Ottawa (Ontario), le 26 février 2009
En présence de monsieur le juge O’Keefe
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
LE JUGE O’KEEFE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, soumise en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), visant la décision du 20 mai 2008 par laquelle une agente des visas (l’agente) du Consulat général du Canada à Detroit a rejeté la demande de résidence permanente présentée par le demandeur à titre de membre de la catégorie de l’immigration économique.
[2] Le demandeur sollicite les réparations suivantes :
1. un bref de certiorari annulant la décision;
2. un bref de mandamus ordonnant
- le réexamen de la demande à un autre bureau des visas ou par un autre agent des visas, ou à la fois à un autre bureau et par un autre agent,
- que, s’il a des doutes quant à la demande, le défendeur en informe le demandeur et lui fournisse l’occasion de les dissiper,
- que les dépens avocat‑client soient adjugés au demandeur,
- les autres réparations que la Cour pourra juger justes et équitables.
Contexte
[3] Le ou vers le 31 juillet 2006, Vikas (le demandeur est désigné par ce seul nom) a présenté au Consulat de Buffalo (New York) une demande de résidence permanente à titre de travailleur qualifié. Il a fait état dans sa demande des professions de surveillant des caissiers (CNP 6211), de superviseur de magasin de détail‑commerce de détail (CNP 6211) et de superviseur‑commerce de détail (CNP 6211).
[4] Le défendeur a requis par lettre de l’information à l’été 2007. La lettre ayant d’abord été envoyée à une adresse erronée, on a dû l’envoyer de nouveau en novembre de la même année.
[5] Le 30 avril 2008, le demandeur a eu à Detroit une entrevue qui s’est déroulée en deux étapes. H. Roznawski a fait passer la première partie de l’entrevue et Mme J. Stoneberg, l’agente qui a rendu la décision finale dans le présent dossier, la seconde. Ce dont on a alors discuté, c’est du niveau de scolarité et de l’expérience professionnelle du demandeur.
[6] À l’entrevue, le demandeur a fourni des renseignements sur ses employeurs, ses tâches professionnelles et ses heures travaillées. Il a confirmé à l’agente le fait qu’alors qu’il était chez MIRC Electronics Ltd. (MIRC), il avait travaillé 30 heures par semaine de janvier 2001 à décembre 2004, puis 40 heures par semaine de janvier 2005 à août 2005. À la fin de l’entrevue, l’agente a procédé par écrit à un calcul sans toutefois expliquer exactement ce qu’elle faisait ni formuler le moindre commentaire. Le demandeur a déduit de ce silence que l’agente estimait qu’il comptait suffisamment d’heures travaillées, cela menant l’entrevue à terme. D’après le demandeur, l’agente ne lui a jamais dit qu’elle ne lui accorderait que 19 points au titre de l’expérience de travail. L’agente a plutôt demandé au demandeur de donner des précisions au sujet de son emploi chez MIRC, et elle lui a accordé deux semaines pour qu’il présente des documents additionnels.
Décision de l’agente
[7] Dans sa décision du 20 mai 2008, l’agente a statué que le demandeur ne satisfaisait pas aux conditions requises pour pouvoir, à titre de travailleur qualifié, immigrer au Canada en tant que membre de la catégorie de l’immigration économique. L’agente a informé le demandeur qu’en vertu du paragraphe 76(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), les demandeurs de la catégorie des travailleurs qualifiés étaient évalués en fonction de certains critères de sélection.
[8] Le demandeur a obtenu 66 points au total, alors qu’un nombre minimal de 67 points est requis. Le demandeur n’a obtenu aucun point au titre de l’exercice d’un emploi réservé ou de la capacité d’adaptation et 12 points sur un nombre possible de 24 points au titre de la compétence dans les langues officielles; il n’a toutefois aucunement remis en question ces conclusions. Le demandeur a obtenu 19 points sur un nombre possible de 21 points au titre de l’expérience, et c’est cette conclusion qu’il conteste.
[9] L’agente a accepté que le demandeur satisfaisait aux conditions requises pour être évalué au regard de la profession de superviseur‑commerce de détail (CNP 6211), en raison de l’expérience qu’il avait acquise en travaillant chez MIRC. S’il n’avait obtenu que 19 points, toutefois, c’est parce qu’il ne disposait pas du nombre minimal de mois requis (48 mois) au titre de l’expérience de travail pour avoir droit à 21 points. L’agente a calculé comme suit l’expérience de travail du demandeur :
4 années x 52 semaines x 30 heures/semaine = 3,2 années d’expérience de travail
3,2 années + 8 mois de travail à plein temps = 46,4 mois d’expérience de travail
Question en litige
[10] L’agente a‑t‑elle manqué à son obligation d’agir équitablement en n’informant pas le demandeur de ses doutes quant au nombre de points qu’elle devrait lui attribuer au titre de l’expérience de travail?
Observations du demandeur
[11] Le demandeur déclare avoir été surpris d’apprendre que sa demande avait été rejetée parce qu’il lui manquait 1,6 mois d’expérience de travail pour avoir droit à 21 points, étant donné qu’on ne l’avait pas informé lors de l’entrevue ou par la suite des doutes de l’agente ni du fait qu’il n’obtiendrait qu’un nombre total de 66 points. On ne lui a pas non plus fourni l’occasion de dissiper les doutes de l’agente. Cela constitue un manquement à l’obligation d’agir équitablement.
[12] L’agent doit fournir au demandeur l’occasion de dissiper ses doutes avant d’en arriver à une évaluation défavorable. Si l’agent manque à son obligation d’agir équitablement, sa décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent des visas.
[13] Dans Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205, par exemple, la demande avait été rejetée en raison pour bonne part de renseignements obtenus de responsables provinciaux. Le demandeur n’avait pas eu l’occasion de dissiper les doutes de l’agent, de sorte qu’on a jugé que l’agent avait manqué à l’obligation d’agir équitablement.
[14] Dans d’autres affaires, comme Fong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. no 641, et Yang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 218, on a conclu que l’agent devait poser des questions appropriées pour que puisse être dissipé tout doute quant au caractère lacunaire d’une demande.
[15] L’agente n’avait en l’espèce aucune raison valable de ne pas faire part de ses doutes au demandeur. N’ayant pas informé le demandeur de ses doutes, l’agente l’a en outre privé de l’occasion de demander qu’elle exerce le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 76(3) du Règlement et accepte sa demande même s’il lui manquait un point.
[16] Le demandeur prétend constituer le candidat idéal pour le Canada. Il est instruit et il vivait au Canada depuis près de deux ans et demi lorsqu’il a passé l’entrevue, ayant étudié près de deux ans et travaillé pendant près d’un an au Canada. Toute personne raisonnable conclurait qu’il pourrait réussir son établissement économique au Canada, et que le nombre total de 66 points attribués ne reflète pas son aptitude à réussir son établissement économique. La substitution par l’agente de son appréciation serait vraiment de mise en l’espèce, la demande du demandeur n’ayant été rejetée que parce qu’il lui manquait 1,6 mois d’expérience de travail.
[17] Le demandeur soutient en outre que l’agent doit évaluer l’expérience de travail du demandeur ainsi que son temps travaillé en vue de lui attribuer des points d’appréciation au titre de l’expérience. Or, en l’espèce, l’agente ne l’a pas fait.
Observations du défendeur
[18] Le défendeur soutient, premièrement, que l’agente n’était aucunement tenue de communiquer au demandeur un « résultat intermédiaire » à chaque étape de la procédure, et n’avait pas non à faire état de tous ses doutes découlant directement de la Loi et du Règlement, qu’elle doit suivre dans l’évaluation d’une demande (Abanzukwe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1181, au paragraphe 11; Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 468, aux paragraphes 18 à 21; Ashgar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1091, au paragraphe 21). Quant aux décisions citées par le demandeur, celles‑ci ne sont pas applicables parce qu’elles ont trait à des doutes découlant, non pas de la Loi ou du Règlement, mais plutôt d’une preuve extrinsèque.
[19] Le défendeur prétend, deuxièmement, qu’on a donné l’occasion au demandeur de soumettre des documents additionnels, puisqu’on lui a accordé un délai de deux semaines après l’entrevue pour fournir un complément d’information.
[20] Le demandeur aurait en outre pu demander, comme le font la plupart des demandeurs, la substitution par l’agente de son appréciation avant la prise de la décision. Le demandeur est présumé connaître la loi, et il était représenté par un avocat d’expérience.
Réplique du demandeur
[21] Même si l’agente n’était pas tenue de communiquer de « résultat intermédiaire », le caractère unique des faits d’espèce rendait nécessaire qu’elle fasse part de ses doutes au demandeur.
[22] En outre, soutient le demandeur, la portée de l’arrêt Muliadi, précité, ne se restreint pas à la preuve émanant d’un tiers ou preuve extrinsèque (se reporter, par exemple à Dhaliwal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 122, et à la décision Fong, précitée).
[23] Il n’était pas pertinent, non plus, d’invoquer le fait qu’on avait convié le demandeur à fournir un complément d’information sur son emploi chez MIRC, étant donné que les notes retranscrites dans le STIDI après l’entrevue révèlent que l’agente était convaincue que le demandeur y avait exercé la profession envisagée et que ce dernier avait aussi déjà informé l’agente du nombre d’heures travaillées chez cet employeur.
[24] Finalement, la Loi et le Règlement visent à attirer au Canada des travailleurs qualifiés pouvant y réussir leur établissement économique. Or, le demandeur n’aurait manifestement aucun mal à réussir un tel établissement.
Analyse et décision
[25] Question en litige
L’agente a‑t‑elle manqué à son obligation d’agir équitablement en n’informant pas le demandeur de ses doutes quant au nombre de points qu’elle devrait lui attribuer au titre de l’expérience de travail?
En l’espèce, il manquait au demandeur un seul point pour atteindre le nombre requis de 67 points permettant de voir accueillir sa demande.
[26] On l’a dit, l’agente a informé le demandeur, une fois l’entrevue engagée, qu’elle souhaitait établir s’il disposait d’un nombre d’heures suffisant. Elle a alors effectué un certain calcul en présence du demandeur, après quoi elle a repris le fil de l’entrevue.
[27] Il semble que l’agente ait conclu après avoir effectué son calcul que le demandeur ne disposait pas d’une expérience de travail suffisante pour avoir droit à 21 points. L’agente n’a toutefois pas informé le demandeur du résultat de ce calcul.
[28] La question en litige devient donc celle de savoir si l’omission de l’agente d’informer le demandeur du résultat de son calcul a constitué une violation de l’obligation d’équité procédurale.
[29] J’estime, tout comme le défendeur, que l’agent n’est pas tenu de communiquer au demandeur un résultat intermédiaire à chaque étape de l’entrevue. Je suis d’avis toutefois que les faits d’espèce ont un caractère unique. Il n’était en effet pas déraisonnable pour le demandeur de présumer que les résultats du calcul de l’agente lui étaient favorables étant donné qu’elle ne lui avait pas dit qu’ils ne l’étaient pas.
[30] À mon avis, vu les faits uniques de la présente affaire, l’omission de l’agente d’informer le demandeur du résultat défavorable de son calcul a constitué une violation de l’obligation d’équité procédurale.
[31] Comme j’ai conclu qu’il y avait eu violation de l’obligation d’équité procédurale, il me faut annuler la décision de l’agente.
[32] La décision de l’agente est par conséquent annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci.
[33] Ni l’une ni l’autre partie n’a souhaité soumettre à mon examen une question grave de portée générale en vue de sa certification.
JUGEMENT
[34] LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision de l’agente soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau sur celle‑ci.
Traduction certifiée conforme
Julie Boulanger, LL.M.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Les dispositions législatives pertinentes figurent ci‑après.
Le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 :
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑3310‑08
INTITULÉ : VIKAS
- et -
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 22 JANVIER 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : LE 26 FÉVRIER 2009
COMPARUTIONS :
Ian R. J. Wong
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POUR LE DEMANDEUR |
Tamrat Gebeyehu
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ian R. J. Wong Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous‑procureur général du Canada
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POUR LE DÉFENDEUR |