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Date : 20090205

Dossier : IMM-2124-08

Référence : 2009 CF 123

Ottawa (Ontario), le 5 février 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

ESAD LECALIAJ

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a, le 18 avril 2008 (la décision), rejeté la demande de M. Lecaliaj pour que lui soit reconnue la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi. 

 

 

 

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur, citoyen de la République fédérale de Yougoslavie, craint d’être persécuté, d’être soumis à la torture et d’être exposé à une menace à sa vie en raison de ses opinions politiques et du fait qu’il est Albanais et musulman. Il résidait dans la province du Monténégro.

 

[3]               À l’époque où le demandeur étudiait au Kosovo, en 1983-1984, la police serbe intervenait périodiquement pour tenter de renvoyer chez eux tous les étudiants de souche albanaise. Les étudiants qui refusaient de partir étaient battus et insultés. Le demandeur évoque trois incidents de cette nature dont il a été victime durant ses études. Les autorités serbes ne lui ont pas permis de terminer sa scolarité; néanmoins, il a complété ses études en photographie dans une autre école.

 

[4]               En janvier 1986, le demandeur a décidé de quitter son pays et de chercher refuge à l’étranger en raison des mauvais traitements dont il avait été victime et de l’oppression exercée par le régime serbe. Muni d’un passeport délivré par la Yougoslavie, le demandeur a voyagé du Monténégro à Belgrade, en Yougoslavie, puis à Amsterdam. Depuis Amsterdam, il a voyagé vers Mexico, où il est arrivé le 16 janvier 1986. Environ trois jours plus tard, il s’est rendu à pied de Tijuana à la frontière américaine située près de San Diego, aux États-Unis. Il a été détenu à la frontière américaine par des agents d’immigration, et incarcéré à El Sendero. Il est demeuré au centre de détention huit jours avant d’être libéré le 26 janvier 1986. Le demandeur a indiqué aux agents qu’il souhaitait se rendre à New York, et il a demandé l’asile politique aux États-Unis, fondant sa demande sur sa crainte d’être persécuté par le régime serbe oppressif à titre d’Albanais de souche vivant en Yougoslavie.

 

[5]               Le 28 août 1990, la demande d’asile du demandeur a été rejetée, et il a reçu l’ordre de quitter les États-Unis; il y est toutefois resté, sans statut. On lui a dit qu’il ne pourrait présenter une nouvelle demande d’asile avant dix ans. En 2002, il a tenté à nouveau d’obtenir l’asile politique aux États‑Unis, mais sa seconde demande a été rejetée en décembre 2004.

 

[6]               En 1997, le frère cadet du demandeur, Rifat Lecaj, est arrivé aux États-Unis où il a demandé l’asile. Sa demande, fondée sur les mauvais traitements qu’il avait subis en Yougoslavie, a été acceptée et il a obtenu la carte verte.

 

[7]               Le 18 février 2005, des agents du Homeland Security Office se sont rendus à la résidence du demandeur, à sa recherche. Ils l’ont incarcéré au New Jersey, où il est resté détenu durant trois mois et cinq jours. Le 25 mai 2005, il a été expulsé des États-Unis et renvoyé en République fédérale de Yougoslavie. Il a effectué le voyage avec un document de voyage valide pour un aller simple, délivré par l’ambassade yougoslave aux États-Unis. 

 

[8]               À son arrivée à l’aéroport de Belgrade, deux policiers ont interrogé le demandeur assez longuement. Ils lui ont demandé où il s’était rendu et combien de temps il y était resté. Les agents ont consigné ces renseignements et l’ont laissé partir. Une fois rendu au Monténégro, le demandeur a habité chez des parents à Martinovice. Environ une semaine après son arrivée au Monténégro, le demandeur se trouvait dans un café à Palv avec un ami lorsque deux policiers lui ont demandé son nom et lui ont dit de se présenter au poste de police le lendemain. Le demandeur ne s’est pas présenté au poste, craignant d’être battu ou forcé d’accomplir le service militaire.

 

[9]               Le 6 juin 2005, la police s’est rendue à la résidence du demandeur dans l’espoir de le trouver, mais ce dernier n’était pas à la maison. À son retour, son père l’a informé que la police était venue à sa recherche. 

 

[10]           Le 15 juin 2005, la police est revenue à la maison et a conduit le demandeur au poste de police. Les policiers ont déclaré au demandeur qu’il devait accomplir le service militaire obligatoire. Le demandeur a refusé, ayant dépassé l’âge du service militaire, lequel doit être effectué entre l’âge de 25 et de 35 ans. Or, il était déjà âgé de 41 ans. La police lui a demandé pourquoi il ne s’était pas présenté au poste de police comme il en avait reçu l’ordre, mais le demandeur n’a pas répondu. Les policiers l’ont insulté et battu à coups de bâton jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Lorsque le demandeur a repris conscience, il était à l’hôpital, avec une large coupure au-dessus de l’œil droit. On lui a fait des points de suture, et il conserve par ailleurs une cicatrice de coups reçus dans le dos. Le demandeur est demeuré à l’hôpital deux jours. 

 

[11]           Après avoir reçu son congé de l’hôpital, en juin 2005, le demandeur a décidé de se mettre à l’abri de la police en se cachant chez un oncle dans le village de Vuthaj, au Monténégro, et auprès d’un ami en Albanie.

 

[12]           Le 10 juin 2005, le demandeur est retourné à Martinovice, au Monténégro, et a décidé de changer son nom de famille pour éviter que la police le reconnaisse. Avec l’aide de son frère, il a changé son nom de Lecaj à Lecaliaj. Il a obtenu un passeport sous ce nouveau nom.

 

[13]           Au début de 2005, le demandeur a acheté, d’un homme à Plav, un passeport danois qu’il a payé 1 000 € et qu’il a utilisé pour acheter un billet d’avion.

 

[14]           Le 17 août 2005, il a quitté le Monténégro en direction de Zagreb, en Croatie, d’où il s’est rendu à Paris, puis à Cuba. Le demandeur est demeuré à Cuba trois jours, jusqu’au 21 août 2005, date à laquelle il a pris un vol pour Toronto. À l’Aéroport international Pearson de Toronto, il a montré son faux passeport danois aux agents des douanes, mais ceux-ci n’ont pas cru que le document était authentique. Le demandeur leur a alors avoué la vérité et a exhibé son véritable passeport yougoslave. On l’a informé qu’il serait détenu et envoyé à un centre de surveillance de l’Immigration. Le lendemain, le demandeur a été ramené à l’aéroport, où il a présenté une demande d’asile.

 

[15]           Le demandeur a déclaré aux agents qu’il était venu au Canada dans le but de déposer une demande d’asile et qu’il craignait que sa vie soit menacée s’il retournait en Yougoslavie. Il a expliqué avoir dit à la police yougoslave qu’il refusait d’effectuer le service militaire.

 

 

 

DÉCISION CONTESTÉE

 

[16]           La Commission a conclu que le demandeur n’a qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger.

 

[17]           Le Monténégro, souligne la Commission, a proclamé son indépendance de la Serbie‑et‑Monténégro le 3 juin 2007, à la suite d’un référendum tenu le 21 mai 2007. Le Monténégro a été reconnu comme État membre de l’Organisation des Nations Unies le 28 juin 2007. Le passeport du demandeur a été délivré avant l’instauration de l’Union des États de la Serbie et de Monténégro et la proclamation de la République du Monténégro à titre de nation indépendante. 

 

[18]           La Commission a indiqué que les ressortissants du Monténégro peuvent regagner volontairement toute région du Monténégro grâce au Programme d’aide au retour volontaire et à la réintégration dirigé par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et financé conjointement avec le Fonds européen pour les réfugiés. L’OIM fournit des conseils et de l’aide pour l’obtention de documents de voyage et la réservation de billets d’avion, et elle organise des activités d’aide à la réintégration au Monténégro. Le programme, mis sur pied en 2001, s’adresse notamment aux demandeurs d’asile déboutés. La Commission s’est dite convaincue que le demandeur est citoyen de naissance du Monténégro et qu’il aurait le droit d’y retourner. 

 

[19]           La Commission a noté que le demandeur est entré en Yougoslavie sans difficulté après avoir vécu aux États-Unis durant plus de dix-neuf ans. Le demandeur y est par ailleurs revenu avant la proclamation, le 3 juin 2007, de l’indépendance de la République du Monténégro. 

 

[20]           La Commission a conclu que le Monténégro est une jeune république parlementaire indépendante, dont la population totale de moins de 700 000 personnes est composée de différents groupes ethniques. Après le référendum de 2007, des élections générales ont été tenues pour élire un président et une assemblée multipartite. Ces élections, qui ont fait l’objet d’observation, ont été jugées conformes aux normes internationales par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Une nouvelle constitution a été adoptée et rédigée en vue de sa présentation au Parlement au printemps de 2007. Le Monténégro utilise l’euro comme monnaie officielle et maintient son propre budget malgré un taux de chômage très élevé.

 

[21]           La Commission a aussi relevé que la loi du Monténégro interdit les arrestations et la détention arbitraires et que le gouvernement respecte généralement ces interdictions. Le ministre de l’Intérieur contrôle à la fois le service de police nationale et celui des frontières. De l’avis de la Commission, ces services parviennent généralement à assurer l’ordre public essentiel. Le gouvernement enquête sur les abus des services de police, mais il est rare que des policiers soient poursuivis au criminel et que des peines leur soient infligées. En 2006, 19 policiers ont été licenciés pour abus de pouvoir. La corruption policière constitue un problème, et les membres de la société monténégrine, qui entretiennent des liens étroits, découragent la dénonciation de la corruption. 

 

[22]           La Commission a conclu qu’il faut détenir un mandat judiciaire pour effectuer une arrestation et que les autorités peuvent détenir les suspects jusqu’à 48 heures avant de les faire comparaître devant un juge et de porter des accusations contre eux. Un juge rend une décision initiale sur la légalité de la détention, et le prévenu doit être interpellé dans un délai précis. La loi prévoit aussi l’accès à un avocat, mais cet accès n’est pas toujours assuré. Le 27 juillet 2006, l’Assemblée monocamérale de la République du Monténégro a promulgué une amnistie générale pour les prisonniers autres que ceux déclarés coupables de trafic de personnes, de crimes de guerre ou d’autres crimes au titre du droit international.

 

[23]           La Commission a fait remarquer que les États sont réputés être en mesure de protéger leurs citoyens, sauf en cas d’effondrement complet de l’appareil étatique. Le demandeur a soutenu que la protection offerte par l’État est inadéquate, mais la Commission a conclu que la prépondérance de la preuve n’étayait pas cette prétention. La présomption relative à la protection de l’État s’applique également aux affaires dans lesquelles l’État est l’auteur allégué de la persécution. La protection internationale des réfugiés n’a pas pour objet de permettre à une personne de chercher à obtenir à l’étranger une protection meilleure que celle qu’elle recevrait dans son propre pays.

 

[24]           La Commission a signalé que l’armée yougoslave a cessé d’exister après l’effondrement de la Yougoslavie et qu’une amnistie a été accordée en 2001 aux insoumis et aux déserteurs. Avant la séparation, la Serbie‑et‑Monténégro appelait sous les drapeaux les hommes âgés de 18 à 25 ans et, dans la pratique, les hommes étaient rarement appelés à servir dans l’armée après l’âge de 35 ans. Les obligations des réservistes se poursuivaient jusqu’à l’âge de 60 ans, mais depuis l’année 2000, il est rare que l’on fasse appel à ces derniers.

 

[25]           En août 2006, le service militaire obligatoire a été aboli dans la République du Monténégro. La Commission a remarqué que l’incident de brutalité policière que le demandeur dit avoir vécu est survenu avant la proclamation d’indépendance du Monténégro, dans le cadre de l’Union des États de Serbie et de Monténégro.

 

[26]           La Commission a conclu que, compte tenu de la preuve documentaire et des faits de l’espèce, le demandeur n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à le protéger.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[27]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

1)      Existe-t-il des éléments de preuve au soutien des prétentions du demandeur quant aux questions énoncées ci-dessous, et ces questions, prises isolément ou en conjonction avec d’autres, constituent-t-elles des questions sérieuses? 

 

2)      La Commission a-t-elle commis une erreur de droit, un manquement à l’équité et une erreur dans l’appréciation des faits, et a-t-elle outrepassé sa compétence en rejetant la demande d’asile du demandeur, du fait que les motifs sont insuffisants ou autrement erronés en ce qui touche la preuve soumise par M. Fisher et la présomption relative à la protection de l’État?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[28]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[29]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a reconnu que, bien que les normes de la décision raisonnable simpliciter et de la décision manifestement déraisonnable soient différentes sur le plan théorique, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples » : Dunsmuir, au paragraphe 44. En conséquence, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il y avait lieu de fondre en une seule les deux normes de « raisonnabilité ».

 

[30]           La Cour suprême du Canada a aussi déclaré dans l’arrêt Dunsmuir qu’il n’est pas nécessaire de procéder dans tous les cas à une analyse de la norme de contrôle applicable. Pour déterminer la norme de contrôle, la Cour devrait examiner si la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle applicable à une question particulière. 

 

[31]           Le demandeur reproche notamment à la Commission d’avoir fait totalement abstraction de la preuve particulièrement pertinente contenue dans le rapport de M. Fischer. Par conséquent, compte tenu de l’arrêt Dunsmuir de la Cour suprême du Canada et de la jurisprudence de la Cour fédérale, je conclus que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable. Lorsque l’examen est fondé sur la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, au paragraphe 47. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[32]           Pour ce qui est des questions d’équité procédurale, comme l’insuffisance des motifs fournis par une commission, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte : Thomas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 1114, au paragraphe 14; Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, au paragraphe 9. Suivant l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100, « [i]l appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale ». 

 

 

 

 

ARGUMENTS

            Le demandeur

 

[33]           Le demandeur fait observer que la Commission n’a pas statué défavorablement sur sa crédibilité. Il prétend toutefois que la Commission a commis une erreur en omettant de tenir compte du rapport d’expert qui contredit la théorie de la Commission. M. Fisher a conclu que le demandeur était justifié de craindre la persécution, étant donné sa situation particulière, mais la Commission a néanmoins rejeté la demande d’asile.

 

[34]           Le demandeur soutient que dans l’affaire Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.), la Commission avait commis les mêmes erreurs que dans le cas présent, notamment en faisant abstraction d’éléments de preuve, en omettant d’analyser la preuve documentaire, en fournissant des motifs insuffisants et en n’accordant pas de poids à la preuve d’un expert ou en omettant de préciser si elle reconnaissait l’expert à ce titre.

 

[35]           Selon le demandeur, l’affidavit de M. Fischer analyse en détail les difficultés auxquelles sont confrontés les Albanais de souche au Monténégro et traite aussi de l’antiaméricanisme, du dossier de l’actuel gouvernement monténégrin en matière des droits de la personne (évoquant notamment [traduction] « un service de police corrompu et politisé »), de la promotion de l’identité monténégrine (qui exclut les minorités) ainsi que du statut des insoumis, qui demeure incertain malgré l’abolition de la conscription. Le demandeur assure que la preuve soumise par M. Fischer est crédible, claire et convaincante.

 

[36]           Le demandeur fait valoir que l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, établit clairement que le fardeau de preuve applicable à la question de la protection de l’État n’est pas plus exigeant que la norme de preuve habituelle de la prépondérance des probabilités. La Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 (Carillo), au paragraphe 38 :

Le réfugié qui invoque l’insuffisance ou l’inexistence de la protection de l’État supporte la charge de présentation de produire des éléments de preuve en ce sens et la charge ultime de convaincre le juge des faits que cette prétention est fondée. La norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités, sans qu’il soit exigé un degré plus élevé de probabilité que celui que commande habituellement cette norme. Quant à la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption de la protection de l’État, cette présomption se réfute par une preuve claire et convaincante de l’insuffisance ou de l’inexistence de ladite protection.

 

[37]           Le demandeur soutient qu’il a présenté une preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption de protection de l’État et que la Commission a commis une erreur en jugeant cette preuve insuffisante.

 

[38]           Le demandeur fait aussi remarquer que la Commission n’a pas traité de l’affidavit de l’expert et s’est concentrée sur la seule question de la protection de l’État. L’affidavit souscrit par M. Fischer, affirme le demandeur, prouve que la protection étatique ne lui serait pas suffisamment acquise. Si la Commission avait tenu compte de cet aspect de l’affidavit, ses motifs auraient peut‑être été différents. De l’avis du demandeur, l’argument du défendeur sur l’interprétation que la Commission aurait donnée de l’affidavit de M. Fischer tient de la simple hypothèse. Or, la Cour n’a pas compétence pour admettre des hypothèses. 

 

Le défendeur

 

[39]           Le défendeur soutient que la demande d’asile du demandeur a été rejetée à bon droit, étant donné la disponibilité de la protection étatique. De plus, le défendeur fait remarquer que le demandeur ne conteste pas les conclusions de la Commission, mais reproche plutôt à la Commission de n’avoir pas tenu compte d’un affidavit corroborant la validité de sa crainte objective de persécution. Toutefois, la Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable sur le fondement objectif de la crainte du demandeur et, dans la mesure où l’affidavit produit par le demandeur ne fournit aucun élément de preuve ni exemple concrets du traitement réservé aux déserteurs en République du Monténégro, le rapport est hypothétique et n’avait pas à entrer en ligne de compte dans les conclusions de la Commission. Le défendeur prétend en conséquence que le demandeur n’a établi aucune erreur de la part de la Commission. 

 

[40]           Le défendeur souligne que la République du Monténégro a aboli le service militaire obligatoire en août 2006, avant la tenue de l’audience du demandeur. La Commission s’est penchée sur la crainte alléguée par le demandeur et a conclu que même si le demandeur craignait d’être persécuté, le nouvel État du Monténégro lui accorderait protection. Le demandeur n’a fait la preuve d’aucune erreur dans la conclusion de la Commission, et la demande de contrôle judiciaire devrait en conséquence être rejetée.

[41]           Le défendeur avance que l’affidavit de M. Fischer traite avant tout de la légitimité de la crainte de persécution qu’éprouve le demandeur. Comme la Commission a fondé sa décision sur la protection de l’État, le défendeur estime que la Commission n’avait pas à commenter le rapport. Selon l’affidavit, la police monténégrine est corrompue et politisée. Or, la Commission a reconnu ces problèmes et conclu que le demandeur pourrait se réclamer de la protection de l’État. L’affidavit ne permet pas de conclure que le demandeur serait privé de tout moyen d’obtenir protection s’il retournait au Monténégro. Par ailleurs, l’affidavit ne fournit aucun exemple ni ne contient aucune statistique concernant le traitement réservé aux insoumis depuis l’abolition du service militaire obligatoire. Par conséquent, soutient le défendeur, l’opinion de M. Fischer est hypothétique et insuffisante pour réfuter la présomption de protection de l’État.

 

[42]           Le défendeur rappelle à la Cour que tout demandeur d’asile doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante, et doit convaincre le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État est insuffisante : arrêts Carrillo, au paragraphe 30; Ward; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171. Le défendeur fait aussi observer que le demandeur a quitté son pays avant la constitution de son nouveau pays de citoyenneté, le Monténégro. Il ne s’est donc jamais réclamé de la protection des autorités du Monténégro.

 

[43]           En résumé, le défendeur conclut que puisque le demandeur n’a pris aucune mesure pour tenter d’obtenir protection dans la nouvelle République du Monténégro et qu’il n’a présenté aucune preuve établissant que d’anciens déserteurs ont été maltraités ou se sont vu refuser protection par les autorités, il n’a pas produit une preuve pertinente, digne de foi et convaincante donnant à penser que la protection ne lui serait pas accordée. En conséquence, la Commission a conclu à bon droit que le demandeur n’a pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État.

 

ANALYSE

 

[44]           Il appert de la décision de la Commission que celle-ci a considéré la présente affaire comme ne comportant qu’une seule question (l’insoumission) et n’a jamais clairement défini les différents risques auxquels serait exposé le demandeur ni établi le lien entre ces risques et les conclusions décisives auxquelles elle est parvenue concernant la protection de l’État. À mon avis, cette constatation est importante, parce que la preuve soumise par M. Fischer déborde largement la question de l’insoumission, et l’omission de la Commission de traiter de cette preuve est directement liée aux risques de persécution soulevés par le demandeur.

 

[45]           Comme le conseil du demandeur l’a clairement indiqué à la Commission, et comme le fait ressortir M. Fischer dans son rapport, les risques allégués par le demandeur ne se limitent pas au fait qu’il a refusé de se soumettre au service militaire. Le demandeur a également avancé qu’il était exposé à des risques provenant tant de l’État du Monténégro que de la population en général, pour diverses raisons.

 

[46]           Je suis d’avis que la Commission a commis une première erreur révisable en omettant de décrire et d’analyser les risques allégués par le demandeur. Il ne suffit pas de dire que la Commission a fait un certain examen de ces risques en étudiant la question de la protection étatique. Je ne crois pas que la Commission puisse valablement se prononcer sur les questions afférentes à la protection de l’État sans indiquer qu’elle est consciente des risques précis contre lesquels le demandeur affirme que l’État ne peut, ou ne veut, le protéger. 

 

[47]           De plus, la crédibilité du récit du demandeur concernant son arrestation et les sévices qu’il a subis n’a pas été mise en doute. En qualifiant la demande d’asile de demande fondée exclusivement sur la crainte du demandeur à titre d’insoumis, la Commission a commis une erreur déraisonnable. 

 

[48]           L’erreur de la Commission quant aux risques allégués se répercute aussi sur son analyse de la protection accordée par l’État et, particulièrement, sur son omission de mentionner le rapport de M. Fischer. Vraisemblablement, la Commission a passé sous silence la preuve contenue dans ce rapport parce qu’à son avis, la preuve de M. Fischer concernant les risques généraux dans le pays était sans pertinence pour la question de l’insoumission, ou parce qu’elle considérait les assertions de M. Fischer sur l’insoumission comme étant trop hypothétiques pour en faire état et pour en tenir compte. Quoi qu’il en soit, la décision de la Commission est déraisonnablement erronée de ce fait, et l’affaire doit être réexaminée.

 

[49]           M. Fischer est professeur d’histoire des Balkans et directeur du département d’histoire de l’Indiana University, à Fort Wayne. Son opinion est souvent sollicitée en matière d’affaires balkaniques, et il a fourni des conseils sur des questions touchant les Balkans à un grand nombre de gouvernements et d’organismes. En particulier, il a même aidé la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada à actualiser sa documentation sur les questions albanaises. Le demandeur a clairement indiqué qu’il avait fait appel à M. Fischer à titre de témoin expert tant pour ses connaissances sur la situation au Monténégro que pour obtenir son opinion d’expert sur les risques auxquels le demandeur est exposé; il était donc extrêmement important, aux yeux du demandeur, que la Commission aborde la preuve présentée par M. Fischer. Pourtant, la Commission ne fait aucune allusion à cette preuve et ne fournit aucune explication pour justifier ce silence. Bien que la Commission soit réputée avoir tenu compte de toute la preuve mise à sa disposition, cette présomption, à la lumière des circonstances de l’espèce et de l’importance que le demandeur a attachée à cet élément dans la présentation de sa preuve, a été réfutée. 

 

[50]           Dans le cas qui nous occupe, M. Fischer a fourni une preuve abondante concernant les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il était renvoyé au Monténégro et a traité notamment de la réticence de l’État à assurer une protection efficace contre ces risques à une personne comme le demandeur.

 

[51]           M. Fischer affirme que le demandeur est une personne particulièrement à risque au Monténégro, en raison des facteurs suivants :

1.                  son statut d’Albanais de souche;

2.                  le fait qu’il est musulman au sein d’une société principalement chrétienne orthodoxe;

3.                  ses liens avec l’Amérique;

4.                  son statut d’insoumis;

5.                  les menaces et les mauvais traitements physiques que lui ont fait subir les autorités locales au Monténégro.

 

[52]           De l’avis du professeur Fischer, l’État du Monténégro ne voudrait pas ou ne pourrait pas protéger le demandeur contre le risque d’être persécuté et de subir des sévices, pour les raisons suivantes : 

1.                  historiquement, les Albanais de souche et les minorités religieuses ont été victimes de persécution au Monténégro, et il est peu probable que cette persécution cesse sous le nouveau régime;

2.                  les Albanais et les minorités religieuses sont exposés à de mauvais traitements de la population et des autorités au Monténégro, ce qui vise à créer une identité nationale oppressive autour de la nationalité monténégrine;

3.                  mû par des motifs opportunistes, le gouvernement du Monténégro fait un éloge stérile des formes extérieures de démocratie, alors qu’en réalité, il s’agit d’une dictature corrompue qui ne tolère aucune opposition de la presse et dont le service de police est corrompu et politisé; 

4.                  les personnes détenues risquent de subir des sévices et des simulacres d’exécution;

5.                  bien que la conscription ait été abolie avec la création d’un Monténégro indépendant, [traduction] « il est difficile de déterminer quelle politique le nouvel État adoptera à l’égard des personnes qui se sont dérobées au service militaire durant la période de la Serbie‑et‑Monténégro, entre 2003 et 2006 », et « même si l’État ne poursuit pas [le demandeur], la société en général pourrait lui créer des problèmes », parce que « les Monténégrins sont un peuple de tradition martiale » et les insoumis « n’ont jamais été traités avec bienveillance et ne peuvent s’attendre à ce que les autorités leur offrent beaucoup de protection ». 

 

[53]           Le défendeur soutient que [traduction] « puisque la décision de la Commission est axée sur la protection de l’État, la Commission n’était pas tenue d’analyser le contenu du rapport ». Le défendeur conteste aussi le contenu du rapport de M. Fischer et souligne que le rapport ne fournit aucun exemple ni statistique concernant les insoumis et repose sur des hypothèses. En fait, le défendeur prétend que la Commission n’était pas tenue de commenter le rapport de M. Fischer parce que le rapport n’entre pas en contradiction avec les motifs de la Commission ni ne fournit la preuve de l’absence de protection de l’État. 

 

[54]           Si le rapport de M. Fischer peut être critiqué à maints égards, son message est néanmoins clair et non contredit : les Albanais et les minorités religieuses risquent de subir des sévices au Monténégro de la part de la population en général et de l’État, et ils ne peuvent s’attendre à ce que l’État, corrompu et répressif, leur accorde beaucoup de protection.

 

[55]           J’estime que le rapport contient une preuve claire et convaincante qui contredit nettement la conclusion décisive de la Commission selon laquelle l’État est à la fois capable de protéger le demandeur et disposé à le faire; aussi la Commission avait-elle l’obligation de traiter de cette preuve contradictoire dans sa décision.

 

[56]           En conséquence, je conclus que des erreurs donnant lieu à révision ont été commises en l’espèce. L’omission, par la Commission, d’analyser les risques relevés par le demandeur et de traiter de la preuve de M. Fischer qui contredit ses propres conclusions est déraisonnable. L’affaire devra être réexaminée.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

 

1.      La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour réexamen devant un tribunal différemment constitué de la Commission;

2.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                 IMM-2124-08

 

 

INTITULÉ :                                                                ESAD LECALIAJ

                                                                                     c.

                                                                                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                     ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                        Le 6 novembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                     LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                               Le 5 février 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

Jennifer Dagsvik

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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