Ottawa (Ontario), ce 29e jour de janvier 2009
En présence de l’honorable juge Pinard
ENTRE :
ET DE L’IMMIGRATION
Demandeur
et
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le « ministre »), en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27 (la « Loi »), d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (« SPR »), rendue le 12 mars 2008, accueillant la demande d’asile du défendeur.
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[2] Le défendeur, Domingo Contreras Garcia, est citoyen péruvien. Sa demande d’asile, octroyée le 12 mars 2008 par la SPR, était fondée sur une crainte de persécution au Pérou en raison de ses opinions politiques.
[3] Le ministre soutient que le défendeur n’est pas un réfugié car il existe de sérieuses raisons de croire qu’il a commis des actes visés à la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la « Convention »).
[4] Le défendeur allègue qu’il sera exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie, ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, en cas de retour au Pérou à cause de liens qu’il avait entretenus avec le Service d’intelligence national (Servicio de Inteligencia Nacional, ou « SIN »), alors qu’il travaillait de 1991 à 2001 comme chef de sécurité de corps pour Samuel et Mandel Winter (« les frères Winter »), des proches du gouvernement d’Alberto Fujimori. Pendant cette période, il a participé à la prise de contrôle par les frères Winter d’une station de télévision connue sous le nom de Canal 2.
[5] Le 9 août 2001, le défendeur a quitté le Pérou pour les États-Unis où il a fait une demande d’asile. Celle-ci a été refusée. Il est arrivé au Canada le 13 août 2004, et a fait une demande d’asile au point d’entrée, déposant son Formulaire de renseignements personnels (« FPR ») le 14 août 2004. Le 18 janvier 2005, le défendeur a été interrogé par l’Unité de sécurité et des crimes de guerre.
[6] La première audience devant la SPR a eu lieu le 20 février 2006. Cependant, le commissaire présidant sur l’affaire n’a pas pu rendre une décision pour raison de santé. Il a alors été décidé qu’un nouveau commissaire reprendrait l’affaire de novo. La deuxième audience a eu lieu devant ce dernier le 30 mars 2006. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est intervenu pour faire valoir qu’il existe de sérieuses raisons de croire que le défendeur a commis des actes auxquels réfère la section F de l’article premier de la Convention.
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[7] La décision de la SPR a été rendue le 12 mars 2008. La première partie traite la question de l’exclusion du défendeur en vertu de l’article 98 de la Loi, soulevée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Le tribunal a d’abord résumé les arguments du ministre, comme présentés dans son avis d’intervention :
- le défendeur a indiqué avoir travaillé pour le Service national d’intelligence au Pérou;
- la preuve documentaire existante démontre que le Service national d’intelligence aurait commis des violations aux droits humains ou internationaux;
- le défendeur pourrait avoir participé ou s’être rendu complice de la perpétration de crimes contre l’humanité ou à des agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies.
[8] Le tribunal a noté que le défendeur avait nié catégoriquement avoir travaillé pour le SIN, invoquant des erreurs de traduction ou d’appréciation pour expliquer toutes les références à ses liens trouvées dans son FRP, dans l’entretien au point d’entrée, dans son dossier de demande d’asile aux États-Unis et dans le témoignage de son ami Pedro Ruiz Castro. La SPR a conclu :
Après avoir considéré l’ensemble de la preuve, tant testimoniale que documentaire, le tribunal est d’avis que le demandeur d’asile a entretenu des liens avec le SIN durant la période de près de dix ans pendant laquelle il était au service du gouvernement Fujimori en tant que chef de sécurité des frères Winter. Le tribunal ne juge pas raisonnable les arguments du demandeur, selon lesquels les nombreuses références trouvées dans son dossier concernant ses liens avec le SIN découlent d’erreurs d’interprétation ou d’appréciation.
Le tribunal estime cependant que la complicité du demandeur d’asile dans les actes reprochés au Service national d’intelligence (SIN) n’a pas été établie. Le tribunal est également d’avis que la démonstration n’a pas été faite que le Service National d’Intelligence (SIN) du Pérou, sous le régime de Fujimori, était une organisation poursuivant des fins limitées et brutales, comme ce fut le cas de la SAVAK sous le régime du Shah d’Iran.
[9] Le tribunal a ensuite considéré la jurisprudence s’appliquant à la complicité relative aux actes mentionnés dans la section F de l’article premier de la Convention. Il a considéré les arrêts de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale dans les affaires Ramirez c. Canada (M.E.I.), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), Saridag c. Canada (M.E.I.), [1994] A.C.F. no 1516 (QL), 85 F.T.R. 307 et Ruiz c. Canada (M.E.I.), 2003 CF 1177, [2003] A.C.F. no 1507 (QL), avant de trancher ainsi aux pages 4 et 5 de sa décision:
À la lumière de la jurisprudence, et compte tenu de la preuve au dossier, le tribunal est d’avis que la représentante du Ministre ne s’est pas déchargée du fardeau de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur d’asile principal a commis ou a été complice de la perpétration de crimes contre la paix, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou d’actes contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. En conséquence, le tribunal conclut que le demandeur n’est pas exclu de l’application de la Convention, en vertu des alinéas 1F a) et c).
[10] La dernière partie de la décision concerne l’inclusion en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.
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[11] Le demandeur soulève les questions suivantes :
1. Le tribunal a-t-il erré en ne motivant pas ses conclusions selon lesquelles :
- Il n’a pas été établi que le défendeur fut complice du SIN?
- Il n’a pas été démontré que le SIN était sous le régime Fujimori?
- Il n’a pas été démontré que le régime Fujimori était une organisation poursuivant des fins limitées et brutales?
- Le tribunal a-t-il erré en n’appliquant pas correctement les critères de la notion de complicité élaborés par la Cour d’appel fédérale?
- Le tribunal a-t-il tenu compte de la preuve documentaire portant sur le rôle du SIN dans les atrocités commises sous le régime Fujimori?
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[12] L’équité procédurale exige qu’une décision de la SPR soit suffisamment motivée, ce qui est déterminé selon la norme de la décision correcte (S.C.F.P. c. Ontario (ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539; Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Charles, 2007 CF 1146, [2007] A.C.F. no 1493 (QL)).
[13] En l’espèce, le demandeur affirme que même sans les passer à la loupe, les motifs de la SPR ne permettent pas de comprendre les fondements de sa décision, ni de suivre le raisonnement menant à ses conclusions, et que pour cette seule raison, cette Cour est justifiée d’intervenir. Je suis d’accord.
[14] Il est impossible de déterminer si la décision est raisonnable si les motifs sous-jacents ne sont pas suffisamment clairs et élaborés. Pour cela, il ne suffit pas de réciter la loi; il faut faire référence aux éléments de la preuve qui sont pertinents. Dans l’affaire Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25, la Cour d’appel rappelle :
[17] L'obligation de produire des motifs est salutaire. Les motifs visent plusieurs fins utiles, dont celle de concentrer l'attention du décideur sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada :
On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu'elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d'une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision [Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, à la p. 845].
[18] Les motifs garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération.
[19] De plus, les motifs permettent aux parties de faire valoir tout droit d'appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition. Ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d'appel ou de contrôle possibles. Ils permettent à l'organisme d'appel ou de révision d'établir si le décideur a commis une erreur et si cette erreur le rend justiciable devant cet organisme. Cet aspect est particulièrement important lorsque la décision est assujettie à une norme d'examen fondée sur la retenue.
[. . .]
[21] L'obligation de motiver une décision n'est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants. Ce qui constitue des motifs suffisants est une question qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque espèce. Toutefois, en règle générale, des motifs sont suffisants lorsqu'ils remplissent les fonctions pour lesquelles l'obligation de motiver a été imposée. Pour reprendre les termes utilisés par mon collègue le juge d'appel Evans [TRADUCTION] : « [t]oute tentative pour formuler une norme permettant d'établir le caractère suffisant auquel doit satisfaire un tribunal afin de s'acquitter de son obligation de motiver sa décision doit en fin de compte traduire les fins visées par l'obligation de motiver la décision » [Administrative Law : Cases, Text and Materials (4e éd.), (Toronto : Emond Montgomery, 1995), à la p. 507].
[22] On ne s'acquitte pas de l'obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion […]. Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions […]. Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l'examen des facteurs pertinents […].
[15] D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a énoncé clairement dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, que la cour de révision, pour déterminer si une décision possède les attributs de la raisonnabilité, doit se concerner de la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. Si la décision n’est pas suffisamment motivée, la Cour ne peut l’évaluer. Ainsi, la suffisance de la motivation est une condition requise pour l’analyse de la Cour de la raisonnabilité de la décision.
[16] Comme écrit le juge Luc Martineau au paragraphe 5 de l’affaire Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Koriagin, 2003 CF 1210, [2003] A.C.F. no 1534 (QL) :
Pour satisfaire à l’obligation prévue à l’alinéa 69.1(11)b) de la Loi, les motifs doivent être suffisamment clairs, précis et intelligibles afin de permettre au Ministre ou à l’intéressé de comprendre les motifs sous-jacents la décision, et le cas échéant, advenant un appel de la décision, afin de permettre à la Cour de s’assurer que la Section du statut de réfugié a exercé sa compétence de façon conforme à la Loi.
[17] Dans le cas présent, la SPR, en tirant ses conclusions, n’a cité aucun élément de la preuve documentaire volumineuse. Même si elle a identifié les arguments des parties et les bons principes de droit, la Cour ne peut arriver à discerner son raisonnement. Il est évident que la SPR a décidé que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer qu’il existe des sérieuses raisons de penser que le défendeur a commis ou a été complice de la perpétration de crimes contre la paix, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou d’actes contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. Toutefois, elle n’a pas expliqué, en regard de la preuve, comment elle en est arrivée à cette conclusion. Il s’agit d’une erreur de droit.
[18] À mon sens, le défendeur erre en concentrant ses arguments sur les mérites de la décision du tribunal, c’est-à-dire sur la justesse de ses conclusions, et non sur la suffisance de la justification et de son raisonnement. Au contraire, il ne suffit pas que la conclusion soit correcte, ce qui ne concerne pas la Cour, en l’espèce; le tribunal est obligé de fournir des motifs adéquats de manière à ce que la Cour puisse les évaluer de façon valable.
[19] Finalement, concernant la prétention écrite du défendeur à l’effet que c’était à l’intervenant, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, d’initier la demande, et non pas au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il suffit de référer simplement au paragraphe 4(1) de la Loi :
4. (1) Sauf disposition contraire du présent article, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est chargé de l’application de la présente loi. |
4. (1) Except as otherwise provided in this section, the Minister of Citizenship and Immigration is responsible for the administration of this Act. |
[20] Ainsi, je suis d’avis que la demande pouvait être initiée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
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[21] Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est accordée et l’affaire, retournée à la Section de la protection des réfugiés pour être reconsidérée par un tribunal différemment constitué, en accord avec les présents motifs.
JUGEMENT
La demande de contrôle judiciaire est accordée. La décision rendue le 12 mars 2008 est annulée et l’affaire est retournée à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour être reconsidérée par un tribunal différemment constitué, en accord avec les motifs rendus ce jour.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1497-08
INTITULÉ : LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. Domingo CONTRERAS GARCIA
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 21 janvier 2009
ET JUGEMENT : Le juge Pinard
DATE DES MOTIFS : Le 29 janvier 2009
COMPARUTIONS :
Me Michèle Joubert POUR LE DEMANDEUR
Me Michel Le Brun POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John H. Sims, c.r. POUR LE DEMANDEUR
Sous-procureur général du Canada
Michel Le Brun POUR LE DÉFENDEUR
Lasalle (Québec)