Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 30 juin 2009
En présence de monsieur le juge Beaudry
ENTRE :
DORIS ILIANNA CESPEDES MENESES
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La présente demande de contrôle judiciaire, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), porte sur une décision rendue le 15 octobre 2008 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demanderesses, Rosa Meneses (Rosa) et Doris Meneses (Doris) n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger.
Questions en litige
[2] La présente demande soulève les questions suivantes :
a) La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que Rosa pourrait être en sécurité au Pérou?
b) La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que Rosa et Doris pourraient être en sécurité au Mexique?
c) La Commission a-t-elle commis une erreur en épousant les conclusions tirées dans la décision à caractère persuasif sur le Mexique (TA6-07453)?
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande devrait être accueillie.
[4] Rosa, citoyenne du Pérou, et sa fille Doris, citoyenne du Mexique, demandent l’asile en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.
[5] Rosa, née à Lima au Pérou le 17 novembre 1949, a marié Jesus Ramon Fernando Cespedes (Ramon) en 1971 et s’est séparée de lui en novembre 1997. Doris, qui ne s’est jamais mariée, est née de cette union dans la ville de Mexico le 9 septembre 1980. Quatre autres fils issus de la même union vivent également au Mexique.
[6] Rosa a peur de retourner au Mexique car elle craint que Ramon continuera de l’agresser. Elle serait complètement dépendante de lui et, en raison de son âge, elle ne pourrait pas trouver un emploi stable.
[7] Doris affirme qu’un retour au Mexique signifie un retour à la même violence. Ses frères et sœurs lui ont dit que son père est très fâché et qu’il la considère comme une complice de sa mère en vue de faire sortir celle-ci du Mexique.
[8] L’audience des demanderesses a eu lieu le 25 août 2008 et leur demande d’asile était fondée sur les éléments de preuve suivants :
1. Pendant de nombreuses années, Rosa a été victime de violence conjugale par son époux. Ce dernier est citoyen du Pérou et résident permanent du Mexique.
2. Les actes de violence se sont produits au cours du mariage de Rosa et se sont poursuivis après que son époux l’eut laissée pour une autre femme en 1997. Après la séparation, son ex-époux a continué d’être violent envers elle en contrôlant ses déplacements et en lui rendant visite pour avoir des relations sexuelles. Il a également continué à contrôler ses finances puisqu’il demeurait propriétaire de la résidence familiale et qu’il subvenait financièrement à ses besoins. Elle est allée consulter des avocats au Mexique pour se renseigner sur la possibilité de se divorcer de lui, mais elle a appris que cela serait extrêmement difficile.
3. Doris craint son père, l’ex-époux de Rosa, ainsi que son frère Flavio. Bien que Rosa ait enduré la majorité des actes de violence que son ex-époux lui a fait subir, au fur et à mesure que Doris vieillissait, son père a commencé à l’agresser elle aussi verbalement et physiquement. Doris a été agressée par son frère lorsqu’elle était jeune et à une autre occasion aussi lorsqu’elle était adulte. Elle a appelé la police et déposé une plainte, mais les policiers n’ont pas voulu l’aider.
Décision contestée
[9] Dans son formulaire de renseignements personnels (le FRP), Rosa a affirmé qu’au fil des ans ses seuls moments de répit contre la violence subie ont été les courtes visites qu’elle rendait à sa famille au Canada. Ramon a toujours fourni les documents financiers qu’elle devait présenter à l’appui de ses demandes de visa canadien, sauf pour la dernière visite. Un cousin de Rosa à Ottawa a payé ses frais de voyage, y compris son billet d’avion.
[10] Rosa a affirmé qu’elle n’a jamais pensé qu’elle ne retournerait pas au Mexique, car ses enfants sont là. Elle venait seulement en visite dans l’espoir que l’attitude de son époux envers elle change. Rosa n’a jamais envisagé de retourner au Pérou, son pays de nationalité. Elle a indiqué que la situation serait pire dans ce pays qu’au Mexique étant donné que la famille de Ramon est très influente là-bas. Elle n’a pas de famille immédiate sauf des demi-frères et des demi-sœurs qu’elle a rencontrés pour la première fois aux funérailles de son père. Elle dit qu’elle n’aura aucun moyen de dénicher un emploi puisque l’argent pour subvenir à ses besoins se trouve au Mexique.
[11] La Commission a précisé que pour que la demande soit accueillie, la définition de réfugié au sens de la Convention exige que la persécution invoquée par les demanderesses soit liée à un motif prévu dans la Convention tels que la race, la nationalité, la religion, l’appartenance à un groupe social ou des opinions politiques (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689). Dans son FRP, Rosa ne présente aucune allégation de persécution, de menace à sa vie ou de risque de peines cruelles ou inusitées si elle devait retourner au Pérou, son pays de nationalité. Elle possède un passeport valide, peut retourner au Pérou et son incapacité à trouver un emploi ne constitue pas un motif suffisant pour lui reconnaître le statut de réfugié au Canada.
[12] Lors de son entrevue avec l’agent d’immigration, Rosa a affirmé avoir été persécutée du fait qu’elle avait été victime de violence conjugale. Elle a quitté le Pérou avec tous ses enfants (sauf Doris) pour venir au Canada.
[13] La Commission a conclu qu’il n’y avait aucune raison pour que Rosa ne puisse pas retourner au Pérou. Elle est assez jeune et semble en bonne santé. Elle pourrait s’organiser une nouvelle vie au Pérou dans la langue qu’elle parle et comprend. Ses enfants sont tous des adultes et, à l’exception de Doris qui est âgée de 28 ans, ils sont tous mariés et ont eux-mêmes des enfants.
[14] Quant à Doris, la Commission a indiqué qu’elle est une personne instruite qui a occupé un emploi à Mexico à partir de mars 2007, après avoir obtenu un diplôme universitaire en communication, jusqu’à ce qu’elle arrive au Canada en octobre 2007. Elle est indépendante et peut décider de son propre avenir sans que son père et ses frères et sœurs s’en mêlent. La colère de son père visait principalement sa mère, mais la touchait indirectement parce qu’elle vivait avec elle à ce moment-là.
[15] Doris allègue que Ramon était parfois violent envers elle. Elle a fourni peu ou pas de détails sur cette violence, notamment où ou quand elle serait survenue. Aucune preuve ne démontrait que Ramon l’avait maltraitée de façon continue et répétitive, et la Commission avait l’impression qu’elle craignait plutôt qu’il subisse un accident s’il conduisait seul après avoir bu ou qu’il soit une cible facile des voleurs pendant qu’il était en état d’ébriété. Si elle avait été vraiment fidèle à son père, elle ne l’aurait pas accompagné aux puits d’eau locaux pour vérifier s’il était rentré à la maison en toute sécurité. La majeure partie de la violence que son père a dirigée contre elle était verbale.
[16] La Commission a reconnu que la question de l’existence d’une protection de l’État a fait l’objet d’une analyse sérieuse et exhaustive dans la décision TA6-07453 datée du 26 novembre 2007, laquelle a été qualifiée par la Commission de décision à caractère persuasif. Il existe une présomption selon laquelle un État a la capacité de protéger ses citoyens, mais un demandeur peut réfuter cette présomption en démontrant de façon claire et convaincante que la protection est insuffisante dans le pays d’origine. Lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire (comme le Mexique), qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier la prétention que les victimes ne peuvent pas se réclamer de sa protection.
[17] Lorsque l’État en cause est un état démocratique, le demandeur d’asile doit aller plus loin que de simplement démontrer qu’il s’est adressé à certains membres du corps policier et que ses démarches ont été infructueuses. Le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur d’asile est en quelque sorte directement proportionnel au degré de démocratie qui existe dans l’État en cause. Plus les institutions sont démocratiques, plus le demandeur d’asile doit avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui.
[18] La Commission était convaincue que les faits en l’espèce étaient suffisamment semblables à ceux de la décision TA6-07453, et elle a épousé les conclusions tirées dans cette décision concernant la possibilité pour les demanderesses de se réclamer de la protection de la police et d’autres institutions judiciaires au Mexique. La Commission a conclu que les demanderesses n’ont pas démontré de façon claire et convaincante que le Mexique ne peut ou ne veut leur offrir une protection s’il retournait dans ce pays.
[19] Enfin, la Commission a rejeté la demande des demanderesses pour les motifs que Rosa pouvait retourner au Pérou et que les deux avaient la possibilité de se réclamer de la protection de l’État au Mexique.
Norme de contrôle
[20] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême a établi deux normes : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable.
[21] Le caractère adéquat de la protection de l’État est une question mixte de droit et de fait. C’est donc la norme de la décision raisonnable qui s’y applique. Ainsi, il faut examiner si le caractère raisonnable de la décision de la Commission tient à sa justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47).
a) La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que Rosa pourrait être en sécurité au Pérou?
[22] Il importe de souligner que la Commission n’a pas tiré de conclusions défavorables sur la crédibilité de Rosa au sujet de la violence familiale subie. On ne trouve aucune analyse ou mention concernant la situation au Pérou à l’appui de la conclusion selon laquelle Rosa pourrait retourner dans ce pays et obtenir une protection de cet État. Au contraire, le conseil de la demanderesse a renvoyé la Cour à la preuve documentaire qui indique que la violence contre les femmes et la violence conjugale sont un problème au Pérou (le dossier du Tribunal, pp. 324 et 325, ainsi qu’une page ajoutée le matin de l’audience).
b) La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que Rosa et Doris pourraient être en sécurité au Mexique?
[23] La Commission est présumée avoir pesé et considéré toute la preuve dont elle est saisie jusqu’à preuve du contraire. Le fait que l’exposé des motifs de la Commission ne renvoyait pas à toute la preuve ne signifie pas que la Commission n’a pas tenu compte de ces documents et n’entache pas la décision de nullité (Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.) (QL); Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317, p. 318; 36 A.C.W.S. (3d) 635 (C.A.F.)).
[24] Dans l’affaire qui nous occupe, la Commission n’a pas mentionné certains éléments de preuve importants, tels que le rapport de la police concernant une plainte déposée par Doris après qu’elle eut été agressée par son frère en octobre 2007. De plus, elle disposait en preuve d’un rapport psychologique dont elle n’a pas traité. Il s’agit d’un document important puisqu’il touche au cœur de la demande de Doris.
c) La Commission a-t-elle commis une erreur en épousant les conclusions tirées dans la décision à caractère persuasif sur le Mexique (TA6-07453)?
[25] La décision de la Commission d’épouser les conclusions tirées dans la décision à caractère persuasif TA6-07453 était déraisonnable. Les faits dans cette affaire se rapportaient au trafic de stupéfiants. Dans le dossier TA6-07453, le demandeur croyait qu’il ne serait pas protégé par les autorités de l’État du Mexique parce que des membres des forces de l’ordre étaient corrompus. La Commission a axé son analyse relative à la protection de l’État sur cet aspect précis.
[26] Dans la présente affaire, les faits sont tout à fait différents. On ne trouve aucune analyse ou mention concernant la situation de la violence familiale au Mexique. Cette erreur justifie l’intervention de la Cour.
[27] Aucune question n’a été proposée par les parties à des fins de certification et aucune ne se pose.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4906-08
INTITULÉ : ROSA MENESES
DORIS ILIANNA CESPEDES MENESES
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 29 juin 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : Le juge Beaudry
DATE DES MOTIFS : Le 30 juin 2009
COMPARUTIONS :
Laura Setzer POUR LES DEMANDERESSES
Julia Barss POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Laura Setzer POUR LES DEMANDERESSES
Ottawa (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)