preuve.
114 La première question que soulève l'al. 19(1)j) de la Loi sur l'immigration est celle de la norme de preuve correspondant à l'existence de "motifs [page145] raisonnables [de penser]" qu'une personne a commis un crime contre l'humanité. La CAF a déjà statué, à juste titre selon nous, que cette norme exigeait davantage qu'un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), p. 445; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.), par. 60. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Sabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no. 1615 (1re inst.).
115 En prévoyant l'application de cette norme à l'égard du crime de guerre et du crime contre l'humanité dans la Loi sur l'immigration, le législateur a clairement indiqué que ces crimes classés parmi les plus graves justifient une sanction extraordinaire. Ainsi, une personne ne sera pas admissible au Canada s'il existe des motifs raisonnables de penser qu'elle a commis un crime contre l'humanité, même si ce crime n'est pas établi selon une norme de preuve plus stricte. [Je souligne.]
[15] À ceci j’ajoute les propos du juge Robertson alors membre de la Cour d’appel fédérale dans
Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (Moreno) :
25 À mon avis, la norme de preuve visée par la disposition d'exclusion était destinée à servir dans les cas où des éléments de preuve contraires doivent être pondérés. Elle ne doit pas excéder son objectif législatif. Dans le présent contexte, la norme de preuve devient pertinente uniquement quant aux questions de fait suivantes.
26 La question de savoir si l'appelant ou des membres de son peloton ont tué des civils est une question de fait. La norme de preuve à appliquer est celle visée par l'expression "sérieuses raisons de penser". De même, la question de savoir si l'appelant a monté la garde pendant qu'un prisonnier était torturé est une question de fait. Ce fait étant admis, la norme de preuve requise est respectée. Toutefois, cette norme n'a aucune conséquence sur les décisions suivantes.
27 La question de savoir si le meurtre de civils par le personnel militaire peut être qualifié de crime contre l'humanité est une question de droit. Il doit être accepté que de tels actes répondent aux critères juridiques prévus dans la Loi et dans la Convention. La question de savoir si les gestes ou les omissions de l'appelant comme gardien constituent un crime contre l'humanité est également une question de droit. Cette question ne peut être tranchée que par référence aux principes juridiques énoncés dans la jurisprudence relative à la "complicité". Enfin, la question de savoir si l'appartenance à une organisation militaire comme l'armée salvadorienne constitue une complicité suffisante pour justifier l'application de la disposition d'exclusion est, elle aussi, une question de droit. [Je souligne.]
(2) Le fardeau de la preuve
[16] La jurisprudence est constante que le fardeau de la preuve revient au Ministre puisque c’est lui qui allègue que Monsieur Cadet est exclu.
(3) La crédibilité de Monsieur Cadet – une question de faits
[17] La conclusion du tribunal que Monsieur Cadet n’était pas crédible sur certains éléments importants de son témoignage en est une de fait à laquelle une Cour de révision doit accorder une grande déférence puisque cette Cour n’a pas le droit de revoir les faits ou d’apprécier à nouveau la preuve. Ce n’est lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal que celle-ci peut intervenir -- (voir Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793 (Syndicat canadien), au paragraphe 85). Dans Mugesera, précité, la Cour suprême du Canada a cassé la décision de la Cour d’appel fédérale. La Cour écrit ceci :
36 En l'espèce, nous sommes d'avis que la CAF a omis de s'en tenir à un contrôle judiciaire, et s'est plutôt engagée dans une révision générale et une nouvelle appréciation des conclusions de fait de la SAI. Elle a écarté ces conclusions et procédé à sa propre évaluation de la preuve, même en l'absence de toute démonstration, compte tenu de la norme de la raisonnabilité, que la SAI avait commis une erreur susceptible de révision. Puis, se fondant sur les conclusions de fait qu'elle avait ainsi irrégulièrement tirées, elle a commis des erreurs de droit relativement à des questions juridiques, assujetties à la norme de la décision correcte.
…
38 En ce qui concerne la question de fait, le tribunal de révision ne peut intervenir que s'il est d'avis que l'office fédéral, en l'occurrence la SAI, "a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose" (al. 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale). La SAI peut fonder sa décision sur les éléments de preuve qui lui sont présentés et qu'elle estime crédibles et dignes de foi dans les circonstances : par. 69.4(3) de la Loi sur l'immigration. Le tribunal de révision doit manifester une grande déférence à l'égard de ses conclusions. La CAF a d'ailleurs elle-même statué que la norme de contrôle applicable à une décision sur la crédibilité et la pertinence de la preuve était celle de la décision manifestement déraisonnable : Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1993), 160 N.R. 315, par. 4. [Je souligne.]
[18] Une autre précision s’impose qui découle de la décision récente de la Cour suprême du Canada, dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (Khosa). Le juge Binnie, au nom de la majorité, estime que l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qui vise le contrôle judiciaire des décisions des tribunaux fédéraux, n’établit pas une norme de contrôle mais fournit une indication législative « du degré de déférence » applicable aux conclusions de faits du tribunal. Il écrit :
46 De façon plus générale, il ressort clairement de l'al. 18.1(4)d) que le législateur voulait qu'une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence. Ce qui est tout à fait compatible avec l'arrêt Dunsmuir. Cette disposition législative précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales.
[19] Le juge Binnie dans Khosa reprend et élabore la discussion sur l’importance des motifs que la juge L'Heureux-Dubé avait amorcée dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (Baker) et que les juges Bastarache et LeBel ont reprise dans Dunsmuir.
[20] Le juge Binnie aborde l’importance des motifs d’un tribunal administratif en ces termes :
63 Dans Dunsmuir, la majorité a conclu :
La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [par. 47]
Dunsmuir accentue ainsi, en ce qui concerne les tribunaux administratifs, l'importance des motifs, qui constituent pour le décideur le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision. Certes, les juges majoritaires dans Dunsmuir citent et approuvent la proposition selon laquelle le bon degré de déférence "n'exige pas de la cour de révision [TRADUCTION] 'la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l'appui d'une décision'" (par. 48 (je souligne)). Néanmoins, je ne crois pas que la mention des motifs "qui pourraient être donnés" (mais ne l'ont pas été) doive être interprétée comme atténuant l'importance de motiver adéquatement une décision administrative, que la Cour a soulignée dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au par. 43. Cet arrêt portait justement sur une demande de réparation fondée sur des "motifs d'ordre humanitaire" concernant une mesure de renvoi. [Je souligne.]
[21] Il poursuit son analyse :
65 Quant à la transparence et à l'intelligibilité des motifs, les membres majoritaires ont pris en considération chacun des facteurs énoncés dans la décision Ribic. Ils ont fait remarquer à juste titre que cette énumération n'était pas exhaustive et que l'importance qu'il faut accorder à chaque facteur varie d'une affaire à l'autre (par. 12). Ils ont examiné la preuve et décidé que, dans les circonstances de l'espèce, la plupart des facteurs ne militaient fortement ni pour ni contre la prise de mesures. Prenant acte des constats des juridictions pénales sur la gravité de l'infraction et la possibilité de réadaptation (les premier et deuxième facteurs énoncés dans Ribic), les membres majoritaires ont conclu que l'infraction dont l'intimé a été reconnu coupable était grave et que ses possibilités de réadaptation étaient difficiles à établir (par. 23).
66 L'importance qu'il convenait d'accorder à la preuve de remords présentée par l'intimé et à ses possibilités de réadaptation dépendait de l'appréciation de son témoignage au regard de toutes les circonstances de l'espèce. Le mandat de la SAI diffère de celui des juridictions pénales. M. Khosa n'a pas témoigné à son procès criminel, mais il l'a fait devant la SAI. La SAI ne devait pas apprécier ses possibilités de réadaptation pour les besoins de la détermination de la peine, mais déterminer plutôt si ses possibilités de réadaptation étaient telles que, seules ou combinées à d'autres facteurs, elles justifiaient la prise de mesures spéciales relativement à une mesure de renvoi valide. La SAI devait tirer ses propres conclusions fondées sur sa propre appréciation de la preuve. C'est ce qu'elle a fait.
[22] Je conclus mes remarques sur ce point en citant les propos du juge Décary au paragraphe 4 de ses motifs, dans Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1993) 160 N.R. 315 (Aguebor):
4 Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau. [Je souligne.]
(4) La notion de la complicité
[23] La Cour d’appel fédérale s’est prononcée plusieurs fois sur l’interprétation à donner qu’une personne « a commis un crime contre l’humanité au sens des instruments internationaux ». Les arrêts clefs de cette Cour sont : (1) Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (Ramirez); (2) Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (Moreno); et, (3) Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (Sivakumar); auxquels j’ajouterais Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1996) 205 N.R. 282 (Bazargan) et Harb, précité.
[24] Dans l’arrêt Sivakumar, il s’agissait d’un individu, membre du LTTE, qui occupait des fonctions importantes au sein de l’organisation militaire : il était devenu commandant militaire de celle-ci. Le juge Linden est d’avis que la question est « de savoir dans quelles conditions une personne est tenue responsable contre des crimes contre l’humanité ». Il résume ainsi ses conditions de cette responsabilité :
1. « Il est indiscutable que la personne qui commet elle-même l'acte matériel constituant ce crime est responsable. »
2. Une personne peut « commettre » à titre de complice, sans avoir personnellement commis l'acte constituant le crime. Citant le jugement du juge MacGuigan dans Ramirez : « l'élément nécessaire de la complicité dans un crime international est la « participation personnelle et consciente » une question de fait qu’il faut examiner dans chaque cas d’espèce mais dont certains principes généraux sont reconnus :
(a) « Le seul fait d'être présent sur les lieux d’un crime ou de regarder celui-ci n'équivaut pas à la complicité. »
(b) « Par contre, celui qui apporte son aide ou son encouragement à la perpétration d’un crime ou qui, volontairement, monte la garde pendant la perpétration de ce crime, est normalement tenu responsable. Mais là encore, la qualification dépend des faits .» Le juge Linden cite Ramirez comme exemple d’une personne « s’étant volontairement engagé dans l’armée et avait assisté à la mise à la torture et au meurtre d’un grand nombre de prisonniers » permettant de conclure « dans ce cas l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont ».
(c) Sont aussi responsable « ceux qui participent à la planification d’un crime ou un complot visant à le commettre même s’ils ne sont pas personnellement sur le lieu du crime ».
(d) « De même, un commandant militaire peut être tenu responsable des crimes internationaux commis par ses subordonnés mais seulement s’il était au courant ou devrait l’être. » Cette notion a sa source à l’article 6 de l’Accord de Londres/Tribunal militaire international qui dispose :
« Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complice qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan. [Je souligne.] »
[25] Le juge Linden entame ensuite une discussion sur « un autre type de complicité qui présente un intérêt particulier pour l’affaire en instance est la complicité par association, laquelle s’entend du fait qu’un individu peut être tenu responsable d’actes commis par d’autres, et ce en raison de son association étroite avec les acteurs principaux ». Il écrit à la page 440 :
Il ne s'agit pas simplement du cas de l'individu « jugé à travers ses fréquentations », ni non plus du cas de l'individu responsable de crimes internationaux du seul fait qu'il appartient à l'organisation qui les a commis (Voir Ramirez, à la page 317). Ni l'un ni l'autre de ces cas ne constitue en soi un élément de responsabilité, à moins que cette organisation n'ait pour but de commettre des crimes internationaux. Il y a cependant lieu de noter, comme l'a fait observer le juge MacGuigan, que: "un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres d'un groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients, suivant les faits" (Ramirez, supra, aux pages 317 et 318). [Je souligne.]
[26] Dans Sivakumar, le juge Linden approfondit la notion que la complicité d’un individu dans les crimes internationaux « est d’autant plus probable qu’il occupe des fonctions importantes dans l’organisation qui les a commis ». Il écrit :
Tout en gardant à l'esprit que chaque cas d'espèce doit être jugé à la lumière des faits qui le caractérisent, on peut dire que plus l'intéressé se trouve aux échelons supérieurs de l'organisation, plus il est vraisemblable qu'il était au courant du crime commis et partageait le but poursuivi par l'organisation dans la perpétration de ce crime. En conséquence, peut être jugé complice celui qui demeure à un poste de direction de l'organisation tout en sachant que celle-ci a été responsable de crimes contre l'humanité. Dans ces conditions, un facteur important à prendre en considération est la preuve que l'individu s'est opposé au crime ou a essayé d'en prévenir la perpétration ou de se retirer de l'organisation. C'est ce qu'a noté le juge Robertson dans Moreno, supra, en ces termes [à la page 324]: « plus une personne est impliquée dans le processus décisionnel et moins elle tente de contrecarrer la perpétration d'actes inhumains, plus il est vraisemblable qu'elle soit criminellement responsable. »
[27] Il résume la notion de complicité par association :
En bref, l'association avec une personne ou une organisation responsable de crimes internationaux peut emporter complicité si l'intéressé a personnellement ou sciemment participé à ces crimes, ou les a sciemment tolérés. La simple appartenance à un groupe responsable de crimes internationaux ne suffit pas, à moins que cette organisation ne poursuive des "fins limitées et brutales" (Ramirez, supra, à la page 317). D'autre part, plus l'intéressé occupe les échelons de direction ou de commandement au sein de l'organisation, plus on peut conclure qu'il était au courant des crimes et a participé au plan élaboré pour les commettre.
[28] Dans les arrêts Ramirez, Moreno et Sivakumar, il s’agissait de personnes qui étaient membres de l’organisation qui avait commis des crimes contre l’humanité. La Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Décary, dans Bazargan a appliqué la notion de complicité dans la situation d’un non-membre qui était associé à la SAVAK. Monsieur Bazargan s’était joint à la Police nationale iranienne en 1960 et en fait partie jusqu’en 1980. Il était responsable de la liaison entre la Police nationale et la SAVAK.
[29] Au sujet de la SAVAK, le juge Décary écrit au paragraphe 4 de ses motifs :
4 La preuve documentaire révèle que la SAVAK était un instrument de répression brutale et violente qui semait la terreur à tous les niveaux de la société iranienne de l'époque. La Commission fait d'ailleurs état du "caractère notoire des violations des droits humains commis par la SAVAK" et le juge des requêtes elle-même constate qu'"il ne fait aucun doute que la Savak est un organisme qui a privé ou restreint les droits d'autres personnes et ainsi contrevenait aux buts et principes des Nations Unies". [Je souligne.]
[30] La preuve dans Bazargan établissait que celui-ci n’avait jamais été membre de la SAVAK mais qu’il était en charge du réseau d’échange d’informations et de renseignements classifiés entre les forces policières et la SAVAK et qu’il avait été nommé à ce poste en raison de ses connaissances en matière de renseignements, d’espionnage et de contre-espionnage. La preuve démontrait aussi qu’en 1997, Monsieur Barzagan, que le Shah s’apprêtait à nommer général, devient chef des forces policières d’une province en Iran située à un endroit stratégique sur le Golf Persique, poste qu’il occupe jusqu’à la chute du régime monarchique en 1979. Dans ce poste, il collaborait avec le chef de la SAVAK pour cette même province. La section du Statut de réfugié avait décidé selon le juge Décary, qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que Monsieur Barzagan « …de par son rôle d'agent de liaison auprès de la SAVAK et de par la connaissance qu'à son avis il ne pouvait pas ne pas avoir des activités de la SAVAK, était complice des activités de celle-ci. Le juge des requêtes s'est dit en désaccord avec la décision de la Commission: selon elle, complicité suppose appartenance au groupe, et l'intimé n'était pas membre de la SAVAK. »
[31] Dans son analyse, à savoir si les principes de Ramirez s’appliquaient à un non membre, le juge Décary reprend la précision suivante apportée par le juge MacGuigan dans cette cause qu’il n’était :
« … pas souhaitable, dans l'établissement d'un principe général, de dépasser le critère de la participation personnelle et consciente aux actes de persécution. Le reste devrait être tranché en fonction des faits particuliers de l'affaire. » [Je souligne.]
et au paragraphe 10, le juge Décary écrit :
Il est vrai que parmi "les faits particuliers" de l'affaire dont le juge MacGuigan traitera plus avant dans ses motifs se trouvent le fait que Ramirez était effectivement un membre actif du groupe qui commettait les atrocités (l'armée salvadorienne) et le fait que Ramirez avait fait preuve bien tardivement de remords, mais ce sont là des faits qui aident à décider si la condition de participation personnelle et consciente est remplie, et non pas des conditions qui s'ajoutent à celle-ci. L'appartenance au groupe allégera, bien sûr, le fardeau de preuve incombant au Ministre en ce qu'elle permettra plus facilement de conclure à une "participation personnelle et consciente". Mais il s'impose de ne pas transformer en condition de droit ce qui n'est en réalité qu'une simple présomption de fait. [Je souligne.]
[32] C’est au paragraphe 11 de ses motifs que le juge Décary explique sa compréhension de la notion d’une participation personnelle et consciente. Je cite :
11 Il va de soi, nous semble-t-il, qu'une "participation personnelle et consciente" puisse être directe ou indirecte et qu'elle ne requière pas l'appartenance formelle au groupe qui, en dernier ressort, s'adonne aux activités condamnées. Ce n'est pas tant le fait d'oeuvrer au sein d'un groupe qui rend quelqu'un complice des activités du groupe, que le fait de contribuer, de près ou de loin, de l'intérieur ou de l'extérieur, en toute connaissance de cause, aux dites activités ou de les rendre possibles. Il n'est nul besoin d'être un membre pour être un collaborateur. La complicité, nous disait le juge MacGuigan à la page 318, "dépend essentiellement de l'existence d'une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont". Celui qui met sa propre roue dans l'engrenage d'une opération qui n'est pas la sienne mais dont il sait qu'elle mènera vraisemblablement à la commission d'un crime international, s'expose à l'application de la clause d'exclusion au même titre que celui qui participe directement à l'opération. [Je souligne.]
[33] Au paragraphe 12, il reprend « cela dit, tout devient question de faits. » et que « le Ministre n'a pas à prouver la culpabilité de l'intimé » mais simplement « qu'il a des raisons sérieuses de penser que l'intimé est coupable » selon la norme de preuve qui est « moindre que la balance des probabilités ». Il cite la conclusion rendue par la section du statut :
[...] Monsieur Bazargan, de par la formation qu'il a reçue et de par les fonctions de responsabilités qu'il a occupées notamment entre 1974 et 1978, puis de 1978 jusqu'à la chute du Shah d'Iran, ne pouvait pas ne pas être très bien informé de la nature des mesures de répression utilisées par la SAVAK afin de réprimer toute dissidence sociale et politique dans le pays. Il a pourtant, durant de nombreuses années, collaboré avec cet organisme à titre d'officier de police supérieur des forces de la sécurité iranienne. Par conséquent, compte tenu du caractère notoire des violations des droits humains commis par la SAVAK, des postes d'autorité que le demandeur détenait jusqu'en 1980 et de la connaissance qu'il avait nécessairement de la situation, nous devons conclure qu'il existe en l'occurrence des motifs sérieux de penser que le demandeur ayant toléré, encouragé, voire facilité les actes de la SAVAK, il s'est par conséquent rendu coupable d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.
[34] Le juge Décary conclut ses motifs en écrivant ce qui suit :
13 Ces inférences et cette conclusion s'appuient sur la preuve et elles sont raisonnables. Cette Cour, à maintes reprises, a rappelé que le tribunal spécialisé qu'est la Commission a pleine compétence pour tirer les inférences qui peuvent raisonnablement l'être. En l'espèce, le juge des requêtes a eu d'autant plus tort d'intervenir que les inférences tirées par la Commission étaient accompagnées d'observations dévastatrices sur la crédibilité de cette partie du témoignage de l'intimé dans laquelle il plaidait son ignorance des activités de la SAVAK.
(c) Conclusions
[35] Pour les raisons énoncées ci-après, j’estime que l’intervention de cette Cour est justifiée en l’espèce avec conséquence que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.
[36] Lorsqu’il s’agit de l’exclusion du statut de réfugié en application de l’article 1Fa) et c) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 24 juillet 1951 qu’il y a des raisons sérieuses de penser [que cette personne] a commis un crime contre l’humanité, la jurisprudence au Canada a cerné certains principes fondamentaux que j’ai énumérés, principes qui inclus celle qui est primordiale de la participation personnelle et consciente qui assure la présence de la mens rea comme élément essentiel du crime.
[37] À la lecture des motifs du tribunal, il est évident que celui-ci :
(a) S’appuie principalement sur le FRP du demandeur pour réciter certains faits de base.
(b) Résume l’intervention du Ministre à l’effet que Monsieur Cadet doit être exclu parce que le Ministre « déclare qu’il a de sérieuses raisons de croire que le demandeur pourrait avoir commis des actes qui se réfère à la section 1Fa) et c) de la Convention et ce pour les motifs suivants :
1. Le demandeur déclare avoir travaillé comme policier de la Police nationale d’Haïti de 1995 à 2003; le demandeur aurait aussi occupé le poste de Team Leader du SWAT Team pour le groupe d’intervention de la Police nationale d’Haïti.
2. Il existe une preuve documentaire importante concernant les violations de droits humains commises par la Police nationale d’Haïti pour la période mentionnée.
(c) Étale l’analyse suivante :
1) sur la base « de l’audition de cette cause et la lecture des observations … le demandeur ne nie pas qu’en Haïti les forces policières se sont rendues coupables … » Ce qu’il conteste c’est que lui ait participé directement ou indirectement à ces gestes de leur part.
2) se pose la question suivante « la preuve de permet-elle de conclure que le demandeur se serait rendu coupable d’actes au sens de l’article 1Fa) et c) de la Convention. »
3) Mentionne les indicateurs de la crédibilité d’un récit et explique ses préoccupations basées sur des contradictions et des invraisemblances pour conclure un manque de crédibilité du demandeur.
[38] Je signale que le tribunal dans ses motifs n’a fait aucune mention ou aucune analyse (a) de la notion de complicité ou de complicité par association; et, (b) de la preuve documentaire soumise par le Ministre comme preuve que « les forces policières » d’Haïti (sans préciser de quelles forces policières il s’agit) ont commis des crimes contre l’humanité. Qui plus est les motifs du tribunal ne font aucun état du témoignage du demandeur sur la preuve documentaire soumise par le Ministre.
[39] J’énumère plusieurs raisons justifiant, selon moi, l’intervention de la Cour.
[40] Premièrement, le tribunal a commis une erreur de droit quant au fardeau de la preuve. Je m’appuie sur l’arrêt La Hoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 762, (La Hoz) une décision de mon collègue le juge Blanchard. Les circonstances entourant cette cause très similaires à celles devant moi. Le revendicateur avait été exclu au motif qu’il a participé à des violations des droits humains commises par l’armée péruvienne dont il était membre. Le tribunal l’avait jugé non crédible. Il n’y avait aucune preuve devant le tribunal que le revendicateur avait été directement impliqué dans la perpétration d’un crime contre l’humanité. Dans La Hoz, mon collègue écrit ceci au paragraphe 21 de ses motifs :
21 À mon avis, la décision de la Commission, excluant le demandeur de l'application de la Convention, ne peut être maintenue. En effet, la Commission conclut que le demandeur doit être exclu de l'application de la Convention parce qu'elle le juge non crédible. Pourtant, la Couronne supporte le fardeau d'établir qu'il y a des "raisons sérieuses de penser" que le demandeur a commis des actes énoncés à l'article 1F. En l'espèce, la Commission semble avoir conclu que le demandeur devait être exclu parce qu'il ne l'a pas convaincue qu'il n'avait pas commis de tels actes. Le demandeur ne supporte pas ce fardeau. Le raisonnement de la Commission sur ce point est erroné et justifie, en soi, une intervention de cette Cour puisqu'il s'agit d'une erreur de droit. [Je souligne.]
[41] Une deuxième erreur de droit se manifeste du fait que le tribunal n’a pas discuté d’aucune façon les principes menant à la responsabilité pour la violation des crimes contre l’humanité :
1) Pourquoi Monsieur Cadet est-il responsable? Est-il complice ou est-il complice par association? On ne le sait pas;
2) Le tribunal n’a pas tranché la question à savoir si le PNH était un organisme à fin limité et brutal; selon moi, le tribunal devait le faire eut égard au principe que la simple appartenance à un organisme qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour justifier l’exclusion mais lorsqu’une organisation vise principalement des fins limitées et brutales comme celles d’une police secrète, il paraît évident que la simple appartenance à une telle organisation puisse impliquer nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution. Il faut se souvenir que Monsieur Cadet n’a pas nié que certains policiers de la PNH auraient pu être responsables de crimes contre l’humanité, cependant il n’a jamais avoué sa participation dans de telles crimes. Il a toujours nié que le SWAT avait participé dans de tels crimes. En examinant toute la preuve documentaire publiée par le US DOS, HRW et Amnesty International, je constate la mention à quelques endroits du SWAT mais aucune accusation que cette unité avait commise des crimes contre l’humanité; et,
3) Le tribunal n’a établi aucun lien, soit dans la preuve testimoniale ou dans la preuve documentaire, entre le demandeur et un incident ou une opération où des crimes contre l’humanité auraient été commis. En d’autres mots, le tribunal n’a mentionné aucune preuve appuyant la responsabilité de Monsieur Cadet. Il devait le faire. Je cite mon collègue le juge O’Reilly dans Saftarov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1009 au paragraphe 14 :
14 L'accusation de crimes contre l'humanité est très grave. Il faut être en mesure de démontrer une participation consciente à des crimes graves. Subsidiairement, on peut tirer une inférence d'implication en démontrant l'appartenance à une organisation avant tout dévouée aux violations des droits de la personne. Toutefois il n'est pas possible ici de démontrer l'un ou l'autre de ces faits. [Je souligne.]
[42] Aussi important, dans un autre contexte, est la remarque du juge Binnie dans Khosa au paragraphe 63 sur l’importance de motiver adéquatement une décision administrative. À mon avis, les motifs énoncés par le tribunal en l’espèce ne rencontrent les exigences de Khosa.
[43] Lorsqu’il s’agit de la complicité par association, le rang de la personne dans l’organisation à laquelle elle est associée est un facteur important. Le tribunal mentionne simplement que le demandeur était un team leader du SWAT (il y avait six team leaders) mais ne fait aucune analyse de rang de Monsieur Cadet (agent de police IV) que Monsieur Cadet témoigne est celui d’un policier normal (Dossier du tribunal (DT), page 724), un rang pas élevé vu l’échelle hiérarchique après un agent de police IV : inspecteur de police, inspecteur principal, inspecteur divisionnaire, commissaire de police, commissaire principal, commissaire divisionnaire de la direction centrale, inspecteur général et enfin le Directeur général de la Police nationale. Qui plus est, le tribunal ne fait aucune référence au témoignage de Monsieur Cadet sur la fonction d’un « team leader » celle de faire exécuter les opérations quand le Commissaire du SWAT l’ordonne. « Il me donne la commande pour faire exécuter l’opération » (DT, page 725).
[44] Les erreurs de droit que j’ai relevées sont suffisantes pour casser la décision du tribunal. Cependant, je ne peux passer sous silence un autre aspect de la décision du tribunal que je trouve inquiétant : la conclusion que le tribunal a tiré que Monsieur Cadet n’était pas crédible. Cette conclusion du tribunal jouit d’une grande déférence soit d’après l’article 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales (voir Khosa) ou d’après la jurisprudence (voir Dunsmuir). Cependant, comme la Cour suprême du Canada l’a décidée dans Syndicat canadien, ce n’est lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal, que la Cour peut intervenir. Aussi dans Aguebor, le juge Décary a écrit que la Cour ne pouvait intervenir à moins que les inférences tirées par le tribunal étaient déraisonnables.
[45] J’estime que plusieurs conclusions du tribunal ne sont pas raisonnables sur la base du témoignage du demandeur qui, dans une certaine mesure, est soutenu par la preuve documentaire que le tribunal semble avoir ignorée. À titre d’exemples, je cite les conclusions suivantes du tribunal :
1) Au paragraphe 35 de ses motifs, le tribunal conclut que le demandeur n’avait aucune raison de craindre certains membres du SWAT team. Le demandeur et la preuve documentaire explique pourquoi le demandeur était justifié de craindre ceux-ci. La preuve documentaire est à l’effet qu’en 2001 et 2002 le Président Aristide a politisé la PNH. (Voir US DOS pour 2001 : DT, page 305; US DOS pour 2002 : DT, page 323; HRW pour 2002 : DT, page 402; Amnesty pour 2002 : DT, page 445; et, le témoignage du demandeur : DT, pages 745, 769 à 772, 796.)
2) Aux paragraphes 31 à 34 de ses motifs, le tribunal discute longuement du témoignage du demandeur sur son ignorance « des agissements des policiers en Haïti » et « des bavures des forces policières en Haïti » semblant avoir oublié sa constatation, au tout début de ses motifs, que le demandeur n’a pas nier qu’en Haïti que « les forces policières se sont rendues coupables de crimes contre l’humanité ». Quoi qu’il en soit, une lecture raisonnable et entière des notes sténographiques de son témoignage est à l’effet que le tribunal a mal interprété la preuve lorsqu’il conclue à des contradictions ou des invraisemblances.
· Au DT – pages 744 et 745, le demandeur témoigne en contre-interrogatoire qu’il n’avait jamais entendu parler de bavures policières dans le SWAT et, par la suite, a répondu qu’il entendait à la radio qu’il y avait des excès de zèle parmi les membres du PNH parce que ceux-ci n’étaient pas aussi bien entraînés que les membres du SWAT. Le contre-interrogatoire sur ce point reprend à DT – page 758; en réponse à une question par le conseil du Ministre à savoir si dans la PNH il y avait des bavures, Monsieur Cadet répond spontanément « j’écoutais à la radio qu’il y avait des excès de zèle » qu’il précise plus tard signifie qu’un policier pourrait avoir tiré sur des gens sans avoir reçu l’ordre (DT – page 758).
· Le demandeur n’a jamais témoigné advenant que l’on tirait sur les membres du SWAT, ils arrêtaient toutes activités. Au contraire, Monsieur Cadet a témoigné que si l’on tirait sur eux les membres du SWAT vont « le stopper » (DT – pages 774 à 779).
[46] Le tribunal soit ignore la preuve ou ne tient pas compte des explications du demandeur lorsqu’il conclue au paragraphe 27 que le demandeur témoigne qu’il n’aurait jamais participé à des opérations majeures ou à hauts risques (DT – pages 815 à 818).
[47] À mon avis, les erreurs commises par le tribunal, mentionnées ci-haut, dans l’évaluation de la preuve à l’appui de sa conclusion sur la non crédibilité du demandeur, sont suffisantes pour infirmer la conclusion sur la non-crédibilité du demandeur.
[48] Pour tous ces motifs, la décision du tribunal doit être cassée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que cette demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal en date du 1er octobre 2008 statuant sur l’exclusion du demandeur est annulée et la revendication du demandeur est soumise pour détermination à nouveau par une formation différemment composée de la Section de la protection des réfugiés. Aucune question certifiée n’a été proposée.
« François Lemieux »
__________________________
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5011-08
INTITULÉ : MICHEL CADET c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 16 juin 2009
ET JUGEMENT : Le juge Lemieux
DATE DES MOTIFS : Le 15 juillet 2009
COMPARUTIONS :
Me Viken Artinian
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Lisa Maziade
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Viken Artinian Avocat(e) Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |