Ottawa (Ontario), ce 28e jour de novembre 2008
En présence de l’honorable Orville Frenette
ENTRE :
ROLAND ANGLEHART SR., ROLAND ANGLEHART JR.,
BERNARD ARSENEAULT, HÉLIODORE AUCOIN,
ALBERT BENOÎT, ROBERT BOUCHER, ELIDE BULGER,
GÉRARD CASSIVI, JEAN-GILLES CHIASSON,
LUDGER CHIASSON, MARTIN M. CHIASSON,
RÉMI CHIASSON, CIE 2973-0819 QUÉBEC
INC., CIE 2973-1288 QUÉBEC INC.,
CIE 3087-5199 QUÉBEC INC., ROBERT COLLIN,
ROMÉO G. CORMIER, MARC COUTURE,
LES CRUSTACÉES DE GASPÉ LTÉE,
LINO DESBOIS, RANDY DEVEAU, CAROL DUGUAY,
CHARLES-AIMÉ DUGUAY, DENIS DUGUAY,
DONALD DUGUAY, MARIUS DUGUAY,
EDGAR FERRON, ARMAND FISET,
LIVAIN FOULEM, CLAUDE GIONEST,
JOCELYN GIONET, SIMON J. GIONET,
AURÈLE GODIN, VALOIS GOUPIL,
AURÉLIEN HACHÉ, DONALD R. HACHÉ,
GAËTAN HACHÉ, GUY HACHÉ,
JACQUES E. HACHÉ, JASON-SYLVAIN HACHÉ,
JEAN-PIERRE HACHÉ, JACQUES A. HACHÉ,
RENÉ HACHÉ, RHÉAL HACHÉ, ROBERT F. HACHÉ,
ALBAN HAUTCOEUR, FERNAND HAUTCOEUR,
JEAN-CLAUDE HAUTCOEUR, GREGG HINKLEY,
JEAN-PIERRE HUARD, RÉJEAN LEBLANC,
CHRISTIAN LELIÈVRE, ELPHÈGE LELIÈVRE,
JEAN-ELIE LELIÈVRE, JULES LELIÈVRE,
DASSISE MALLET, DELPHIS MALLET,
FRANCIS MALLET, JEAN-MARC MARCOUX,
ANDRÉ MAZEROLLE, EDDY MAZEROLLE,
GILLES A. NOËL, LÉVIS NOËL, MARTIN NOËL,
NICOLAS NOËL, ONÉSIME NOËL,
RAYMOND NOËL, FRANCIS PARISÉ,
DOMITIEN PAULIN, SYLVAIN PAULIN,
PÊCHERIES DENISE QUINN SYVRAIS INC.,
PÊCHERIES FRANÇOIS INC.,
PÊCHERIES JEAN-YAN II INC.,
PÊCHERIES JIMMY L. LTÉE,
PÊCHERIES J.V.L. LTÉE,
PÊCHERIES RAY-L INC.,
LES PÊCHERIES SERGE-LUC INC.,
ROGER PINEL, CLAUDE POIRIER,
PRODUITS BELLE BAIE LTÉE, ADRIEN ROUSSEL,
JEAN-CAMILLE ROUSSEL, MATHIAS ROUSSEL,
STEVEN ROUSSY, MARIO SAVOIE,
SUCCESSION JEAN-PIERRE ROBICHAUD,
SUCCESSION DE LUCIEN CHIASSON,
SUCCESSION DE SYLVA HACHÉ,
JEAN-MARC SWEENEY, MICHEL TURBIDE,
RÉAL TURBIDE, DONAT VIENNEAU,
FERNAND VIENNEAU, LIVAIN VIENNEAU,
RHÉAL VIENNEAU
Demandeurs
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
Défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit ici d’une requête en radiation visant à obtenir le rejet d’une déclaration modifiée et d’une action en dommages-intérêts ou, alternativement, l’émission d’une ordonnance de suspension des procédures jusqu’à la décision au fond sur une demande de contrôle judiciaire que pourraient déposer les demandeurs fondée sur l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 (la Loi). Les demandeurs appuient leur action sur l’article 17 de la Loi. Ces deux articles se lisent ainsi :
17. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Cour fédérale a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne. (2) Elle a notamment compétence concurrente en première instance, sauf disposition contraire, dans les cas de demande motivés par : a) la possession par la Couronne de terres, biens ou sommes d’argent appartenant à autrui; b) un contrat conclu par ou pour la Couronne; c) un trouble de jouissance dont la Couronne se rend coupable; d) une demande en dommages-intérêts formée au titre de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. (3) Elle a compétence exclusive, en première instance, pour les questions suivantes : a) le paiement d'une somme dont le montant est à déterminer, aux termes d'une convention écrite à laquelle la Couronne est partie, par la Cour fédérale — ou l'ancienne Cour de l'Échiquier du Canada — ou par la Section de première instance de la Cour fédérale; b) toute question de droit, de fait ou mixte à trancher, aux termes d'une convention écrite à laquelle la Couronne est partie, par la Cour fédérale — ou l'ancienne Cour de l'Échiquier du Canada — ou par la Section de première instance de la Cour fédérale. (4) Elle a compétence concurrente, en première instance, dans les procédures visant à régler les différends mettant en cause la Couronne à propos d'une obligation réelle ou éventuelle pouvant faire l'objet de demandes contradictoires.
(5) Elle a compétence concurrente, en première instance, dans les actions en réparation intentées : a) au civil par la Couronne ou le procureur général du Canada; b) contre un fonctionnaire, préposé ou mandataire de la Couronne pour des faits — actes ou omissions — survenus dans le cadre de ses fonctions. (6) Elle n'a pas compétence dans les cas où une loi fédérale donne compétence à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d'une loi provinciale sans prévoir expressément la compétence de la Cour fédérale.
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17. (1) Except as otherwise provided in this Act or any other Act of Parliament, the Federal Court has concurrent original jurisdiction in all cases in which relief is claimed against the Crown. (2) Without restricting the generality of subsection (1), the Federal Court has concurrent original jurisdiction, except as otherwise provided, in all cases in which (a) the land, goods or money of any person is in the possession of the Crown; (b) the claim arises out of a contract entered into by or on behalf of the Crown; (c) there is a claim against the Crown for injurious affection; or (d) the claim is for damages under the Crown Liability and Proceedings Act. (3) The Federal Court has exclusive original jurisdiction to hear and determine the following matters: (a) the amount to be paid if the Crown and any person have agreed in writing that the Crown or that person shall pay an amount to be determined by the Federal Court, the Federal Court — Trial Division or the Exchequer Court of Canada; and (b) any question of law, fact or mixed law and fact that the Crown and any person have agreed in writing shall be determined by the Federal Court, the Federal Court — Trial Division or the Exchequer Court of Canada. (4) The Federal Court has concurrent original jurisdiction to hear and determine proceedings to determine disputes in which the Crown is or may be under an obligation and in respect of which there are or may be conflicting claims.
(5) The Federal Court has concurrent original jurisdiction (a) in proceedings of a civil nature in which the Crown or the Attorney General of Canada claims relief; and (b) in proceedings in which relief is sought against any person for anything done or omitted to be done in the performance of the duties of that person as an officer, servant or agent of the Crown. (6) If an Act of Parliament confers jurisdiction in respect of a matter on a court constituted or established by or under a law of a province, the Federal Court has no jurisdiction to entertain any proceeding in respect of the same matter unless the Act expressly confers that jurisdiction on that court. |
18. (1) Sous réserve de l'article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour : a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral; b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral. (2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l'étranger : bref d' habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus.
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
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18. (1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction (a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and (b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal. (2) The Federal Court has exclusive original jurisdiction to hear and determine every application for a writ of habeas corpus ad subjiciendum, writ of certiorari, writ of prohibition or writ of mandamus in relation to any member of the Canadian Forces serving outside Canada.
(3) The remedies provided for in subsections (1) and (2) may be obtained only on an application for judicial review made under section 18.1.
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[2] Les demandeurs allèguent les causes d’action suivantes contre le défendeur :
A. la violation de différentes ententes contractuelles conclues entre le ministre des Pêches et des Océans (le ministre) au sujet de la pêche au crabe dans l’Est canadien;
B. la violation d’une obligation de diligence dans la façon de réduire la portion du quota total admissible des captures (le TAC) attribuée aux demandeurs à compter de 2003;
C. la commission d’une faute ou d’un délit dans l’exercice d’une charge publique;
D. l’exercice d’un pouvoir de gestion du ministre d’une manière abusive, capricieuse ou de mauvaise foi;
E. l’expropriation sans compensation de certains droits des demandeurs en réduisant leur portion du TAC;
F. la présence de représentations fausses par le ministre;
G. l’existence d’un enrichissement sans cause par le ministre en utilisant partie du TAC revenant aux demandeurs par l’attribution à d’autres groupes de pêcheurs ou pour financer ses propres activités;
H. le bris d’une obligation fiduciaire.
[3] Le défendeur conteste le bien-fondé de l’action, alléguant l’absence de compétence de la Cour fédérale en la matière et l’absence de fondement des causes d’action alléguées.
Les faits contextuels
[4] En 1989, suite à une crise dans la pêche du crabe de l’Est canadien, le ministre a signé une entente avec les pêcheurs de crabe selon laquelle il s’engageait à limiter pour l’avenir à 130 le nombre des permis en circulation dans la zone de pêche no 12. En retour, les pêcheurs traditionnels renonçaient à la pêche compétitive et acceptaient de financer, de façon importante, certaines mesures de gestion de la ressource implantées par le ministre.
[5] En 1999, suite à la décision R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, le ministre informa les pêcheurs de son intention d’intégrer des autochtones dans la pêche au crabe. Les pêcheurs ont accepté ce changement en se fiant à la bonne foi du ministre qui s’engageait à limiter le nombre de permis à 30; permis qui seraient obtenus par le rachat de permis existants lorsque capable de ce faire.
[6] En 2003, le ministre a, sans compensation, unilatéralement et effectivement annulé ses engagements, en réduisant la part du TAC revenant aux pêcheurs traditionnels et en utilisant cette ressource pour financer ses programmes.
[7] Les pêcheurs traditionnels se plaignent qu’ils ont investi des sommes importantes dans ce domaine sur la foi des engagements du ministre et que, suite à ces modifications, ils ont subi des pertes considérables pour lesquelles ils ont droit d’être compensés.
[8] La présente action a été intentée le 11 juillet 2007 par « quelque 96 » demandeurs alléguant plusieurs causes d’action, lesquelles ont été résumées ci-haut.
Analyse
[9] La présente requête en radiation soumise par le défendeur se fonde sur la règle 221(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 :
221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas : a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable; b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant; c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire; d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder; e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur; f) qu’il constitue autrement un abus de procédure. Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.
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221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it (a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be, (b) is immaterial or redundant, (c) is scandalous, frivolous or vexatious, (d) may prejudice or delay the fair trial of the action, (e) constitutes a departure from a previous pleading, or (f) is otherwise an abuse of the process of the Court, and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.
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[10] Cette requête soulève deux questions fondamentales, soit :
A. La Cour fédérale possède-t-elle compétence en la matière en vertu de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales?
B. Est-il évident et manifeste que les demandeurs n’ont aucune chance de succès dans ce recours parce que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable?
[11] Avant d’aborder ces sujets, il faut analyser les exigences d’une requête en radiation.
[12] Je constate que les arrêts interprétant la règle 221(1) imposent un critère très élevé avant qu’une requête en radiation d’action ne puisse être accueillie. Cette jurisprudence exige qu’il soit évident et manifeste (et cela au-delà de tout doute raisonnable) que l’action du demandeur n’a aucune chance de succès avant d’accorder une requête en radiation (voir, entre autres, Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959). La même règle s’applique lorsqu’il s’agit de déterminer la compétence de la Cour sur le sujet du litige (Hodgson et al. c. Ermineskin Indian Band et al. (2000), 180 F.T.R. 285, confirmé par (2000), 267 N.R. 143, permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada refusée (2000), 276 N.R. 193).
[13] Il me paraît, d’une simple lecture des procédures, qu’il n’est pas « clair, évident et certain » que les allégations de la déclaration des demandeurs sont entachées d’une qualité d’incompétence telle qu’elles devraient entraîner le rejet de l’action selon le critère précité. Au surplus, lorsque des questions mixtes de droit et de faits sont soulevées, elles méritent d’être entendues lors d’un procès plutôt que lors d’une simple requête en radiation (Nidek Co. c. Visx Inc. (1998), 82 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.)).
[14] Le défendeur soutient que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre cette cause sous l’article 17 de la Loi parce qu’il aurait fallu au préalable procéder par voie de contrôle judiciaire sous l’article 18 de la Loi pour faire invalider la décision ministérielle (Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287 (C.A.) et Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165 (C.A.)).
[15] Le défendeur plaide que les décisions visées ici n’ont pas fait l’objet d’un tel contrôle judiciaire et que la Cour n’a pas compétence pour entendre l’action.
[16] Les demandeurs contestent cet argument précisant que certaines des décisions ministérielles ont déjà fait l’objet de contrôle judiciaire et furent déclarées illégales (voir Larocque c. Canada (ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 237, et Association des crabiers acadiens c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1242, 305 F.T.R. 318).
[17] Les demandeurs plaident qu’ils n’attaquent pas la légalité des décisions ministérielles mais plutôt leur légitimité et la commission d’actes fautifs concomitants dans l’exercice de pouvoirs ministériels, ce qui tombe sous la compétence de la Cour en vertu de l’article 17 de la Loi.
[18] Il est important de faire la distinction entre « office fédéral » et la Couronne car les demandes d’invalidité contre une décision d’un office fédéral doivent procéder par voie de contrôle judiciaire alors qu’une action contre la Couronne peut procéder en vertu de l’article 17 de la Loi. « Office fédéral » est défini ainsi à l’article 2 de la Loi :
« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale, à l'exclusion de la Cour canadienne de l'impôt et ses juges, d'un organisme constitué sous le régime d'une loi provinciale ou d'une personne ou d'un groupe de personnes nommées aux termes d'une loi provinciale ou de l'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.
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"federal board, commission or other tribunal" means any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made pursuant to a prerogative of the Crown, other than the Tax Court of Canada or any of its judges, any such body constituted or established by or under a law of a province or any such person or persons appointed under or in accordance with a law of a province or under section 96 of the Constitution Act, 1867;
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[19] Or, selon l’arrêt Harris c. Canada, [1999] 2 C.F. 392, la Couronne n’est pas généralement considérée un office fédéral. Dans Canadian Javelin Ltd. c. La Reine (Terre-Neuve), [1978] 1 C.F. 408, la Cour d’appel fédérale a noté qu’il fallait considérer la définition « Couronne » de l’article 2 de la Loi afin de déterminer l’étendue de la juridiction pour intenter une action contre la Couronne en vertu de l’article 23 de la Loi. Elle a rejeté l’appel à l’encontre d’une décision accueillant la défense fondée sur l’absence de compétence du tribunal, parce que seule Sa Majesté du chef du Canada était visée par la Loi sur la Cour fédérale.
[20] Il n’est donc pas aussi évident, comme le prétend le défendeur, que la Cour n’a pas compétence en la matière car la jurisprudence n’est pas aussi fixée comme il le soutient. Récemment, le juge Martineau a adressé cette question dans l’affaire Arsenault et al. v. Her Majesty the Queen, 2008 FC 299. L’action concernait une situation factuelle similaire à celle du présent dossier, soit une action en dommages-intérêts intentée par des pêcheurs de crabe contre le ministre des Pêches et des Océans suite à des réductions de quotas de pêche; action fondée sur des causes d’action identiques à celles alléguées au présent dossier. Le défendeur souleva des arguments similaires à ceux présentés dans ce dossier pour justifier une requête en radiation fondée sur l’article 221 des Règles des Cours fédérales, requête que le protonotaire Morneau avait accueillie. En appel, le juge Martineau a cassé cette décision.
[21] Le juge Martineau s’est appuyé, inter alia, sur l’arrêt Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c. Canada (ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada et al., [1995] 2 C.F. 694, citant les commentaires du juge Décary aux pages 702 à 705 de cet arrêt. Il réfère aussi à la décision rendue par le juge Kelen dans Agustawestland International Ltd. c. Canada (ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux du Canada), 2006 CF 767, où celui-ci décidait qu’un soumissionnaire insatisfait pouvait procéder sur la base de bris de contrat, délit ou abus de procédures, en dommages-intérêts. Le juge Martineau concluait comme suit :
[43] In view of several of the concerns expressed with respect to the application of Grenier in cases share similarities with the present case, I am unable to accept that this action is doomed from the start because of some jurisdictional defect. . . .
[22] Or, les mêmes arguments ont été présentés dans le présent dossier et j’estime que le raisonnement du juge Martineau doit être suivi ici.
[23] Il est nécessaire de rappeler ici que le pouvoir du ministre d’émettre des permis de pêche est un pouvoir de discrétion absolue. Selon l’article 7 de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14 :
7. (1) En l'absence d'exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d'exploitation de pêcheries -- ou en permettre l'octroi --, indépendamment du lieu de l'exploitation ou de l'activité de pêche.
[. . .] |
7. (1) Subject to subsection (2), the Minister may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on.
[. . .]
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[24] L’arrêt Comeau’s Sea Foods c. Canada (ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, concernait les représentations faites avec l’appelante quant à certains quotas d’allocations de pêche par l’intimé. L’appelante avait dépensé 500 000 $ pour transformer un chalutier de pêche du pétoncle en un navire de pêche du homard. Le ministre refusa d’émettre le permis de pêche après avoir retiré sa promesse de quotas. L’action en dommages-intérêts fut rejetée pour le motif principal que le ministre avait le droit d’exercer pleinement sa juridiction. Toutefois, après que le ministre a émis un permis de pêche et établi des quotas de pêche, des droits et obligations naissent (voir Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548 (C.A.)).
[25] La décision récente rendue par la Cour suprême du Canada dans Saulnier et al. c. Banque royale du Canada, 2008 CS 58, statue qu’un permis de pêche constitue une valeur commerciale et accorde au détenteur un droit de la nature d’un droit de propriété, dont la perte peut être indemnisée. La Cour suprême a réitéré le concept que le ministre possède le pouvoir discrétionnaire d’émettre, de renouveler ou de canceller un tel permis, selon les exigences de la gérance des inventaires des ressources de la pêche. Par ailleurs, le ministre possède de larges programmes contractuels dans ce domaine selon la Loi sur le développement de la pêche, L.R.C. (1985), ch. F-21 :
[26] À la lumière de ce qui précède, analysons brièvement les causes d’action invoquées par les demandeurs dans leur action.
[27] Les demandeurs se fondent sur des ententes intervenues entre 1989 et 2002 entre le ministre et leurs représentants dans le programme de la gérance de la ressource, l’émission de permis de pêche et les quotas avec les pêcheurs de crabe dans la zone de pêche no 12. En considération de ces privilèges, ceux-ci ont renoncé à la pêche compétitive et ont vu à financer des mesures visant à préserver cette ressource.
[28] En 1999, ils ont accepté de laisser le ministre intégrer des pêcheurs autochtones. En 2003, le ministre a unilatéralement annulé les ententes et réduit le TAC, diminuant ainsi les revenus des demandeurs. Le ministre a utilisé cette ressource pour financer ses programmes. En agissant ainsi, les demandeurs plaident que le ministre a illégalement annulé les ententes précitées leur causant le préjudice pour lequel ils veulent être indemnisés.
[29] Le défendeur plaide que le ministre possédait le pouvoir en vertu de la Loi d’agir comme il l’a fait dans le but de protéger la ressource. Il plaide aussi qu’il s’agissait d’une décision sacro-politique justifiée et que les demandeurs n’avaient aucun droit acquis à une allocation de contingent. Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu entente entre les parties et que cela aurait violé le principe que le ministre ne pouvait entraver son pouvoir discrétionnaire, citant Pacific National Investments Ltd. c. Victoria, [2000] 2 R.C.S. 919. Cet arrêt concerne une entente intervenue entre la ville de Victoria (Colombie-Britannique) et un entrepreneur à l’effet que la ville ne modifierait pas le règlement de zonage pour une période de temps. La Cour suprême a passé outre à cette entente en permettant à la ville de modifier son règlement. Or, cette cause n’a aucune ressemblance avec la présente affaire et implique l’interprétation du droit municipal régi par un autre régime de loi. Donc, cet arrêt n’a aucune valeur juridique dans la discussion ici.
[30] Je préfère le raisonnement du juge Martineau dans l’affaire Arsenault, ci-dessus, où il invoque l’arrêt Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, pour conclure qu’une décision fondée sur une entente statutaire pourrait quand même donner lieu à un bris de contrat. Il écrivait, au paragraphe 53 :
. . . A decision that is lawful in the sense that it had statutory authority may still constitute a breach of contract. . . .
[31] Le juge Martineau conclut alors que la question en était une de droit et de faits qui ne pouvait pas être résolue sans une requête en irrecevabilité.
[32] La preuve à ce stade ne permet pas de déterminer si cette cause d’action est bien ou non fondée.
[33] Pour les mêmes motifs que le bris de contrat, j’estime que cette cause d’action ne peut pas être ignorée à ce stade des procédures.
[34] Toutes les autres causes d’action alléguées demeurent vivantes à ce stade des procédures, leur sort dépendra de la preuve qui sera présentée lors du procès.
[35] À ce stade, il faut considérer la portée de la décision dans l’arrêt Larocque c. Canada (ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 237, [2006] A.C.F. no 985, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a décidé que le ministre ne possédait pas la compétence pour s’approprier la ressource « halieutique » aux fins de financer les obligations de l’État.
[36] Dans des instances, il y a eu des demandes de contrôle judiciaire présentées à l’encontre de certaines décisions du ministre mais cela ne signifie pas, en soi, que toutes ses décisions doivent être soumises à des contrôles judiciaires lorsque d’autres recours co-existent.
[37] Quant à la cause d’action fondée sur l’expropriation sans indemnité, outre la loi, le common law reconnaît un droit indépendant d’indemnisation (voir Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver, [2006] 1 R.C.S. 227).
[38] L’enrichissement sans cause est une autre cause d’action en équité qui supporte un recours dans des situations très variées (Pacific National Investments c. Victoria, [2004] 3 R.C.S. 575).
[39] Le manquement d’un ministre de respecter ses obligations de fiduciaire est une autre cause qui peut justifier un recours légal (Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335). Ce n’est pas au niveau de requêtes préliminaires qu’il y a lieu de radier une telle cause d’action. Tel qu’indiqué par la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans Timberwest Forest Ltd. v. British Columbia, [1999] B.C.J. no 2842, au paragraphe 55 :
. . . The content of a fiduciary duty that might be owed is a matter that requires factual investigation. . . .
[40] En conclusion, je crois qu’il n’a rien « d’évident et de manifeste », d’absence de causes d’action, à ce stade des procédures qui pourraient justifier la radiation de celles-ci, entraînant le rejet de l’action.
[41] Pour ces motifs déjà explicites, il n’y a pas lieu de suspendre l’instance pour exiger de permettre la présentation et la disposition de demandes de contrôle judiciaire à l’encontre des décisions ministérielles qui seraient illégales.
[42] Pour tous ces motifs, la Cour ordonne le rejet de la requête du défendeur soit en radiation de la déclaration ou en suspension des procédures, le tout avec dépens.
ORDONNANCE
La Cour ordonne le rejet de la requête du défendeur soit en radiation de la déclaration ou en suspension des procédures. Le tout avec dépens.
« Orville Frenette »
Juge suppléant
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1271-07
INTITULÉ : ROLAND ANGLEHART SR. ET AL. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Fredericton (Nouveau-Brunswick)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 5 novembre 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : L’honorable Orville Frenette
DATE DES MOTIFS : Le 28 novembre 2008
COMPARUTIONS :
Me Patrick Ferland et
Me David Quesnel POUR LES DEMANDEURS
Me Ginette Mazerolle et
Me Paul Marquis POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Heenan Blaikie POUR LES DEMANDEURS
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada