Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2008
En présence de monsieur le juge Hugessen
ENTRE :
RAYMOR INDUSTRIES INC. et L’INSTITUT
NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
demandeurs
et
LE CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA,
BENOIT SIMARD, ORSON BOURNE,
L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE et
GERVAIS SOUCY
ET ENTRE :
LE CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA
demandeur reconventionnel
et
L’INSTITUT NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
défendeur reconventionnel
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une action en contrefaçon de brevet portant sur le brevet canadien no 2 499 850 (brevet 850) intitulé Procédé et dispositif de production de nanotubes de carbone à paroi simple, qui a été introduite par les demandeurs (collectivement, Raymor) le 24 octobre 2006. Le brevet en litige a été déposé le 9 mai 2003, publié le 20 novembre 2003 et délivré le 10 janvier 2006; la date de priorité revendiquée est le 9 mai 2002.
[2] Les demandeurs allèguent que les défendeurs ont contrefait, ou menacé de contrefaire, le brevet 850. Plus précisément, ils allèguent que, dans le cadre de ses activités de recherche et de la commercialisation de la technologie qu’il a mise au point, le Conseil national de recherches du Canada (le CNRC), en collaboration avec l’Université de Sherbrooke (Sherbrooke), a nui commercialement aux activités de Raymor.
[3] Les défendeurs rejettent ces allégations de contrefaçon et soutiennent que le brevet 850 est invalide, en invoquant la litanie habituelle de motifs que l’on trouve souvent dans les affaires de contrefaçon de brevet. Et comme c’est également fréquent en pareilles instances, ils ont aussi déposé une demande reconventionnelle demandant la radiation du brevet pour les mêmes motifs.
[4] Il s’agit d’une instance à gestion spéciale instruite par un protonotaire désigné par le juge en chef. La procédure préalable à l’instruction est relativement avancée.
[5] Je dois statuer sur les cinq affaires distinctes mais connexes suivantes :
Requête des demandeurs visant à obtenir un jugement sommaire rejetant la demande reconventionnelle du CNRC (mais pas celles des autres demandeurs reconventionnels);
Quatre appels interjetés par diverses parties à l’encontre des décisions suivantes rendues par le protonotaire chargé de la gestion de l’instance :
Rejet de la demande des demandeurs visant à autoriser l’interrogatoire préalable de personnes autres que le représentant désigné du CNRC;
Rejet de la demande des demandeurs visant à autoriser un examen physique de certains appareils présumés utilisés et contrefaits par le CNRC;
Ordonnance obligeant l’Université de Sherbrooke à produire, sous réserve de modalités de protection accrues en matière de confidentialité, certains documents non caviardés;
Examen d’un grand nombre de refus, d’objections et d’engagements de la part de chacune des parties dans le cadre des interrogatoires préalables.
I. Requête en jugement sommaire introduite par les demandeurs/défendeurs reconventionnels
[6] Ainsi qu’il a été indiqué, cette requête vise à obtenir le rejet de la demande reconventionnelle du CNRC, au seul motif totalement invraisemblable que le CNRC n’est pas une partie « intéressée » au sens de l’article 60 de la Loi sur les brevets. Cette requête est totalement sans fondement et n’aurait jamais dû être introduite. Les demandeurs reconnaissent à juste titre que le CNRC peut en toute légitimité être poursuivi pour contrefaçon (ils pourraient difficilement dire le contraire, puisque ce sont eux qui ont introduit l’action) et qu’il peut donc invoquer en défense l’invalidité présumée du brevet conformément à l’article 59. Ils prétendent en revanche que le CNRC ne peut présenter de demande reconventionnelle parce qu’il n’a pas d’intérêt dans l’affaire et qu’il n’est pas spécialement habilité à cette fin en vertu de sa loi constitutive. Je ne suis pas d’accord. Les demandeurs ont eux-mêmes conféré au CNRC l’« intérêt » nécessaire en le nommant comme défendeur dans leur action en contrefaçon, ainsi que les fondements législatifs présumés manquants aux fins de l’article 60.
[7] La requête est rejetée. Je ne considère pas qu’il soit nécessaire d’examiner l’argument subsidiaire du CNRC selon lequel la requête soulève des questions de fait qui, quoi qu’il en soit, nécessiteraient un procès. J’examinerai la question des dépens ultérieurement.
II. Appels à l’encontre du protonotaire chargé de la gestion de l’instance en général
[8] Toutes les ordonnances portées en appel sont discrétionnaires. On n’a pas à s’interroger longtemps sur la norme de contrôle qui s’applique dans de telles affaires, puisque cette question est déjà bien établie. (Voir Merck & Co. c. Apotex Inc.[2004], 30 C.P.R. (4th) 40 à la page 53 (C.A.F.)); Canada v. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 F.C. 425, aux pages 462 et 463 (C.A.F.)) Comme aucune des questions soulevées ne risque d’influencer l’issue finale en l’espèce, toute partie qui conteste doit faire la preuve que le protonotaire a manifestement commis une erreur, soit en commettant une erreur de droit, soit en faisant une interprétation erronée des faits.
III. Appels interjetés par les demandeurs à l’encontre des ordonnances refusant l’interrogatoire préalable de tiers et l’examen physique de l’appareil
[9] Ces deux questions peuvent facilement être examinées ensemble. Le protonotaire a, avec raison, jugé que ces questions devaient être examinées en regard des conditions énoncées aux articles 238 et 249 des Règles des Cours fédérales, respectivement. Il a conclu, à juste titre, que les demandeurs n’avaient pas satisfait aux conditions énoncées dans ces articles et dans la jurisprudence constante de notre Cour, selon lesquelles il s’agit d’exceptions aux règles générales régissant les interrogatoires préalables qui doivent être interprétées au sens strict. Cependant, dans le cadre de l’appel dont j’ai été saisi, les demandeurs ont modifié leur position. Ils allèguent maintenant que le protonotaire aurait dû examiner leur demande concernant l’interrogatoire de tiers comme une demande visant la désignation d’autres personnes morales à titre de représentants, conformément au paragraphe 237(3) des Règles des Cours fédérales. Ils soutiennent également que ces deux demandes auraient dû être accueillies en application de l’article 4 des Règles des Cours fédérales (règle des « lacunes ») et par renvoi aux dispositions pertinentes du Code de procédure civile du Québec.
[10] Outre le fait que cette pratique des demandeurs, qui invoquent de nouveaux motifs d’appel qu’ils n’ont pas fait valoir en première instance devant le protonotaire, soit répréhensible et inacceptable, les requêtes fondées sur les nouveaux motifs sont aussi mal formulées que celles basées sur les anciens motifs. Aucun élément de preuve ni aucun argument rationnel n’a été présenté pour démontrer que le représentant désigné des défendeurs aux fins de l’interrogatoire préalable était inadéquat, ce qui est pourtant une condition préalable à l’application du paragraphe 237(3) des Règles des Cours fédérales. De plus, la règle des lacunes ne peut s’appliquer que lorsque nos propres règles sont muettes sur cette question, ce qui n’est manifestement pas le cas en l’espèce.
IV. Appel interjeté par l’Université de Sherbrooke à l’encontre de l’ordonnance l’obligeant à produire des copies non caviardées de certains documents
[11] L’erreur de droit alléguée par l’Université de Sherbrooke repose sur l’interprétation faite par le protonotaire de l’ordonnance de confidentialité modifiée « temporaire » rendue par le juge Gauthier aux présentes, le 18 avril 2008. Cette ordonnance a été rendue dans le contexte d’un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance précédente du protonotaire chargé de la gestion de l’instance, par laquelle celui-ci avait refusé de modifier l’ordonnance de confidentialité existante pour y ajouter une autre catégorie de documents, celle des documents [traduction] « communiqués uniquement aux avocats ». Le juge Gauthier a accueilli cette demande, mais seulement sur une base provisoire. De toute évidence, le juge Gauthier était parfaitement conscient du fait que la question sous-jacente concernait la prétention de l’Université de Sherbrooke selon laquelle certains documents étaient à la fois confidentiels et non pertinents, ainsi que le refus de l’Université de Sherbrooke de communiquer les présumées portions confidentielles pour permettre aux demandeurs de présenter leurs arguments, et à la Cour de les apprécier, pour déterminer s’ils étaient ou non utiles à l’examen de quelque question de fait non admise. Le passage pertinent de l’ordonnance se lit comme suit :
[traduction] ET COMPTE TENU du fait qu’il est dans l’intérêt supérieur de la justice que l’avocat des demandeurs ait la possibilité d’évaluer le contenu réel des documents ou des renseignements contenus à l’annexe A, la présente ordonnance est rendue avant le règlement définitif de cette requête;
[…]
1. « Les défendeurs, l’Université de Sherbrooke et Gervais Soucy (collectivement, “Sherbrooke et al.”), doivent remettre les documents mentionnés à l’annexe A des présentes, qui avaient initialement été désignés en tant que réponses aux engagements ou aux demandes d’engagements dans la pièce B jointe au projet d’ordonnance de confidentialité modifiée (joint à titre d’annexe A de l’avis de requête daté du 24 janvier 2008 de Sherbrooke et al.), à Laurent Debrun de Kaufman Laramée LLP, avocat des demandeurs, au plus tard le 2 mai 2008 ».
[12] L’interprétation que je fais de l’ordonnance du juge Gauthier est compatible avec celle du protonotaire chargé de la gestion de l’instance. L’Université de Sherbrooke n’a pu démontrer l’existence d’une erreur de droit. Lorsque l’Université de Sherbrooke se sera conformée à l’ordonnance et que l’avocat des demandeurs et la Cour auront pu consulter les documents non caviardés, la Cour sera alors en mesure de déterminer s’il est possible de statuer sur le fond des allégations concernant la non-pertinence de ces documents. Dans l’intervalle, la confidentialité de ces documents aura été préservée et le litige, résolu.
V. Appels interjetés à l’encontre d’autres parties de l’ordonnance du protonotaire
[13] Il ne fait aucun doute, à la lecture de l’ordonnance du protonotaire, que celui-ci connaissait parfaitement les règles devant s’appliquer et la jurisprudence relative aux interrogatoires préalables. Il savait que la pertinence est le critère principal, mais, tout aussi important, que des limites doivent être fixées pour circonscrire les interrogatoires préalables trop longs ou trop étendus qui ne sont ni plus ni moins que des interrogatoires « à l’aveuglette ». Le protonotaire connaissait parfaitement l’acte de procédure et le contexte de l’ensemble de l’instance dont il avait été saisi. Lorsqu’il a maintenu les objections, c’est parce qu’il ne faisait aucun doute dans son esprit que la partie soulevant les questions était allée trop loin ou qu’elle s’était aventurée sur un terrain, au mieux, sans grande importance. Plus précisément, je ne suis pas d’avis qu’il a jugé que les dossiers des agents du brevet étaient protégés par quelque privilège juridique; il n’était tout simplement pas convaincu que les dossiers en question étaient pertinents.Cela n’a rien d’inhabituel, et les détails sur la poursuite d’une demande de brevet avant sa délivrance sont rarement pertinents ou admissibles pour juger de la validité du brevet. Je ne suis pas convaincu que je doive m’ingérer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du protonotaire. Il en va de même pour les autres « erreurs » de droit invoquées par l’avocat : les questions visant à démontrer le succès, ou l’échec, commercial sont aussi pertinentes pour la partie qui attaque un brevet pour motifs d’évidence que pour le titulaire du brevet qui cherche à le défendre. Toutes les autres questions examinées par le protonotaire chargé de la gestion de l’instance relevaient parfaitement de son pouvoir discrétionnaire, compte tenu de sa position particulièrement privilégiée de gestionnaire de l’instance. Je refuse d’intervenir.
[14] Toutes ces requêtes seront rejetées.
VI. Dépens
[15] En ce qui concerne les appels à l’encontre du protonotaire, toutes les parties ont interjeté appel et aucune n’a eu gain de cause. Même si l’appel des demandeurs était plus vaste et plus long que les autres, je ne les condamnerai pas à des dépens plus élevés pour ce seul motif. Je ne rendrai donc aucune ordonnance dans un sens ou dans l’autre.
[16] Il en va autrement de la requête en jugement sommaire. Non seulement cette requête était-elle sans fondement, mais il est également impossible d’y voir quelque utilité pratique. L’avocat a admis qu’il ne pouvait radier les allégations d’invalidité dans la défense, ni les demandes reconventionnelles présentées par les autres défendeurs. Cette requête est particulièrement inutile et rappelle une malencontreuse époque, depuis longtemps révolue, où les avocats présentaient des requêtes qui n’étaient d’aucune utilité. La Cour déconseille vivement ce type d’exercice purement théorique dont la seule conséquence est d’accroître les coûts des litiges. Les demandeurs paieront immédiatement au CNRC, quelle que soit l’issue de la cause, des dépens d’un montant forfaitaire fixé par les présentes à 10 000 $, débours et taxes compris.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE ce qui suit :
Toutes les requêtes sont rejetées.
Les défendeurs paieront immédiatement au défendeur, le CNRC, des dépens de 10 000 $, quelle que soit l’issue de la cause.
Aucuns autres dépens ne sont adjugés.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1856-06
INTITULÉ : RAYMOR INDUSTRIES INC. et al.
c. LE CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA
et al.
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 29 octobre 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE HUGESSEN
DATE DES MOTIFS : Le 7 novembre 2008
COMPARUTIONS :
Laurent Debrun
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Christopher C. Van Barr
Michael Crichton
Jean-Sébastien Brière
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(CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA, BENOIT SIMARD et ORSON BOURNE)
POUR LES DÉFENDEURS
(UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE et
GERVAIS SOUCY)
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kaufman Laramée LLP
Montréal (Québec)
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Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Ottawa (Ontario)
Osler, Hoskin & Harcourt LLP
Montréal (Québec)
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POUR LES DÉFENDEURS
(CONSEIL NATIONAL DE RECHERCHES DU CANADA, BENOIT SIMARD et ORSON BOURNE)
POUR LES DÉFENDEURS
(UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE et
GERVAIS SOUCY)
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