Calgary (Alberta), le 5 novembre 2008
En présence de monsieur le juge Campbell
ENTRE :
LENUTA VIOLETA LUNCANU
demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La présente demande porte sur le rejet d’une demande de prise en compte de motifs d’ordre humanitaire présentée en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) par les parents roms d’un enfant né au Canada, demande présentée dans l’anticipation de leur retour prochain en Roumanie.
[2] Il n’est pas contesté que les Roms en Roumanie et ailleurs en Europe souffrent extrêmement d’injustices d’ordre économique, politique et social du seul fait de leur ethnie. Malgré le débat à savoir si ces injustices ne constituent que de la discrimination et non de la persécution – créant ainsi un obstacles aux demandes d’asile présentées par des Roms en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR –, les injustices sont néanmoins une réalité qui devrait être comprise et déplorée par toute personne sensée.
[3] Dans le contexte de la présente affaire, la compréhension des injustices potentielles que pourraient subir les demandeurs et leur enfant en cas de retour en Roumanie constituait l’élément essentiel du travail de l’agent des visas, qui devait tirer une conclusion quant à l’application de l’article 25 de la LIPR. À ce sujet, l’agent a erré parce qu’il a mis l’accent sur la question prévue aux articles 96 et 97, à savoir le risque auquel les demandeurs seraient exposés à leur retour en Roumanie. Dans ce contexte, la décision ressemble davantage à une décision portant sur un examen des risques avant renvoi ou à une décision de la Section de la protection des réfugiés dans laquelle, par exemple, les demandeurs auraient dû établir qu’ils seraient exposés à un risque personnel et que la protection de l’État en Roumanie était insuffisante. Bien que le risque soit un élément qui doive être pris en compte dans une conclusion relative à des motifs d’ordre humanitaire, comme le mentionnent les lignes directrices (IP 5) que l’agent des visas est censé respecter, une conclusion adéquate nécessite une analyse à plusieurs volets de la nature de la difficulté à laquelle devrait faire face une personne qui serait obligée de quitter le Canada et de retourner dans son pays d’origine. Surtout, lorsque qu’une demande invoquant des motifs d’ordre humanitaire concerne un enfant, l’article 25 même prévoit que l’analyse effectuée par l’agent des visas doit avoir une plus grande portée : l’agent doit faire preuve d’un réel effort pour déterminer l’intérêt supérieur cet enfant (voir : Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 211; Gill c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 780).
[4] À mon avis, la décision contestée ne donne aucunement à penser que l’agent des visas était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant. Le seul passage à ce sujet se lit comme suit :
[traduction]
Dans le cadre de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant d’un ou des demandeurs j’ai également consulté le rapport du Département d’État des États‑Unis. L’éducation publique est gratuite et obligatoire pour les enfants jusqu’à la dixième année, après quoi il y a des frais pour les livres. Les enfants roms, qui proviennent généralement de famille à faible revenu, sont donc dissuadés d’aller à l’école. Les parents ont également une influence sur les enfants : ils ont besoin que leurs enfants commencent à travailler en bas âge pour aider la famille. Les enfants reçoivent des soins médicaux gratuits jusqu’à 18 ans et la plupart des médicaments sont fournis gratuitement ou à peu de frais. À mon avis, selon mes recherches dans ce domaine, si la fille de la demanderesse devait accompagner ses parents en Roumanie, elle ne serait pas exposée à un risque qui équivaudrait à une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. [Non souligné dans l’original.]
(Décision, page 4)
Le passage précité révèle deux erreurs flagrantes dans la prise de décision : l’accent est mis sur le risque, et la situation réelle en Roumanie n’a pas été examinée de façon adéquate. Je partage l’avis de l’avocate des demandeurs selon laquelle, bien que l’agent des visas disposait d’éléments de preuve vérifiables au sujet de la situation réelle en Roumanie, ces éléments de preuve ont apparemment été grandement négligés par l’agent des visas lorsqu’il a rendu la décision contestée. L’avocate des demandeurs a mis l’accent sur les éléments de preuve suivants :
[traduction]
· Les enfants roms sont souvent discriminés et exclus dans le système d’éducation publique roumain.
· Quelques rapports présentent en détail des exemples de discrimination flagrante tels que les professeurs qui ne donnent de l’aide qu’aux enfants non roms, ainsi que la violence et les agressions dont sont victimes les enfants roms.
· Plusieurs sources ont souligné que le manque d’éducation était un problème important chez les Roms en Roumanie.
· Les enfants roms ont 25 % moins de chance d’aller à l’école primaire et 30 % moins de chance d’aller au secondaire.
· Les enfants font partie de ceux qui sont directement touchés par les violations des droits de la personne en Roumanie.
· Les enfants roms font partie des victimes d’agression sexuelle, d’exploitation d’enfants, de la traite de personne, etc. En 2004, la police a ouvert 1 331 dossier d’agression et de négligence envers les enfants, soit 832 cas de viol, 284 cas de rapports sexuels avec un mineur, 114 cas de perversion sexuelle et 101 cas de corruption sexuelle.
· Le manque d’occasions sur les plans économique et social dans la société roumaine fait en sorte que les enfants roms sont vulnérables dans divers domaines. Dans certaines circonstances, les enfants sont forcés de travailler pour gagner leur vie. Bien que la loi interdise le travaille forcé ou obligatoire des enfants, de telles pratiques demeurent répandues dans les collectivités roms.
· Il a été rapporté que, à l’occasion, de nombreux enfants n’allaient pas à l’école et travaillaient plutôt à la ferme familiale, particulièrement dans les régions rurales et dans les collectivités roms.
· Des 5,6 millions d’enfants en Roumanie, 3,9 millions étaient « économiquement actifs ». Plus de 300 000 enfants (environ 7 % des enfants) étaient des « enfants travailleurs » […]
· […] 70 000 enfants (environ 1 %) étaient victimes des [traduction] « pires formes de travail des enfants » : travail dangereux, exploitation sexuelle, travail forcé, trafic et activités criminelles.
· Le travail des enfants tel que mendier, vendre des babioles sur la rue ou laver des pare-brise demeure répandu dans les collectivités roms; des enfants à peine âgés de cinq ans effectuent ces types de travail.
(Dossier de demande des demandeurs, pages 89 à 92)
Par conséquent, étant donné le caractère inadéquat de l’analyse effectuée par l’agent des visas au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant, je conclus que la décision contestée est manifestement déraisonnable.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
Par conséquent, j’infirme la décision de l’agent des visas et renvoie l’affaire à un autre agent des visas pour nouvel examen.
Il n’y a aucune question à certifier.
Traduction certifiée conforme
Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1692-08
INTITULÉ : Avram Adrian Dragomir
Lenuta Violeta Luncanu
c.
Le ministre de la citoyenneté de l’immigration
LIEU DE L’AUDIENCE : CALGARY (ALBERTA)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 4 NOVEMBRE 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE CAMPBELL
DATE DES MOTIFS : LE 5 NOVEMBRE 2008
COMPARUTIONS :
Rekha McNutt
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POUR LES DEMANDEURS |
Camille Audain
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Caron & Partners, LLP Calgary (Alberta)
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POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |