Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2008
En présence de monsieur le juge Kelen
ENTRE :
JEAN PIERRE HERNAN QUINTERO GUZMAN,
NIDIA ALEXANDRA GUEVARA PALACIOS,
DYLAN QUINTERO GUEVARA
et
ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue le 7 mai 2008 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, dans laquelle il était conclu que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.
LES FAITS
[2] Les demandeurs sont citoyens de la Colombie. La demande concernant leur fils mineur, Dylan Quintero Guevara, un citoyen des États-Unis d'Amérique, n'est pas en cause en l'espèce.
[3] Les demandeurs adultes ont déposé séparément des demandes d'asile fondées sur des récits personnels distincts. En outre, chaque demandeur demande l'asile en raison de sa relation conjugale avec l'autre.
Jean Pierre Hernan Quintero Guzman
[4] Jean Pierre Hernan Quintero Guzman (le demandeur) a travaillé en tant qu'administrateur de la ferme de son grand-père, près de la ville d'El Guamo, dans le département de Bolivar.
[5] Le demandeur soutient que, en 1999, une unité des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) s'est établie dans la région et a exigé des fermiers de la région qu'ils paient une vacuna (une taxe obtenue par extorsion) de 90 000 pesos ou 450 $US par mois. Ils avaient jusqu'au 31 décembre 1999 pour payer. Le demandeur et son grand-père ont refusé de payer et, le 2 janvier 2000, le demandeur a rejoint ses parents à Bogota pour éviter les représailles des FARC. Son grand-père a quitté sa ferme pour s'établir dans la ville voisine d'El Guamo.
[6] Le 4 mars 2000, le demandeur a accompagné son père qui se rendait pour affaires aux États‑Unis. Le demandeur a affirmé à l'audience qu'il était parti avec son père [traduction] « avec l'idée de peut-être demeurer aux États-Unis ». Cependant, il s'est [traduction] « senti seul » et est retourné à Bogota après 12 jours, en croyant que plus le temps passerait, moins il risquait d'être victime des FARC. En avril 2000, il a rendu visite à ses grands-parents à El Guamo et y est resté trois semaines. Durant son séjour, il a tenté de garder sa présence discrète, puisque son grand-père recevait des lettres de menace des FARC, dans lesquelles il était également question du demandeur. Celui-ci affirme qu'à son retour des États-Unis, il s'est rendu compte qu'il [traduction] « était toujours menacé » et a senti qu'il était encore en danger.
[7] Le 24 mai 2000, le demandeur s'est encore rendu aux États-Unis, mais il est retourné à Bogota le 7 septembre 2000, après s'être fait dire que les demandes d'asile de Colombie aux États‑Unis étaient la plupart du temps rejetées. Il affirme avoir reçu des appels de menace pendant qu'il demeurait chez ses parents. Il s'est rendu aux États-Unis pour une troisième fois le 7 janvier 2001 et il y est demeuré jusqu'à ce que l'argent vienne à lui manquer. Il est retourné à Bogota le 20 mai 2001. Il a d'abord vécu chez ses parents, mais il est par la suite déménagé chez Nidia Alexandra Guevara Palacios (la demanderesse). Il affirme avoir reçu des appels de menace pendant qu'il habitait chez la demanderesse. Il a encore quitté la Colombie pour les États-Unis le 3 septembre 2001.
Nidia Alexandra Guevara Palacios
[8] La demanderesse a travaillé comme adjointe administrative d'un reporter bien connu de Caracol TV, Manuel Teodoro Bermudez, qui produisait et animait une émission d'enquête sur le crime et la corruption, Séptimo Día. L'émission critiquait l'incapacité du gouvernement à protéger ses citoyens et mettait au jour les violations des droits de la personne commises par les FARC, les groupes paramilitaires, le gouvernement colombien et les trafiquants de drogue. La demanderesse a déclaré à l'audience avoir participé à la production de l'émission. Elle a déclaré que la station de télévision avait fait l'objet de plusieurs alertes à la bombe et avait reçu des appels de menace à la suite de l'émission.
[9] Alors que son patron était absent, la demanderesse a reçu un appel des Campesinos de Cordoba y Uraba (ACCU), un groupe paramilitaire. Ils ont menacé son patron et ont également menacé la demanderesse en raison de sa participation à la production. Elle a essayé d'obtenir de l'aide du Département administratif de sécurité et de la station de télévision, mais on lui a répondu qu'il n'y avait pas de ressources pour la protéger.
[10] Le 3 août 2001, la demanderesse retournait chez elle en voiture d'un cours à l'université quand elle a été abordée par trois hommes conduisant un VUS. Ces trois hommes l'ont enlevée sous la menace d'un fusil, l'ont emmenée dans un endroit isolé, l'ont battue et l'ont violée. Lors de l'agression, on lui a dit qu'elle était ciblée en raison de sa participation à l'émission de télévision ainsi que pour envoyer un message à son patron et aux autres personnes travaillant à l'émission. Elle s'est échappée, a communiqué avec la police et a fait soigner ses blessures.
[11] Après que le demandeur eut quitté la Colombie le 3 septembre 2001, la demanderesse a déménagé chez sa mère. Le 4 octobre 2001, elle rejoint le demandeur aux États-Unis. Les demandeurs se sont mariés aux États-Unis.
[12] Le demandeur a demandé l'asile aux États-Unis, demande qui a été rejetée. Le juge d'immigration a estimé que le récit du demandeur était crédible, mais il a jugé que celui‑ci ne répondait pas à la définition de réfugié au sens de la Convention parce qu'il n'y avait aucun lien avec la définition de la Convention, c'est-à-dire que les persécutions qu'il craignait n'étaient pas fondées sur un des motifs prévus par la Convention. La demanderesse a demandé l'asile aux États-Unis après l'échéance du délai d'un an, par conséquent sa demande n'a jamais été entendue.
La décision à l'étude
Jean Pierre Hernan Quintero Guzman – Le demandeur
[13] La Commission a conclu que le demandeur n'était pas crédible. Selon la Commission, la question déterminante était le manque de preuve quant à la crainte subjective du demandeur d'être persécuté. Elle a jugé que le fait que le demandeur soit retourné à plusieurs reprises en Colombie et soit même retourné une fois rendre visite à son grand-père à El Guamo, la ville près de sa ferme sous le contrôle des FARC, démontrait l’absence de crainte envers les FARC. La Commission a aussi constaté que le grand-père du demandeur, la cible principale des FARC parce qu'il est le propriétaire de la ferme, était demeuré à El Guamo durant trois ans sans que les FARC ne lui fassent de mal.
[14] En outre, la Commission a constaté que, malgré l'affirmation du demandeur selon laquelle les FARC avaient donné au demandeur et à son grand-père jusqu'au 31 décembre 1999 pour payer la vacuna, les seules représailles que le demandeur a subies étaient des appels de menace, lesquels ont commencé deux mois après l'échéance du délai. La Commission a conclu que la raison pour laquelle le demandeur semblait ne pas craindre les FARC était que son récit concernant les menaces des FARC à l'endroit de son grand-père et de lui-même n'étaient pas vrai et avait été créé dans le but d'étoffer sa demande d'asile.
[15] La Commission a également conclu que les retours du demandeur en Colombie ainsi que le manque de preuve mettaient en cause l'existence d'un risque objectif. Par conséquent, la Commission a conclu que le demandeur n'était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens de l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
Nidia Alexandra Guevara Palacios – La demanderesse
[16] La Commission a rejeté la demande d'asile de la demanderesse au motif que les conditions dans le pays avaient changé et que la demanderesse n'avait plus de raison objective de craindre d'être persécutée. Le tribunal a constaté que la plupart des groupes paramilitaires en Colombie avaient signé un accord avec le gouvernement le 15 juillet 2003. L'accord appelait à la démobilisation des groupes paramilitaires avant 2005. Selon la Commission, les actes de violence commis par des groupes paramilitaires ont diminué depuis 2002, car de nombreux anciens chefs de groupes paramilitaires sont en prison ou sous enquête, et, en date de 2006, 32 000 anciens membres de groupes paramilitaires avaient été démobilisés et les Autodéfenses unies de Colombie, ou Autodefensas Unidas de Colombia (AUC), et les groupes qui y étaient associés avaient cessé d'exercer leurs activités.
[17] Compte tenu de ces changements et du fait que sept ans s'étaient écoulés depuis le départ de Colombie de la demanderesse, la Commission a estimé que le groupe qui avait visé la demanderesse, selon toute probabilité, n'existait plus.
[18] La Commission a conclu qu'il n'y avait aucune possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée par le groupe dont les membres l'avaient agressée, que sa vie soit menacée ou qu'elle soit exposée à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner en Colombie.
[19] La Commission a de plus conclu que l'exception des « raisons impérieuses » prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR ne s'appliquait pas à la demanderesse. La Commission a écrit :
L'incident au cœur des allégations de la demandeure d’asile étant l'unique incident d'agression sexuelle et quelques appels téléphoniques menaçants qui, quoique répugnants, ne respectent pas, de l'avis du tribunal, la norme élevée à atteindre pour justifier l'application de l'exception pour des raisons impérieuses prévues au paragraphe 108(4) de la LIPR [...]
[20] La Commission a par conséquent rejeté les demandes d'asile des deux demandeurs.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[21] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes en l'espèce :
1. La Commission a-t-elle commis un erreur en concluant que le récit du demandeur n'était pas crédible et en concluant par conséquent qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur en ne menant pas une analyse distincte de la demande d'asile du demandeur au regard de l'article 97 de la LIPR?
3. La Commission a-t-elle commis une erreur en jugeant que les circonstances avaient changé en Colombie et en concluant par conséquent que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger?
4. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les persécutions infligées par des paramilitaires à la demanderesse ne constituait pas une raison impérieuse de ne pas la renvoyer en Colombie?
5. La Commission a-t-elle commis une erreur en ne menant pas une analyse distincte de la demande d'asile de la demanderesse au regard de l'article 97 de la LIPR?
LA NORME DE CONTRÔLE
[22] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada a statué au paragraphe 62 que, à la première étape de l’analyse de la norme de contrôle, la Cour « vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ».
[23] Les conclusions de la Commission quant à la crédibilité du demandeur et aux conditions en Colombie sont des conclusions de fait et sont donc assujetties à la norme de la raisonnabilité. Malveda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 447, les motifs du juge Russell, aux paragraphes 18 à 20; Khokhar c. Canada (M.C.I.), 2008 CF 449, 166 A.C.W.S. (3d) 1123, les motifs du juge Russell, au paragraphe 22. La conclusion de la Commission selon laquelle l'épreuve vécue par la demanderesse ne constituait pas une « raison impérieuse » au sens du paragraphe 108(4) est une conclusion mixte de fait et de droit et est également assujettie à la norme de la raisonnabilité : Decka c. Canada (MCI), 2005 CF 522, 140 A.C.W.S. (3d) 354, les motifs du juge Mosley, au paragraphe 5.
[24] Lorsqu’elle contrôle une décision de la Commission suivant la norme de la raisonnabilité, la Cour examine « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu[e] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).
[25] Les demandeurs soutiennent également que la Commission a commis une erreur de droit en ne menant pas une analyse distincte au regard de l'article 97 pour chaque demandeur. Les erreurs de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.
ANALYSE
Question no 1 : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas crédible?
[26] Le demandeur soutient que la conclusion de la Commission quant à sa crédibilité était fondée uniquement sur le fait qu'il était retourné en Colombie trois fois et que [traduction] « des facteurs comme se réclamer à nouveau de la protection du pays, mettre du temps avant de demander l'asile ou ne pas avoir demandé l'asile dans d'autres pays, peuvent être pris en compte dans l'évaluation de la crédibilité, mais, seuls, ne suffisent pas à trancher » une demande d'asile. À l'appui de cet argument, le demandeur invoque trois précédents dans lesquels les cours ont statué que le temps pris avant de déposer une demande ne constitue pas en soi un facteur permettant de trancher une demande d'asile : (Huerta c. Canada (M.E.I.) (1993),157 N.R. 225 (C.A.F.); Hue c. Canada (M.E.I.), [1988] A.C.F. no 283 (C.A.F.); Lameen c. Canada (Secrétaire d’État) (1994), 48 A.C.W.S. (3d) 1424 (C.F.)).
[27] Cependant, en l'espèce, la Commission ne s'est pas seulement appuyée sur le temps mis avant de présenter la demande d'asile, mais plutôt sur le fait que le demandeur soit retourné en Colombie en général, et en particulier dans une zone sous la domination des FARC où il avait à l'origine reçu les menaces, démontrait l’absence de crainte subjective. La Commission pouvait raisonnablement conclure que la conduite du demandeur ne concordait pas avec les incidents qu'il avait racontés et que, si ces incidents s'étaient produits, le demandeur ne serait pas retourné en Colombie. Si une personne quittait sa patrie et demandait à ce qu'on la protège de persécutions, elle ne retournerait pas chez elle sous prétexte qu'elle se sent seule.
[28] Ensuite, le demandeur soutient que la Commission n'a pas tenu compte de ses explications justifiant chacun de ses retours en Colombie. Le demandeur a affirmé être retourné la première fois parce qu'il s'ennuyait de sa famille et parce qu'il croyait ne plus être en danger. Il a gardé sa présence discrète pendant sa visite à El Guamo. Il est retourné en Colombie une deuxième fois parce qu'on lui avait dit que sa demande d'asile aux États-Unis serait rejetée et une troisième fois parce qu'il n'avait pas assez d'argent pour demeurer aux États-Unis. Le demandeur soutient que la Commission aurait dû se demander si ces explications étaient raisonnables. Cependant, la Commission, dans sa décision, a présenté les explications du demandeur et a affirmé qu'elle trouvait « difficile de croire que le demandeur d’asile craignait les FARC puisqu'il est retourné dans son pays ». Il était loisible à la Commission de conclure que les explications du demandeur étaient inadéquates et ne concordaient pas avec son récit.
[29] Enfin, le demandeur soutient qu'il ne convenait pour la Commission de s'appuyer sur le fait que les FARC n'avaient fait aucun mal à son grand-père, puisque c'était lui, et non son grand-père, qui était la cible principale, en raison de son rôle d'administrateur et de son refus de payer. Le demandeur a affirmé dans son FRP que, lorsque les FARC ont été incapables de le trouver, elles ont ciblé son grand-père, qui s'est réfugié au Venezuela en 2003.
[30] En tirant sa conclusion défavorable quant à la crédibilité, la Commission a fait observer que les seuls incidents qui se sont produits, selon le demandeur, étaient des appels de menace, que les premiers appels ont eu lieu deux mois après la prétendue échéance pour payer la vacuna et que, malgré le fait que le FARC aient ciblé son grand-père après avoir été incapables de trouver le demandeur, son grand-père a pu demeurer trois autres années dans un territoire sous la domination des FARC. La Commission a estimé que ces faits discréditaient le récit du demandeur. Il était raisonnable pour la Commission de prendre en considération le fait qu'on n'ait jamais fait de mal au grand-père du demandeur et de juger non crédible le récit du demandeur en se fondant sur ce fait ainsi que sur l'absence de représailles contre le demandeur et sur les trois retours du demandeur en Colombie, notamment à El Guamo.
Question no 2 : La Commission a-t-elle commis une erreur en ne menant pas une analyse distincte de la demande d'asile du demandeur au regard de l'article 97 de la LIPR?
[31] Le demandeur soutient que la Commission n'a pas mené d'analyse distincte au regard de l'article 97 de la LIPR. Selon le demandeur, la Commission n'a pas correctement examiné s'il existait une crainte objective.
[32] Le demandeur prétend que la Commission s'est simplement appuyée sur ses conclusions défavorables quant à sa crédibilité pour conclure que le demandeur ne serait pas exposé à un risque objectif d'être persécuté en tant qu'administrateur de la ferme.
[33] En examinant la demande du demandeur au regard de l'article 97, la Commission a affirmé :
Même si l'absence de crainte subjective n'est peut-être pas un facteur déterminant prévu à l'article 97, le tribunal a examiné la question de savoir si le demandeur d’asile avait une crainte objective avant d'en arriver à sa conclusion. Les voyages de retour en Colombie du demandeur d’asile démentent l'existence d'un risque objectif.
[34] Les retours en Colombie du demandeur et l'absence d'incident, autre que les prétendus appels de menace, suffisaient raisonnablement à démontrer l'absence de risque objectif visé à l'article 97 dans les circonstances propres au demandeur.
Question no 3 : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention en raison du changement de situation en Colombie?
[35] La demanderesse soutient que la Commission a fondé sa décision voulant qu'elle ne soit plus exposée à un risque sur une interprétation sélective de la preuve. En particulier, la demanderesse souligne la preuve documentaire montrant que, malgré la démobilisation des AUC, des membres de groupes paramilitaires ont continué à commettre des actes contrevenant aux droits de la personnes, y compris cibler des journalistes et des témoins.
[36] Selon le Rapport 2006 du Département d'État américain sur les pratiques en matière de droits de la personne (dossier de la demanderesse, page 100) :
[traduction]
Malgré le cessez-le feu unilatéral déclaré par les AUC en 2002 et la démobilisation nationale, des membres renégats de groupes paramilitaires ont commis les crimes et les violations des droits de la personne qui suivent : assassinats et enlèvements politiques, disparitions forcées, torture [...] corruption et intimidation de juges, de procureurs et de témoins [...] assassinats de militants des droits de la personne, de journalistes, d'enseignants et de syndicalistes.
[37] Dans son Rapport annuel 2007 sur la Colombie, Reporters sans frontières affirme ceci (dossier de la demanderesse, page 125) :
Trois journalistes ont été assassinés et sept ont été obligés de quitter leur région, voire le pays sous la menace. Démobilisés mais pas désarmés, les paramilitaires continuent de semer la terreur, en particulier dans les départements du Nord.
[38] La demanderesse a affirmé dans son FRP qu'elle craignait d'être ciblée en tant que témoin. La Commission ne s'est pas penchée sur cette allégation. En outre, un élément de preuve au dossier révélait que l'association de la demanderesse avec l'émission de télévision était de notoriété publique parce qu'un article dans un magazine a fait état de sa relation avec son patron. La Commission n'a pas mentionné la preuve concernant les actes de violence encore commis par les forces paramilitaires ou les menaces visant particulièrement les journalistes. Bien qu'elle ait fait observer que les anciens membres des forces paramilitaires étaient aujourd'hui jugés pour leurs crimes, la Commission n'a pas mentionné la preuve montrant l'existence de menaces dirigées contre les témoins des crimes commis par les forces paramilitaires.
[39] Par conséquent, la Commission n'a pas adéquatement pris en considération le risque particulier auquel serait exposée la demanderesse en tant qu'ancienne employée d'une émission de télévision ciblée ou en tant que témoin d'un crime commis par un membre d'un groupe paramilitaire. Cette preuve pertinente contredit la conclusion de la Commission et celle-ci aurait dû la prendre en considération avant de conclure que la demanderesse n'est pas une réfugiée.
Question no 4 : La Commission a-t-elle commis une erreur en ne menant pas une analyse distincte de la demande d'asile de la demanderesse au regard de l'article 97 de la LIPR?
[40] La demanderesse affirme que la Commission n'a pas adéquatement examiné les risques objectifs auxquels sont exposés les journalistes et les témoins au regard de l'article 97. La Commission n'a pas mentionné l'article 97 dans son examen de la demande d'asile de la demanderesse. Cependant, la Commission a fait savoir clairement que, à son avis, il n'y avait pas de possibilité sérieuse que la demanderesse soit exposée à un risque visé à l'article 97. Toutefois, la Commission doit faire mention des éléments de preuve pertinents et contradictoires dont il a été question ci-dessus.
Question no 4-5 : La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les persécutions dont a été victime la demanderesse n’étaient pas une raison impérieuse de lui permettre de demeurer au Canada?
[41] La Commission a déclaré que « l'unique incident » d'agression sexuelle et les appels de menace dont a été victime la demanderesse, quoique « répugnants », ne pouvaient être qualifiés de circonstances extraordinaires, nécessaires à l'application du paragraphe 108(4) de la LIPR.
[42] L'alinéa 108(1)e) de la LIPR est rédigé ainsi :
108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants : e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.
|
108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances: (e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist. |
[43] Le paragraphe 108(4) est rédigé ainsi :
(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré. |
(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment. |
[44] Dans la décision Adjibi c. Canada (MCI), 2002 CFPI 525, la juge Dawson a affirmé :
30 La SSR s'est contentée d'indiquer dans ses motifs que « la preuve ne permet[tait] pas de conclure » que la persécution dont Mme Adjibi avait été victime « était suffisamment "atroce et épouvantable" pour justifier l'application du paragraphe 2(3) » de la Loi.
31 À mon avis, ces motifs étaient insuffisants pour les raisons suivantes.
32 D'abord, je ne comprends pas ce que la SSR a voulu dire quand elle a indiqué que « la preuve ne permet[tait] pas de conclure » que la persécution subie par Mme Adjibi « était suffisamment "atroce et épouvantable" pour justifier l'application du paragraphe 2(3) » , étant donné qu'elle a reconnu que Mme Adjibi avait été persécutée.
33 Ensuite, et cela est lié à la première raison, la persécution exige, par définition, des mauvais traitements qui constituent un préjudice grave. Pour que les motifs soient valables, il faut qu'un revendicateur et une cour de révision reçoivent une explication suffisamment intelligible des raisons pour lesquelles des actes de persécution ne constituent pas des raisons impérieuses, ce qui suppose qu'on examine à fond le degré d'atrocité des actes dont le demandeur a été victime, les répercussions de ces actes sur son état physique et mental et la question de savoir si les expériences et leurs conséquences constituent une raison impérieuse de ne pas le renvoyer dans son pays d'origine. Voir Shahid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 89 F.T.R. 106 (1re inst).
34 La SSR a commis une erreur susceptible de contrôle en ne fournissant pas de motifs valables de sa décision.
De manière semblable, en l'espèce, la Commission n'explique pas du tout pourquoi l'agression « répugnante » dont a été victime la demanderesse ne suffisait pas à enclencher la protection du paragraphe 108(4). La demanderesse a fourni à la Commission des lettres du médecin qui l'a soignée après l'agression, d'un psychologue qu'elle a consulté en Colombie ainsi que d'un conseiller de Women's Habitat au Canada. La Commission n'a pas fait mention de ces éléments de preuve ni des dommages psychologiques persistants dont souffre la demanderesse en jugeant que « l'unique incident » ne permettait pas de conclure à l'existence de raisons impérieuses de ne pas renvoyer la demanderesse en Colombie. Si la Commission estime qu'un « viol collectif » n'est pas une « raison impérieuse » parce qu'il s'agit d'un incident isolé, alors elle doit présenter une explication intelligible. La Cour ne peut substituer son opinion à celle de la Commission et ne peut deviner les motifs de la Commission.
[45] Selon la jurisprudence, « une raison impérieuse de ne pas [...] renvoyer [le demandeur] dans son pays d'origine », que les raisons pour lesquelles la personne a demandé l'asile aient cessé d'exister ou non, est exceptionnelle. Cependant, la jurisprudence exige que la Commission expose des motifs adéquats, notamment qu'elle se penche sur la preuve concernant les effets psychologiques dus à « des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs », comme il en a été question précédemment, la Commission n'a pas fait mention de cette preuve.
CONCLUSION
[46] J'estime que la décision de la Commission au sujet du demandeur était raisonnable. Il était loisible à la Commission, compte tenu des retours en Colombie du demandeur et des autres circonstances relatives au dossier du demandeur, de conclure que son récit n'était pas crédible. En outre, l'analyse de la Commission au regard de l'article 97 était adéquate. Par contre, la décision de la Commission concernant la demanderesse était déraisonnable. La Commission n'a pas adéquatement tenu compte des circonstances propres à la demanderesse ni de la preuve pertinente concernant le fait que les journalistes et les témoins sont ciblés. La Commission n'a pas non plus expliqué adéquatement sa conclusion selon laquelle la situation de la demanderesse ne justifiait pas l'application de la protection prévue au paragraphe 108(4) de la LIPR.
[47] Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie et rejetée en partie. La demande de contrôle judiciaire visant la décision au sujet de la demande d'asile du demandeur est rejetée. La demande de contrôle judiciaire visant la décision au sujet de la demande d'asile de la demanderesse est accueillie et l'affaire sera renvoyée à la Commission pour nouvel examen.
[48] Ni l'une ni l'autre des parties n'ont jugé que la présente affaire soulevait une question grave de portée générale devant être certifiée. La Cour est d'accord.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie dans la mesure où elle concerne la demanderesse, Nidia Alexandra Guevara Palacios, et sa demande d'asile est renvoyée à une formation différemment constituée de la Commission pour que celle-ci statue à nouveau sur l'affaire.
Traduction certifiée conforme
Elisabeth Ross, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2458-08
INTITULÉ : JEAN PIERRE HERNAN QUINTERO GUZMAN ET AL.
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 19 NOVEMBRE 2008
MOTIFS DU JUGEMENT :
DATE DES MOTIFS : LE 1ER DÉCEMBRE 2008
COMPARUTIONS :
Neil Cohen
|
POUR LES DEMANDEURS |
Jocelyn Clarke
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Neil Cohen Avocat Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
|
POUR LE DÉFENDEUR |