Edmonton (Alberta), le 23 janvier 2009
En présence de monsieur le juge Blanchard
ENTRE :
ZERO SPILL SYSTEMS (INT’L) INC.,
KATCH KAN HOLDINGS LTD.,
QUINN HOLTBY et
KATCH KAN RENTALS LTD.,
demandeurs
614248 ALBERTA LTD. faisant affaire sous le nom de LEA-DER
COATINGS, BILL HEIDE faisant affaire sous les noms de CENTRAL
ALBERTA PLASTIC PRODUCTS et de
RAT PLASTIC LTD.,
1284897 ALBERTA LTD.,
ET ENTRE :
614248 ALBERTA LTD et
1284897 ALBERTA LTD.,
demanderesses reconventionnelles
(défenderesses)
et
ZERO SPILL SYSTEMS (INT’L) INC.,
KATCH KAN HOLDINGS LTD. et
QUINN HOLTBY
défendeurs reconventionnels
(demandeurs)
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une requête présentée au nom des demandeurs en vue d’interjeter appel de l’ordonnance du protonotaire R. Lafrenière datée du 3 décembre 2008, laquelle a accueilli la demande de radier tous les renvois aux défendeurs Derwin Joelson et Leah Joelson (les Joelson) dans la déclaration modifiée. Les demandeurs sollicitent l’adjudication des dépens sur une base procureur-client en leur faveur.
II. Contexte
[2] Les demandeurs ont intenté la présente action avec le dépôt d’une déclaration le 9 février 2007, dans laquelle ils prétendent notamment que les sociétés défenderesses et les Joelson en leur qualité personnelle ont contrevenu à certaines revendications de quatre brevets ou dessins canadiens (les brevets).
[3] Le 16 avril 2007, les Joelson ont signifié et déposé une défense, et 614248 Alberta Ltd. (614248) a signifié et déposé une défense et une demande reconventionnelle.
[4] Les demandeurs ont déposé une déclaration modifiée le 21 septembre 2007 dans laquelle ils prétendent que les Joelson auraient été au courant de l’existence des brevets et des inventions ou auraient fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance à cet égard et que ceux-ci auraient dirigé, commandé, induit et autorisé les actes de contrefaçon. Il serait utile de reproduire ici les deux paragraphes pertinents de la déclaration modifiée, à savoir les paragraphes 38 et 39 :
[traduction]
38. Les défendeurs Derwin Joelson et Leah Joelson savaient que Lea-Der et les entités que celle-ci contrôle n’avaient obtenu ni licence, ni permission, ni consentement de la part de Zero Spill, KKHL ou Quinn Holtby. De plus, Derwin Joelson et Leah Joelson étaient au courant de l’existence des brevets et inventions ou ont fait preuve d’aveuglement volontaire ou d’insouciance à cet égard.
39. Les défendeurs Derwin Joelson et Leah Joelson ont personnellement dirigé, commandé et autorisé les actes de contrefaçon de Lea-Der (et ceux des entités que celle-ci contrôle). Derwin Joelson et Leah Joelson ont incité Lea-Der (et les entités que celle-ci contrôle) à violer les brevets ainsi que les revendications, droits, privilèges et libertés associés à ces brevets, selon la description détaillée qui en a été faite.
[5] Dans leur défense, les Joelson et 614248 ont nié les allégations d’aveuglement volontaire, d’insouciance et de contrefaçon et soutiennent que les demandeurs n’ont pas divulgué, eux, une cause d’action à l’encontre des Joelson.
[6] Les Joelson et 614248 ont présenté une requête en vue d’obtenir une radiation, requête dont la Cour a été saisie le 10 octobre 2008. Voici un extrait de leur argumentation :
[traduction]
[...] la déclaration modifiée ne contient aucun fait qui laisse entendre la commission délibérée, volontaire et intentionnelle d’actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon. Il ne s’y trouve pas de faits invoqués à partir desquels il y aurait lieu de conclure que ce que visaient l’un ou l’autre des Joelson était autre chose que la conduite d’activités de fabrication et de vente dans le cours normal des activités de l’entreprise.
La déclaration modifiée ne divulgue aucune allégation de conduite de la part des Joelson qui serait délictuelle en soi ou qui démontrerait une identité d’intérêts distincte de celle de 614248 Alberta Ltd. de façon à faire passer la responsabilité de la contrefaçon de brevet de la société aux Joelson.
[7] En réponse à la requête en vue d’obtenir une radiation, les demandeurs soutiennent que les Joelson étaient, à tous les moments importants, les administrateurs, responsables, actionnaires et têtes dirigeantes de Lea-Der; que les Joelson savaient qu’ils ne détenaient ni licence, ni permission, ni consentement de la part des demandeurs; que les Joelson ont personnellement dirigé, commandé et autorisé les actes de contrefaçon; que les Joelson ont violé délibérément les brevets et les dessins inscrits. En outre, ils font valoir que les Joelson ont défendu la déclaration originale dans laquelle leur nom apparaît, que ceux-ci n’ont pas demandé de précisions sur les allégations qui étaient portées contre eux, que ceux-ci ont produit des affidavits détaillés et que Derwin Joelson a été contre-interrogé sur sa déclaration. Il a fallu attendre cinq (5) mois après la première ronde des interrogatoires préalables de M. Joelson et un mois après que la demanderesse ait produit l’avis de requête en vue d’obtenir des réponses aux questions refusées à l’interrogatoire préalable sans juste raison pour que la requête en vue d’obtenir une radiation soit déposée. Les demandeurs soutiennent que les réponses sollicitées touchent le fondement même des allégations portées contre les Joelson.
[8] Par l’ordonnance rendue le 3 décembre 2008, le protonotaire Lafrenière a accueilli la requête des défendeurs en vue d’obtenir la radiation, le tout avec dépens.
III. Norme de contrôle
[9] La décision discrétionnaire d’un protonotaire doit être examinée de novo lorsque les questions soulevées par la requête ont une influence déterminante sur l’issue du principal (Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488). Les parties conviennent que le présent appel doit être instruit de novo. Il ne fait aucun doute que la radiation d’une partie d’une procédure aura une influence déterminante sur l’issue du principal. Le présent appel sera donc instruit de novo.
IV. Analyse
[10] En plus de reprendre les observations présentées au protonotaire lors de la requête en radiation, les demandeurs font valoir dans le présent appel les prétentions suivantes :
(1) L’interrogatoire préalable a révélé des faits substantiels de l’implication des Joelson dans les actes de contrefaçon allégués. Selon les demandeurs, la requête en radiation serait prématurée, car l’interrogatoire préalable est loin d’être terminé. Une deuxième ronde d’interrogatoires préalables est prévue et fournira des réponses aux nombreuses questions sur les engagements fournis par M. Joelson à la première ronde.
(2) Les Joelson ont reçu un avis juridique en matière de contrefaçon qu’ils n’ont pas produit. Le protonotaire aurait dû en avoir tiré une conclusion défavorable.
(3) La question de savoir si les Joelson sont personnellement responsables des actes de contrefaçon de 614248 est une question mixte de droit et de fait, et c’est le juge d’instance qui devrait l’examiner.
(4) Le protonotaire aurait commis une erreur flagrante en concluant qu’il était « évident et manifeste » que la déclaration modifiée ne révélait aucune cause d’action raisonnable.
[11] Je me pencherai d’abord sur la question de savoir si des éléments de preuve, le cas échéant, peuvent être examinés lors d’un appel de la sorte. Les demandeurs veulent fonder leur argumentation sur l’affidavit de M. Quinn Holtby (le déclarant) assermenté le 10 décembre 2008. M. Holtby, un demandeur désigné dans la présente action, a joint à son affidavit des copies conformes du résumé de l’interrogatoire préalable de M. Derwin Joelson et de celui de M. Darrell Demers, lequel a comparu dans requêtes connexes visant à obtenir des réponses. Le déclarant a également présenté des éléments de preuve portant sur la deuxième ronde d’interrogatoires préalables, surtout en ce qui concerne la date et les motifs du report de ces interrogatoires. Les demandeurs font valoir essentiellement que ces éléments de preuve font partie du dossier de la Cour et que, par conséquent, il convient de les examiner lors du présent appel.
[12] Il est évident que l’affidavit de M. Quinn Holtby n’a pas été présenté au protonotaire lors de l’audience de la requête en radiation. Un simple examen du contenu de cet affidavit démontre que les faits assermentés auraient pu avoir été présentés au protonotaire lors de l’audience de la requête en radiation. En raison de ce seul motif, il ne convient pas d’examiner cette déclaration lors du présent appel. Quoi qu’il en soit, conformément au paragraphe 221(2) des Règles, aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête en radiation au motif visé à l’alinéa 221(1)a). De plus, la jurisprudence nous indique clairement que le tribunal d’appel doit se restreindre au libellé de l’acte de procédure et ne peut tenir compte des éléments de preuve : voir Coca-Cola Ltd. c. Pardhan (1999), 85 C.P.R. (3d) 489, à la page 493 (C.F. 1re inst.), [1999] A.C.F. no 484, au paragraphe 8 (QL). L’affidavit de M. Holtby n’est donc pas recevable par la Cour pour le présent appel et il n’en sera pas tenu compte.
[13] L’arrêt Coca-Cola résout également la question soulevée par les demandeurs, à savoir le retard du dépôt de la requête en radiation. La Cour d’appel énonce que même s’il faut normalement demander la radiation d’un acte de procédure avant d’y répondre, il est possible de présenter à tout moment une requête en radiation fondée sur l’absence de cause raisonnable d’action : voir le paragraphe 8 de Coca-Cola, précitée.
[14] Pour ce qui est de la conclusion défavorable qui, selon les demandeurs, aurait dû être tirée du fait que les Joelson n’auraient pas déposé l’avis juridique en matière de contrefaçon, aucune source ne vient attester la thèse proposée. Il suffit de dire que j’ai du mal à imaginer un juge tirer une conclusion défavorable à l’égard d’une partie au motif de la non-divulgation d’une information qui, essentiellement, est protégée par le secret professionnel.
[15] Je me penche à présent à l’argument de fond des demandeurs, à savoir que le protonotaire aurait commis une erreur flagrante en concluant qu’il était « évident et manifeste » que la déclaration modifiée ne révélait aucune cause d’action raisonnable.
[16] Le critère qui s’applique à une requête en radiation d’un acte de procédure consiste à déterminer s’il est « évident et manifeste » qu’il n’existe aucune cause d’action raisonnable (Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, [1990] A.C.S. no 93, paragraphe 32 (QL).Lorsqu’il est appliqué, les faits articulés doivent être tenus pour avérés (ibidem, paragraphe 30).
[17] La question actuellement en litige est de savoir si l’allégation énoncée dans la déclaration modifiée divulgue une cause d’action personnelle à l’encontre des Joelson. Vu les circonstances, la question litigieuse concerne la responsabilité des administrateurs. La décision Petrillo v. Allmax Nutrition Inc., 2006 CF 1199, paragraphes 27 à 36, résume ce qui déclenche la responsabilité personnelle des administrateurs d’une personne morale. En règle générale, les entreprises constituées en société ont une personnalité juridique distincte de celles de leurs administrateurs et dirigeants, qui bénéficient habituellement de la responsabilité limitée qu’offre la constitution en société.
[18] Dans l’arrêt Mentmore Manufacturing Co., Ltd. v. National Merchandising Manufacturing Co. Inc. (1978), 89 D.L.R. (3d) 195, 22 N.R. 161, au paragraphe 28, la Cour d’appel fédérale a établi ce qui engagerait la personnalité personnelle d’un administrateur ou dirigeant d’une personne morale, comme suit :
[traduction]
[À] mon avis, il existe toutefois certainement des circonstances à partir desquelles il y a lieu de conclure que ce que visait l’administrateur ou le dirigeant n’était pas la conduite ordinaire des activités de fabrication et de vente de celle-ci, mais plutôt la commission délibérée, volontaire et intentionnelle d’actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon.
[19] La jurisprudence nous apprend que la responsabilité personnelle n’est engagée que si les actes de l’administrateur ou du dirigeant sont tels que le comportement de l’administrateur lui-même est délictueux ou lorsque la société sert simplement de masque à l’égard des activités personnelles de l’administrateur de telle sorte que la conduite de l’administrateur serve des intérêts autres que ceux de la société : voir la décision Dimplex North America Ltd. v. Globaltec Distributors Ltd., 2005 FC 298, (2005), 270 F.T.R. 310, au paragraphe 13, et Halford c. Seed Hawk Inc., 2004 CF 88, aux paragraphes 317 à 339, (2004), 31 C.P.R. (4th) 434, aux pages 554 à 556 (C.F. 1re inst.), confirmée pour ce qui est de la conclusion d’absence de responsabilité personnelle rendue par le juge de première instance par 2006 CAF 275, aux paragraphes 51 à 55, (2006) 54 C.P.R. (4th) 130 (C.A.F.), aux pages 148-149.
[20] Le seul fait d’affirmer que l’administrateur ou le dirigeant d’une entreprise a une responsabilité personnelle dans une déclaration dans l’espoir que l’interrogatoire préalable lui fournisse les éléments de preuve nécessaires ne suffira pas. Une action en justice n’est pas une enquête à l’aveuglette, car sinon il y aurait recours abusif aux procédures de la Cour : voir Painblanc v. Kastner, [1994] F.C.J. no 1671, 58 C.P.R. (3d) 502.
[21] Les paragraphes contestés et précités de la déclaration ont recours aux mêmes mots que ceux de l’arrêt Mentmore rendu par la Cour d’appel. Il ne s’y trouve toutefois pas de faits desquels il serait possible de conclure que les Joelson ont été de façon [traduction] « délibérée, volontaire ou intentionnelle » la cause de la contrefaçon alléguée ou en ont donné l’ordre. Il faut présenter suffisamment de faits pour que les défendeurs individuels sachent ce qui leur est reproché en matière de contrôle sur l’entreprise ou de comportement personnel. L’arrêt Mentmore rejette la proposition selon laquelle ceux qui sont administrateurs ou dirigeants d’une personne morale sont ipso facto responsables de la contrefaçon alléguée à l’égard de celle-ci. Les demandeurs n’ont pas allégué dans leur déclaration des faits précis à l’encontre des particuliers chez les défendeurs pour démontrer que la conduite de ceux-ci était délictueuse, comme l’exige l’arrêt Mentmore.
V. Conclusion
[22] Pour les motifs susmentionnés, l’appel sera rejeté. Je conclus qu’il est évident et manifeste que la déclaration modifiée ne révèle aucune cause d’action raisonnable. Le protonotaire Lafrenière n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a accueilli la requête et radié de la déclaration modifiée tous les renvois désignant les défendeurs Derwin Joelson et Leah Joelson.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
1. La requête faisant appel de l’ordonnance du protonotaire R. Lafrenière du 3 décembre 2008 soit rejetée avec dépens.
« Edmond P. Blanchard »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-279-07
INTITULÉ : ZERO SPILL SYSTEMS (INT’L) INC. et al. c. 614248 ALBERTA LTD. faisant affaire sous le nom de LEA-DER COATINGS et al.
LIEU DE L’AUDIENCE : Edmonton (Alberta)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 19 janvier 2009
ET ORDONNANCE : Le juge Blanchard
DATE DES MOTIFS : Le 23 janvier 2009
COMPARUTIONS :
J. Jay Haugen
780-423-8667
|
|
Martha J. Savoy
Michael Crichton
613-233-1781
|
614248 Alberta Ltd.
|
G. Bruce Comba
780-426-5220
|
POUR LE DÉFENDEUR
Bill Heide faisant affaire sous les noms de Central Alberta Plastic
Products et de Rat Plastic Ltd.
|
Thomas V. Duke
780-429-9742
|
POUR LA DÉFENDERESSE
1284897 Alberta Ltd.
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Parlee McLaws LLP
Edmonton (Alberta)
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Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Ottawa (Ontario)
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614248 Alberta Ltd., Derwin Joelson
et Leah Joelson
|
Emery Jamieson LLP
Edmonton (Alberta)
|
POUR LES DÉFENDEURS
Bill Heide faisant affaire sous les noms de Central Alberta Plastic Products
et de Rat Plastic Ltd.
|
Miller Thomson LLP
Edmonton (Alberta)
|
POUR LA DÉFENDERESSE
1284897 Alberta Ltd.
|