Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 18 février 2009
En présence de monsieur le juge Simon Noël
AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en application du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);
ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale conformément au paragraphe 77(1) de la LIPR;
ET la divulgation des résumés de trois conversations auxquelles M. Harkat a participé;
ET Mohamed HARKAT
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le 3 février 2009, un rapport public modifié sur les renseignements de sécurité a été divulgué à M. Harkat et à ses avocats, conformément à l’alinéa 83(1)e) de la LIPR. Le résumé public modifié comporte une annexe K, où figurent treize résumés de conversations : onze sont des résumés de conversations auxquelles M. Harkat a participé et deux sont des résumés de conversations entre des tiers à propos de M. Harkat. Le résumé public modifié a été déposé au greffe de la Cour fédérale et fait partie du dossier public de l’espèce.
[2] Trois autres résumés de conversations auxquelles M. Harkat a participé n’ont pas été placés dans l’annexe K, et ont été déposées à la Cour le 16 septembre 2008, en tant que pièces d’un témoignage relatif au rapport très secret sur les renseignements de sécurité. À cet égard, ils diffèrent des documents déposés à la Cour en janvier 2009, conformément à l’ordonnance de la Cour du 24 septembre 2008, enjoignant les ministres à observer l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CSC 38 (l’arrêt Charkaoui no 2). Des résumés de ces trois autres conversations ont été préparés par les avocats des ministres, puis remis à la Cour et aux avocats spéciaux.
[3] Les avocats spéciaux se sont opposés à ce que les trois autres résumés soient versés à l’annexe K, car ils suscitent selon eux des inquiétudes concernant la protection des renseignements personnels que prévoient la législation sur les droits de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés.
[4] Les avocats spéciaux proposent que les trois résumés, ainsi que ceux des autres conversations ayant le même objet, soient divulgués à M. Harkat et à ses avocats, sans toutefois être déposés dans le dossier public. Selon les prétentions des avocats spéciaux, après que M. Harkat aura pris connaissance des renseignements et évalué le contexte de ces conversations en consultation avec ses avocats, il devrait décider si les renseignements sont à verser au dossier public pendant la partie publique de l’instance.
[5] Les ministres soutiennent que l’alinéa 83(1)e) de la LIPR ne permet pas à la Cour de refuser de divulguer publiquement des renseignements, sauf si les juges estiment que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.
[6] La LIPR ne prévoit pas de procédure de divulgation exclusive à l’intéressé et à ses avocats.
77. (1) Le ministre et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration déposent à la Cour fédérale le certificat attestant qu’un résident permanent ou qu’un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée. (2) Le ministre dépose en même temps que le certificat les renseignements et autres éléments de preuve justifiant ce dernier, ainsi qu’un résumé de la preuve qui permet à la personne visée d’être suffisamment informée de sa thèse et qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le ministre, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.
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77. (1) The Minister and the Minister of Citizenship and Immigration shall sign a certificate stating that a permanent resident or foreign national is inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality, and shall refer the certificate to the Federal Court. (2) When the certificate is referred, the Minister shall file with the Court the information and other evidence on which the certificate is based, and a summary of information and other evidence that enables the person who is named in the certificate to be reasonably informed of the case made by the Minister but that does not include anything that, in the Minister’s opinion, would be injurious to national security or endanger the safety of any person if disclosed.
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83. (1) Les règles ci-après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 : […] e) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause
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83. (1) The following provisions apply to proceedings under any of sections 78 and 82 to 82.2: […] (e) throughout the proceeding, the judge shall ensure that the permanent resident or foreign national is provided with a summary of information and other evidence that enables them to be reasonably informed of the case made by the Minister in the proceeding but that does not include anything that, in the judge’s opinion, would be injurious to national security or endanger the safety of any person if disclosed |
[7] Comme on peut le constater à la lecture du paragraphe 77(2), le ministre doit déposer à la Cour fédérale, en même temps que le certificat, les renseignements et autres éléments de preuve justifiant ce dernier ainsi qu’un résumé des renseignements protégeant les renseignements confidentiels, mais permettant à la personne visée d’être suffisamment informée de ce à quoi elle doit répondre.
[8] De surcroît, l’alinéa 83(1)e) de la LIPR oblige le juge à veiller autant que possible à ce que soit fourni à l’intéressé des résumés des renseignements confidentiels et de la preuve présentée tout au long de l’instance qui ne comporte aucun élément confidentiel dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé des allégations faites contre lui. Les trois résumés pourraient être remis à M. Harkat par la Cour, en conformité avec ce même alinéa.
[9] Le principe de la publicité des débats en justice est une « pierre angulaire de la common law » et « une caractéristique d’une société démocratique » (Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, paragraphes 22 à 31) qui s’applique à toutes les procédures judiciaires, y compris la présente instance. Toutefois, ainsi que le souligne le paragraphe 31 de l’arrêt Vancouver Sun, ce principe n’est pas absolu et peut être renversé par des dispositions législatives. Il est assujetti à certaines exceptions limitées pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, même si la loi n’exige pas que les renseignements soient traités de façon confidentielle (Sierra Club of Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] R.C.S. 522).
[10] Le législateur a considéré que la protection des renseignements confidentiels dans le contexte de la sécurité nationale est suffisamment importante pour justifier un traitement confidentiel obligatoire. La Cour suprême du Canada l’a accepté dans Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350 (l’arrêt Charkaoui no 1), au paragraphe 55 :
La confidentialité constitue une préoccupation constante dans le régime de certificats. Le juge « est tenu » de garantir la confidentialité des renseignements justifiant le certificat et des autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78b). À la demande de l’un ou l’autre des ministres, présentée en tout temps au cours de la procédure, le juge « examine », en l’absence de la personne désignée et de son conseil, des renseignements ou des éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78e). Le juge « fournit » un résumé des renseignements à la personne désignée, afin de lui permettre d’être suffisamment informée des circonstances ayant donné lieu au certificat. Toutefois, ce résumé ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le juge, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78h). En définitive, le juge peut devoir tenir compte de renseignements qui ne font pas partie du résumé : al. 78g). Ainsi, il peut arriver que le juge doive rendre sa décision entièrement ou en partie sur la foi de renseignements que la personne désignée et son avocat ne verront jamais. La personne désignée pourrait ignorer totalement ce qu’on lui reproche et, même si elle a techniquement la possibilité d’être entendue, n’avoir aucune idée de la preuve qu’elle doit présenter.
[11] Les documents déposés à la Cour ne peuvent être tenus confidentiels dans le cadre législatif de la LIPR que si, conformément à l’alinéa 83(1)d), leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Sans ordonnance enjoignant que les renseignements demeurent confidentiels pour d’autres motifs, le public peut avoir accès aux dossiers déposés au greffe. Le principe de la publicité des débats en justice figure en fait au paragraphe 26(1) des Règles des Cours fédérales, lequel prévoit que toute personne peut examiner les dossiers de la Cour et leurs annexes. Les résumés fournis par la Cour sur le fondement de l’alinéa 83(1)d) ne diffèrent en rien des autres documents déposés dans les dossiers de la Cour.
[12] Les avocats spéciaux ont demandé à la Cour que les trois résumés en cause soient considérés comme confidentiels. Ils ont fait valoir que s’ils ne sont divulgués qu’à M. Harkat et à ses avocats, ils ne seraient pas placés au dossier public, sauf si M. Harkat décide de les déposer auprès de la Cour.
[13] Cet argument fait abstraction du fait que les documents dont ont été tirés les résumés ont déjà été déposés à la Cour en tant que pièces d’un témoignage très secret d’un témoin du SCRS. À ce titre, après que la Cour aura jugé qu’il n’existe aucune raison de sécurité nationale de ne pas communiquer les résumés à M. Harkat, il ne lui reste que l’option unique de solliciter une ordonnance de confidentialité en vertu des articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales, lesquels prévoient ce qui suit :
[14] La Cour reconnaît que ce dont traite ces documents peut soulever des inquiétudes quant à la protection des renseignements personnels. Puisque M. Harkat ignore pour l’instant le contenu des conversations, il est raisonnable de lui donner une possibilité d’examiner les résumés avant qu’il ne décide s’il y a lieu de solliciter une ordonnance de confidentialité. Agir autrement lui retirerait un tel recours. Les avocats spéciaux ne sont pas compétents pour agir en public au nom de la personne désignée et, dans l’exercice de leurs fonctions, ne sont pas autorisés à communiquer avec elle. Ils ne sont pas les avocats inscrits au dossier en l’espèce. Ils n’ont donc pas qualité pour demander une ordonnance de confidentialité en vue d’empêcher que le public n’ait accès aux dossiers de la Cour; seuls les avocats de M. Harkat ont cette qualité.
[15] La Cour juge qu’il convient, pour assurer la protection des droits de M. Harkat, de retarder le placement des trois résumés dans le dossier public, jusqu’à ce que celui-ci ait eu la possibilité de les examiner et de décider comment il veut procéder.
[16] Si M. Harkat décide, sur le conseil de ses avocats, de solliciter une ordonnance de confidentialité restreignant l’accès aux trois résumés, je trancherai la question d’après les motifs invoqués par les avocats.
[17] Dans l’intervalle, les résumés seront communiqués à M. Harkat et à ses avocats sans être rendus publics. Je leur accorderai dix jours pour leur permettre de décider s’il y a lieu de solliciter une ordonnance de confidentialité. À l’expiration de ce délai, et en l’absence de requête, les trois résumés seront rendus publics. Si une requête en vertu de l’article 151 des Règles est signifiée et déposée pendant la période des dix jours, les trois résumés demeureront confidentiels jusqu’à ce que la Cour tranche la question.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
- l’opposition formulée par les avocats spéciaux pour que les trois résumés de conversations soient considérés comme confidentiels est provisoirement accueillie;
- les trois résumés de conversations doivent être divulgués à M. Harkat et à ses avocats;
- M. Harkat et ses avocats ont dix jours pour signifier et déposer une requête demandant à la Cour de continuer à considérer que les trois résumés sont confidentiels;
- en l’absence d’une telle requête, les trois résumés de conversations seront versés au rapport public modifié sur les renseignements de sécurité.
« Simon Noël »
Traduction certifiée conforme
Christian Laroche, LL.B.
Réviseur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : DES-5-08
INTITULÉ : AFFAIRE intéressant un certificat signé en application du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);
ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale conformément au paragraphe 77(1) de la LIPR;
ET la divulgation des résumés de trois conversations auxquelles M. Harkat a participé;
ET Mohamed HARKAT
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 12 février 2009
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE NOËL
DATE DES MOTIFS : Le 18 février 2009
COMPARUTIONS :
Me David Tyndale Me Andre Seguin
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POUR LE DEMANDEUR |
Me M. Webber Me N. Boxall Me L. Russomanno
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POUR LE DÉFENDEUR |
Me P. Copeland, Me P. Cavalluzzo |
AVOCATS SPÉCIAUX |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JOHN H. SIMS SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA Ottawa (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
WEBBER SCHROEDER GOLDSTEIN ABERGEL
BAYNE SELLAR BOXALL Ottawa (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR |
Paul COPELAND Paul CAVALLUZZO |
AVOCATS SPÉCIAUX |