PUI MEI PONG,
STACY TANG
(représentée par son tuteur à l’instance, PUI MEI PONG),
KA WING TANG
(représenté par son tuteur à l’instance, PUI MEI PONG)
et SAMUEL TANG
(représenté par son tuteur à l’instance, PUI MEI PONG)
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE PHELAN
I. INTRODUCTION
[1] La présente affaire pourrait très bien appuyer l’argument selon lequel l’« efficacité bureaucratique » est antinomique. En l’espèce, un éventuel résident permanent a été jugé interdit de territoire pour criminalité organisée dans une décision initialement rendue en 1996 et communiquée au demandeur principal en 2007 après beaucoup de méandres entre les bureaux du gouvernement fédéral.
II. CONTEXTE
[2] Kut Song Tang (Tang), le demandeur principal, est un citoyen de Hong Kong. Il est marié à Pui Mei Pong, une citoyenne canadienne, et ils ont trois enfants canadiens; ces quatre derniers sont les autres demandeurs.
[3] En 1993, l’épouse de M. Tang a demandé de parrainer sa demande de résidence permanente. M. Tang a été convoqué à une entrevue par des agents d’immigration à New York en août de la même année.
[4] Une autre entrevue a été menée en 1995 par des agents à Hong Kong alors que le dossier relevait toujours du bureau du défendeur à New York. Cet organisme gouvernemental a joué un rôle déterminant dans le traitement du présent dossier.
[5] Lors de l’entrevue tenue en 1995, M. Tang a confirmé un fait qu’il avait révélé auparavant – celui voulant qu’il a été déclaré coupable à Hong Kong d’une infraction pour [traduction] « s’être dit membre d’une société triade ». Le plaidoyer de culpabilité a donné lieu à une déclaration de culpabilité qui était assortie d’une libération sous condition, d’une amende minime et d’une inscription d’[traduction] « absence de casier judiciaire ».
[6] À l’entrevue en 1995, l’agent d’immigration a insisté sur la question du refus de M. Tang d’admettre qu’il était réellement membre d’une triade. M. Tang a soutenu qu’il n’était pas membre d’une triade parce qu’il n’avait pas pris part à la cérémonie d’initiation traditionnelle. Il a admis qu’il avait joint une triade pendant ses études et qu’il était demeuré au sein de cette organisation pendant deux ans. M. Tang a parlé de son rôle supposément limité et d’autres aspects de sa [traduction] « non-appartenance », lesquels ont tous été jugés non crédibles par l’agent.
[7] Le 19 août 1996 ou vers cette date, le bureau de New York a rédigé une lettre dans laquelle il rejetait la demande de résidence permanente en raison de la déclaration de culpabilité du demandeur pour s’être dit membre d’une triade et avoir admis être membre de la triade Wo Shing Wo. La lettre n’a jamais été envoyée et l’examen et le suivi du dossier de M. Tang semblent avoir fait l’objet d’un oubli par le gouvernement.
[8] Malgré les doutes des agents du défendeur au sujet des activités au sein d’une société triade de M. Tang, ce dernier a continué de voyager sans restriction entre Hong Kong et le Canada jusqu’en 2007 pour rendre visite aux membres de sa famille qui résidaient là-bas.
[9] Pendant environ 14 ans, le dossier de M. Tang est tombé dans l’oubli sauf en ce qui concerne la réponse à une demande de statut en 1999, laquelle était qu’aucune décision n’avait été rendue.
[10] Compte tenu des pressions exercées sur le ministère par la famille de M. Tang et d’autres personnes durant quelques années, des fonctionnaires ont avisé M. Tang en juin 2006 qu’une décision avait été inscrite dans les notes du STIDI, mais qu’il y avait aucune preuve qu’elle lui avait été communiquée. Les fonctionnaires l’ont aussi informé que, puisque l’agent responsable avait quitté la fonction publique, il fallait que sa demande soit réexaminée par un nouveau décideur.
[11] Dans la communication interne entre fonctionnaires, le dossier de M. Tang a été décrit comme ayant [traduction] « beaucoup voyagé ». Le problème initial, relevé en 1998, portait sur la confusion de la responsabilité entre les bureaux de New York et de Hong Kong. Plus particulièrement, le problème portait sur l’entrevue menée en 1995 et les conclusions de crédibilité tirées par la personne qui n’avait pas le pouvoir décisionnel final.
[12] Lorsque le dossier a finalement refait surface, des agents de l’Unité du crime organisé (l’UCO) croyaient avoir une solution au problème relatif à la crédibilité et à la décision. La solution était d’ignorer délibérément l’entrevue de 1995 et de s’en tenir à la déclaration de culpabilité du demandeur pour s’être dit membre d’une triade.
[13] Dans son mémoire adressé à M. Lilius, consul (Immigration) à New York et personne exerçant le pouvoir décisionnel final, l’UCO n’a fait aucune référence à l’entrevue de 1995 mais a invoqué la déclaration de culpabilité pour justifier l’interdiction de territoire. Cependant, dans le courriel accompagnant ce mémoire, l’UCO a directement abordé les questions antérieures concernant la lettre de refus d’août 1996 qui n’a jamais été envoyée et l’entrevue d’octobre 1995, et elle a déclaré qu’il n’en tiendrait pas compte.
[14] Dans sa lettre de décision du 30 novembre 2007, M. Lilius reprend essentiellement les extraits pertinents du mémoire de l’UCO. En plus de rejeter la demande de résidence permanente, la décision interdisait également à M. Tang d’entrer au Canada comme il l’avait fait périodiquement au cours des 14 dernières années.
[15] La disposition en cause de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est ainsi rédigée :
III. ANALYSE
[16] Il y a deux questions en litige dans le présent contrôle judiciaire :
1. La décision d’interdiction de territoire tient-elle sur le plan juridique?
2. Y a-t-il eu manquement à la justice naturelle?
Dans une certaine mesure, les questions sont inextricablement liées mais exigent une analyse distincte.
A. Norme de contrôle
[17] La détermination de l’appartenance en soi repose sur les faits. Elle est donc assujettie à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Castelly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 788). Il importe de signaler que la question porte sur l’appartenance à une organisation et non sur l’existence de motifs raisonnables de croire que l’organisation se livre à des activités criminelles. Le comportement criminel semble être présumé dans le cas des triades.
[18] La question de l’équité procédurale a été considérée comme débordant du cadre de l’analyse de la norme de contrôle d’après l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 79, et elle est donc assujettie à un contrôle selon la norme de la décision correcte.
B. Interdiction de territoire
[19] En règle générale, une déclaration de culpabilité peut justifier une conclusion d’interdiction de territoire mais pas nécessairement dans tous les cas. Une déclaration de culpabilité peut constituer cette justification lorsqu’il y a des motifs de croire que les allégations sur lesquelles elle repose sont fondées sur une déclaration véridique des faits. Cependant, pour s’appuyer sur une déclaration de culpabilité, il est nécessaire de faire enquête sur la portée de celle-ci, ce qui peut exiger une analyse des circonstances s’y rapportant. Par exemple, la négociation d’un plaidoyer peut soulever des questions différentes de celles liées à une déclaration de culpabilité à la suite d’un procès.
[20] L’application de l’article 37 est influencée par l’article 33 qui prévoit un autre critère assujetti à la norme de la décision raisonnable :
33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.
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33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur. |
[21] Dans Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.F.), la question était de déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire à l’appartenance à une organisation criminelle. La Cour d’appel a conclu que l’expression « motifs raisonnables » signifiait « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi ».
[22] Dans la présente affaire, la déclaration de culpabilité de M. Tang pour s’être dit membre d’une triade a été invoquée comme motif raisonnable de croire qu’il était effectivement membre d’une triade. Dans d’autres affaires, cela suffit peut-être mais pas dans celle-ci.
[23] Premièrement, aucun examen n’a été fait sur les circonstances se rapportant à la déclaration de culpabilité permettant de déterminer si la prétention était exacte. En l’absence des aveux de l’entrevue de 1995, la déclaration de culpabilité a été prononcée par suite d’un plaidoyer de culpabilité et une peine minimale a été imposée.
[24] Deuxièmement, si le défendeur avait « une croyance légitime » que M. Tang était ou avait été membre d’une triade, il l’avait depuis 1997, mais il a quand même continué à lui permettre d’entrer au Canada de façon régulière. Les actions et l’acquiescement du défendeur ont démenti sa croyance générale.
[25] Troisièmement, il y a un manque de sincérité dans la manière dont les agents se sont servis de la déclaration de culpabilité en prétendant que les aveux de 1995 n’avaient jamais été faits. Une enquête sur les motifs réels de croire que M. Tang était membre d’une triade révèle que l’entrevue de 1995 était déterminante. Les aveux de M. Tang quant à sa participation, lesquels sont tous inculpatoires, influent sur le fondement de la conclusion finale. Pourtant, le défendeur ne fait aucunement mention des aveux et utilise un prétexte plus commode, celui de la déclaration de culpabilité, à l’appui de la décision concernant l’interdiction de territoire.
[26] Compte tenu de l’incohérence entre ce que le défendeur a affirmé, ce qu’il a fait et ce qu’il a invoqué à l’appui de sa décision, celle-ci n’est pas raisonnable.
C. Équité procédurale
[27] Selon ce qui a été dit la notion d’équité procédurale « est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas » (Knight c. Indian Head School Division no 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 682).
[28] Il était injuste que le défendeur permette à ce que l’entrevue de 1995 influence sa décision sans régler le malaise à l’égard de ses propres dossiers quant à la procédure et au contenu de l’entrevue. Il y avait des réserves en ce qui a trait aux inférences et aux conclusions de crédibilité ayant été tirées. Cependant, M. Tang n’a jamais eu la possibilité de s’expliquer sur ces questions malgré l’acceptation provisoire de la conclusion finale de l’agent.
[29] Le fait que M. Tang ait vécu 24 ans sans lien apparent avec une triade et ni rapport de police ou rapport de sécurité contre lui (autre que la déclaration de culpabilité enregistrée) serait peut-être plus pertinent quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre relatif à l’interdiction de territoire que ne l’est la question d’équité. Cela pourrait également être pertinent à l’égard de la « croyance légitime » à l’appartenance à une triade. Ces questions seront pour une autre fois.
[30] Compte tenu de ces circonstances inhabituelles, il était injuste de rendre la décision sans accorder à M. Tang une entrevue avec le fonctionnaire décideur et la possibilité de connaître les motifs véritables de la décision d’interdiction de territoire.
[31] Le demandeur allègue qu’il y a eu manquement à l’équité en raison du retard et de l’omission de l’avoir informé au sujet du recours à la procédure d’exemption.
[32] Bien que le retard soit inacceptable et très certainement embarrassant, les demandeurs ont une part de responsabilités. Il n’est pas acceptable de profiter de l’accès facile de M. Tang au Canada, de laisser la demande languir sans demander réparation ou réclamer de mandamus et maintenant de crier à l’injustice. Rien n’empêchait M. Tang d’exercer un recours pour faire respecter son droit d’obtenir une décision dans un délai raisonnable.
[33] En outre, les fonctionnaires n’avaient aucune obligation générale d’informer les demandeurs au sujet de la procédure d’exemption. Cela est d’autant plus vrai qu’ils étaient représentés par un avocat même si ce n’était pas le même que celui qui a assuré la conduite du présent litige.
IV. CONCLUSION
[34] Pour ces motifs, le présent contrôle judiciaire sera accueilli, la décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée au défendeur pour qu’il rende une décision appropriée. Pour éviter d’autres délais, la Cour demeurera saisie de l’affaire. Une nouvelle décision devra être rendue en s’appuyant sur des motifs valables dans un délai de trois mois, sauf si le défendeur réussit à démontrer que ce délai ne tient pas. Les parties peuvent solliciter de telles ordonnances et directives de manière à faciliter cette instance.
[35] Les demandeurs ont sollicité des dépens. N’eût été de la propre inaction des demandeurs, l’ordonnance aurait peut-être pu prévoir des dépens. Cependant, pour les motifs susmentionnés, l’inaction même des demandeurs n’a rien fait pour faire avancer l’affaire et, par conséquent, aucuns dépens ne seront accordés.
[36] Les présents motifs sont rendus avant qu’une ordonnance finale soit prononcée permettant aux parties de formuler dans un délai de 14 jours des observations quant à une question à certifier. Selon la Cour, il n’y aurait aucune question de ce genre.
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : MM-5449-07
INTITULÉ : KUT SONG TANG, PUI MEI PONG, STACY TANG (représentée par son tuteur à l’instance, PUI MEI PONG), KA WING TANG (représenté par son tuteur à l’instance, PUI MEI PONG) et SAMUEL TANG (représenté par son tuteur à l’instance, PUI MEI PONG)
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 27 janvier 2009
MOTIFS DU JUGEMENT : Le juge Phelan
DATE DES MOTIFS : Le 19 mars 2009
COMPARUTIONS :
Barbara Jackman Hadayt Nazami
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Ian Hicks
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Jackman & Associates Avocats Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |