Toronto (Ontario), le 23 octobre 2008
En présence de monsieur le juge Russell
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE,
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), en vue de soumettre à un contrôle judiciaire une décision, datée du 14 décembre 2007 (la décision) et communiquée au demandeur le 8 janvier 2008, par laquelle le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a refusé la demande de dispense ministérielle du demandeur en application du paragraphe 34(2) de la Loi, du fait de son appartenance au Mouvement Mohajir Quami (le MMQ).
LE CONTEXTE
[2] Le demandeur est né à Hyderabad, au Pakistan. Il fait partie de la minorité mohajir qui a quitté l’Inde pour le Pakistan à l’époque de la partition du sous-continent indien.
[3] Le demandeur entretien des liens politiques étroits avec le MMQ. Son cousin était un organisateur de la section Hyderabad de ce mouvement et un membre de l’Assemblée nationale, tandis que son grand-père est membre du comité des personnes âgées du MMQ à Mirpurkhas. Ses sœurs militent activement aussi au sein du MMQ.
[4] Le demandeur s’est intéressé à la politique dans sa jeunesse et a lu une quantité considérable d’ouvrages politiques. Il a rejoint les rangs de l’APMSO (All Pakistan Mohajir Student Organization) en 1990, à l’époque où il faisait ses études collégiales. Il a obtenu un baccalauréat ès sciences à l’Université Sindh, au Pakistan.
[5] En juin 1992, la Ligue musulmane a décidé de scinder le MMQ et a favorisé la création d’une faction distincte. Comme le parti était en état de siège, les dirigeants et les travailleurs du MMQ sont entrés dans la clandestinité. Durant ce temps, le demandeur a exercé les fonctions suivantes :
1) l’organisation d’une réunion d’urgence avec le comité mohajir des personnes âgées;
2) la distribution clandestine de documents du parti;
3) l’aménagement de lieux secrets pour cacher des membres du parti;
4) l’organisation de manifestations contre le gouvernement.
[6] Le demandeur a été arrêté par des agents du renseignement le 14 août 1992, date de la tenue d’une manifestation de femmes protestant contre les arrestations et les assassinats de Mohajirs innocents. Il a été interrogé et sa famille a dû soudoyer les agents du renseignement et de la police en vue d’obtenir sa libération.
[7] Le demandeur est ensuite entré au service de Fateh International Chemical (Pvt.) Ltd. en novembre 1992. En 1996, il occupait le poste de chimiste en chef au sein de cette entreprise et a été envoyé au Bangladesh, où il a séjourné un mois et demi. À son retour à Hyderabad, il a travaillé pour le MMQ dans le cadre de la campagne électorale de 1997. Sa maison a été la cible d’une descente policière et la police a informé sa famille qu’elle savait que le demandeur avait pris part aux élections de 1993 et de 1997, au service de candidats du MMQ. Après cette descente, Fateh International Chemical a pris des dispositions pour que le demandeur retourne au Bangladesh, ce qu’il a fait sans délai. Il est toutefois rentré au Pakistan en mai 1997.
[8] En 1998, le demandeur a soumis sa candidature à une entreprise de fabrication de peinture appelée I.C.I. et s’est présenté à un entretien auprès de cette dernière à Lahore, au Pakistan. Dans cette ville, il a été intercepté et gardé en détention à son hôtel par la police. Celle‑ci l’a accusé d’être un travailleur du MMQ venu à Lahore pour se cacher. Le demandeur a téléphoné à son supérieur, qui a envoyé quelqu’un soudoyer la police pour qu’elle le libère. En raison des troubles au Pakistan, le supérieur du demandeur a offert de lui obtenir des visas pour le Royaume-Uni, le Japon et le Canada, où il rédigerait des rapports de faisabilité pour l’entreprise.
[9] En septembre 1998, le demandeur a été arrêté par la police pendant qu’il dormait dans la maison d’un ami. À la suite de son arrestation, le demandeur a promis de devenir un informateur. Il croyait que la police le tuerait s’il refusait. Sa famille a dû soudoyer la police pour qu’elle le libère après trois jours. Après cette arrestation, le demandeur est allé vivre chez sa sœur à Karachi et il a ensuite décidé de quitter le Pakistan pour de bon, à destination de l’un des trois pays pour lesquels son supérieur était en mesure d’obtenir un visa.
[10] Le demandeur a jugé que le Canada était le seul pays où il pourrait demander l’asile et vivre en toute légalité.
[11] Le 9 septembre 1998, il a quitté le Pakistan et est arrivé à Vancouver le lendemain. Au cours de la semaine qui a suivi, le demandeur s’est rendu jusqu’à Toronto, où un ami lui a dit comment obtenir une protection.
[12] Le demandeur a épousé une Canadienne en janvier 2002. Il a un beau-fils âgé de 8 ans, et la famille a acheté une maison à Toronto.
[13] Le demandeur travaille au Canada depuis cinq ans. Il a d’abord occupé un poste d’ouvrier d’usine chez Stakepole et ensuite, en mai 2000, il a commencé à travailler comme vendeur chez Toyota. Il occupe actuellement le poste de gérant adjoint des ventes, et son salaire prévu pour la présente année est de plus de 95 000 $. Le demandeur est également instructeur à l’Automotive Sales College of Canada, où il encourage des personnes sans emploi ou sous-employées à améliorer leur vie sur le plan financier.
[14] Le demandeur craint de retourner au Pakistan car il croit qu’il y sera persécuté et maltraité. Il s’inquiète de la sécurité de sa famille et est d’avis que les forces de sécurité pakistanaises veulent le tuer.
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE JUDICIAIRE
[15] Le 8 janvier 2008, un agent d’immigration a écrit au demandeur pour l’informer qu’il était une personne décrite à l’alinéa 34(1)f) de la Loi et qu’il était donc interdit de territoire au Canada du fait de son appartenance au MMQ. Ce Mouvement est désigné comme [traduction] « une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes terroristes ».
[16] Le ministre n’était pas convaincu que la présence du demandeur au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national, et c’est la raison pour laquelle sa demande de dispense ministérielle a été refusée.
[17] Au vu de la conclusion selon laquelle le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, et à la suite du rejet de sa demande de dispense ministérielle, le demandeur s’est vu refuser le statut de résident permanent le 8 janvier 2008.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[18] Le demandeur a soulevé les questions suivantes :
1) Quelle est la norme de contrôle qui s’applique à la décision du ministre concernant une demande de dispense ministérielle?
2) Quels sont, en l’espèce, les motifs de la décision?
3) Le ministre a-t-il commis une erreur de droit en omettant de tenir convenablement compte de l’« intérêt national »?
4) Le ministre a-t-il commis une erreur de droit en se fondant sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables, en faisant abstraction d’éléments de preuve ou en tirant des inférences déraisonnables?
5) Le ministre a-t-il limité irrégulièrement son pouvoir discrétionnaire au moment d’évaluer la totalité des faits liés à la demande du demandeur?
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[19] Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :
Sécurité
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :
a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;
b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;
c) se livrer au terrorisme;
d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;
e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;
f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).
(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.
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34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for
(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;
(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;
(c) engaging in terrorism;
(d) being a danger to the security of Canada;
(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or
(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).
(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest. |
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[20] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a reconnu que, même si la norme de la décision raisonnable simpliciter et celle de la décision manifestement déraisonnable sont théoriquement différentes, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples » (Dunsmuir, au paragraphe 44). La Cour suprême du Canada a donc conclu qu’il y avait lieu de fondre les deux normes de raisonnabilité en une seule.
[21] Dans Dunsmuir, la Cour a décrété aussi qu’il n’est pas nécessaire de procéder systématiquement à l’analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question particulière qui est soumise au tribunal est bien établie par la jurisprudence, une cour de révision peut faire sienne cette norme-là. Ce n’est que dans les cas où cette recherche ne donne aucun résultat que la cour doit examiner les quatre facteurs que comporte l’analyse relative à la norme de contrôle.
[22] Selon la décision Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2007] A.C.F. no 173 (C.F.), aux paragraphes 39 et 40, la norme de contrôle à appliquer dans le cas d’une demande présentée en vertu de l’article 34 de la Loi est la décision raisonnable simpliciter. De ce fait, compte tenu de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir et de la jurisprudence antérieure de la Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable à la question qui est en litige en l’espèce est la décision raisonnable. Lorsqu’on contrôle une décision en fonction de cette norme, l’analyse a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, c’est-à-dire qu’elle se situe en dehors du cadre des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
LES ARGUMENTS INVOQUÉS
Les notes d’information
[23] Le demandeur et le défendeur conviennent tous deux que les notes d’information sont les « motifs » de la décision, car elles constituaient le fondement de cette dernière et aucun autre motif n’a été donné : Kanaan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2008] A.C.F. 301, et Miller c. Solliciteur général, [2006] A.C.F. no 1164.
Le demandeur
L’évaluation de la preuve
[24] Le demandeur soutient que les notes d’information ne produisent pas ou ne prennent pas en considération la totalité des éléments de preuve pertinents. Selon lui, il aurait fallu évaluer si son entrée au Canada offenserait le public canadien eu égard à ses activités au sein de l’organisation frappée d’interdiction. Il soutient qu’aucune preuve n’a été soumise au délégué du ministre qu’il constituerait un danger pour le public, d’autant plus que le préposé à l’entrevue n’a trouvé aucune preuve donnant à penser qu’il représentait une menace pour la sécurité du Canada.
[25] Le demandeur soutient que le ministre n’a pas accordé une attention suffisante à sa lettre dans laquelle étaient mises en lumière les considérations d’ordre humanitaire le concernant, dont l’intérêt de l’enfant en cause dans la présente affaire, son propre établissement au Canada et le fait qu’il ait adopté [traduction] « les valeurs démocratiques de la société canadienne conformément au tableau figurant dans les Lignes directrices du ministre ».
[26] Le demandeur soutient avoir montré qu’il est un citoyen respectueux des lois qui a rompu tous les liens qu’il entretenait avec le MMQ depuis 2001, et ce, malgré le rôle pacifique qu’il jouait au sein de cette organisation. Il ajoute qu’il ne représente pas un danger pour le public, qu’il n’a pris part à aucune acte de violence, qu’il n’a pas de casier judiciaire, qu’il dénonce le recours à la violence, qu’il est un réfugié au sens de la Convention et qu’il devrait être l’objet de considérations d’ordre humanitaire, ce qui inclut l’intérêt supérieur de son enfant dont il aurait fallu tenir compte.
[27] Le demandeur laisse entendre que les notes de l’agent sont fondées sur des inférences déraisonnables : que l’engagement de sa famille au sein du MMQ est assimilable au fait que lui-même jouait un rôle actif au sein du Mouvement, ou qu’il serait au courant de tout acte de violence ou de terrorisme prétendument organisé et commis par le MMQ. Le demandeur cite et fait valoir la décision Kanaan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 A.C.F. no 301, au paragraphe 8 :
Je conclus donc que la décision du ministre était manifestement déraisonnable, puisqu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve et des facteurs contenus dans les observations présentées par le demandeur le 31 mars 2006 et le 25 juillet 2006. La décision semble avoir été fondée sur l’opinion simpliste selon laquelle la présence au Canada d’une personne qui, à un moment donné dans le passé, a peut-être été membre d’une organisation terroriste à l’étranger ne peut jamais être dans l’intérêt national du Canada. Par conséquent, je vais annuler la décision du ministre et lui renvoyer l’affaire pour qu’il procède à un nouvel examen.
L’intérêt national
[28] Le demandeur soutient qu’au moment d’évaluer l’« intérêt national », le décideur doit procéder à une évaluation complète de la totalité des points et des facteurs pertinents qui sont mentionnés dans les Lignes directrices du ministre et les prendre en considération. Ce dernier est « chargé d’examiner la question de savoir si, en dépit de l’appartenance du demandeur à une organisation terroriste, il serait préjudiciable à l’intérêt national de permettre au demandeur de demeurer au Canada » au moment d’examiner une enquête relative au paragraphe 34(2) : Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 1416, au paragraphe 42.
[29] Le fait qu’en l’espèce le ministre n’ait pas mentionné – et pris en considération – la totalité des faits cruciaux donne à penser que la décision a été prise sans tenir entièrement compte de la preuve. Le demandeur, au paragraphe 27 de son mémoire écrit, fait valoir ce qui suit :
[traduction]
Le demandeur soutient que l’analyse de M. Jolicoeur est nettement
insuffisante car elle ne traite pas de facteurs importants qui se rapportent au
fait de décider si son admission au Canada est « préjudiciable à
l’intérêt national ». Son analyse met plutôt sur un pied d’égalité
l’intérêt national et l’appartenance à une organisation prétendument terroriste
et, de ce fait, il s’agit d’une limitation du pouvoir discrétionnaire. En
omettant de traiter de la question qui lui était soumise et de prendre en
considération la totalité des facteurs pertinents, le ministre a commis une
erreur de droit. Si l’analyse de M. Jolicoeur est retenue, le
paragraphe 34(2) de la Loi devient dans ce cas superflu. Si le simple fait qu’une personne ait
été associée dans le passé au MMQ suffit pour justifier un sentiment négatif,
il s’ensuit que la disposition est dénuée de tout sens. Dans Soe c. Canada, précité [2007
A.C.F. no 620 (Soe)], une affaire dans laquelle la note
d’information au ministre recommandait de la même façon de ne pas accorder une
dispense parce que le demandeur s’était livré à une activité terroriste et que,
de ce fait, sa présence au Canada était préjudiciable à l’« intérêt
national », la Cour a fait remarquer ce qui suit :
[33] La note d’information indique ensuite qu’il n’y a aucune raison impérieuse d’accorder au demandeur la qualité de personne à protéger ou le statut de résident permanent. On a principalement examiné des facteurs qui sont étroitement liés à la société canadienne, tels que l’emploi et les membres de la famille du demandeur qui se trouvent déjà au Canada.
[34] Le problème en ce qui concerne cette analyse est qu’elle rend tout exercice du pouvoir discrétionnaire inutile, car cela revient à dire qu’un individu qui a commis un acte mentionné au paragraphe 34(1) ne peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire du fait qu’il a commis l’acte même qui confère au ministre la compétence pour exercer son pouvoir prévu au paragraphe 34(2).
[30] Le demandeur laisse également entendre que le ministre a commis une erreur dans l’analyse relative à l’intérêt national en n’examinant pas les cinq questions qui figurent à l’appendice D des Lignes directrices IP-10, intitulées Refus des cas de sécurité nationale/Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national (les Lignes directrices) :
1) La présence du demandeur au Canada est-elle inconvenante pour le public canadien?
2) Les liens du demandeur avec l’organisation/le régime sont-ils complètement rompus?
3) Y a-t-il des indications quelconques que le demandeur pourrait bénéficier d’un avoir obtenu lorsqu’il était membre de l’organisation?
4) Y a-t-il des indications quelconques que le demandeur pourrait retirer des bénéfices de son appartenance passée à l’organisation/au régime?
5) Le demandeur a-t-il adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne?
Le défendeur
L’évaluation de la preuve
[31] Le défendeur soutient que le ministre a mentionné et pris en considération la totalité des « faits cruciaux », car il a été question dans les notes d’information de tous les principaux points en litige. Il invoque la décision Miller c. Canada (Solliciteur général et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 912, au paragraphe 83 :
La demanderesse déplore sans doute la faible importance accordée dans le mémoire aux facteurs qui, selon elle, auraient dû avoir plus de valeur, ou la manière dont certains aspects ont été exposés, mais elle n’a pas réussi à démontrer que le mémoire ne « traitait pas » des « principaux points en litige » (VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports et autre (2000), 193 D.L.R. (4th) 357, [2000] A.C.F. no 1685 (C.A.F.), au paragraphe 22).
[…]
À mon avis, la demanderesse n’a pas prouvé que la ministre a négligé d’« examiner et apprécier » les « facteurs manifestement pertinents » au point de rendre manifestement déraisonnable la manière dont il a exercé son pouvoir.
L’intérêt national
[32] Le défendeur signale que le ministre doit tenir compte de nombreux aspects différents dans son analyse, dont la notion d’« intérêt national », laquelle inclut les intérêts et les obligations tant nationaux qu’internationaux. Là encore, le défendeur invoque Miller, au paragraphe 73 :
Le paragraphe 34(2) de la LIPR dit simplement qu’il appartenait à la demanderesse de convaincre la ministre que sa « présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». Le libellé général du paragraphe 34(2) montre que ce que voulait le législateur, c’était que la ministre soit libre de prendre en compte un large éventail de facteurs dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cela s’accorde avec les lignes directrices.
[33] Au dire du défendeur, l’essentiel de la décision est que le Canada ne peut servir de refuge à des individus qui ont admis avoir aidé des organisations se livrant à des actes terroristes, car cela serait contraire aux intérêts du pays. Il convient, par ricochet, de faire preuve à l’égard de cette décision du maximum de retenue et du minimum d’ingérence.
[34] Le défendeur soutient que le ministre n’a pas commis d’erreur en ne traitant pas explicitement des questions énumérées à l’appendice D des Lignes directrices. Il n’est pas nécessaire de traiter de ces questions dans les motifs d’une décision, et leur applicabilité dépend des faits de chaque espèce. Par ailleurs, les Lignes directrices sont conçues pour aider les décideurs; elles ne lient pas ces derniers et n’ont pas force de loi. L’analyse relative à l’intérêt national ne se limite pas à ces cinq questions, car le ministre doit aussi tenir compte des intérêts et des obligations tant nationaux qu’internationaux du Canada, conformément aux objectifs de la Loi.
[35] Le défendeur souligne que le demandeur appartenait à une organisation qui s’est livrée à des activités terroristes pendant une longue période. Le demandeur a également maintenu ces liens pendant plusieurs années après son arrivée au Canada. Selon le défendeur, même si le demandeur ne semble pas être un danger pour le public canadien le ministre a néanmoins le pouvoir discrétionnaire de refuser une demande de dispense, car l’« intérêt national » comporte plus d’aspects que ceux qu’incluent les questions posées dans les Lignes directrices.
[36] Le défendeur conclut que le ministre a le pouvoir discrétionnaire de juger que la présence du demandeur serait contraire à l’intérêt national. La Cour ne doit pas s’immiscer à la légère dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre.
L’ANALYSE
[37] Je conviens avec le défendeur qu’il convient de faire preuve d’une grande retenue lorsqu’il est question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre visé au paragraphe 34(2) de la Loi.
[38] Je conviens également avec le défendeur qu’au cœur d’une décision que rend le ministre en application du paragraphe 34(2) réside la notion d’« intérêt national », qui englobe des aspects nationaux et internationaux d’une très large portée. Comme l’a fait remarquer le défendeur, c’est ce qui est indiqué à la section 6 du Guide opérationnel de CIC concernant le traitement des demandes au Canada, IP-10 :
L’intérêt national
L’étude de l’intérêt national comporte l’évaluation et la pondération de tous les facteurs relatifs à l’admission du demandeur, à la lumière des objectifs énoncés dans la Loi ainsi que des obligations et intérêts du Canada, tant nationaux qu’internationaux.
[39] En l’espèce, le litige est, au fond, un désaccord entourant la question de savoir si, au moment de rendre la décision faisant l’objet du présent contrôle, il y a eu « pondération de tous les facteurs relatifs à l’admission du demandeur, à la lumière des objectifs énoncés dans la Loi ».
[40] Le demandeur dit qu’aucune pondération ni aucune évaluation n’ont eu lieu en l’espèce et que, de ce fait, la décision est déraisonnable. L’intérêt national a plutôt été entièrement assimilé à l’appartenance passée du demandeur au MMQ, et aucune pondération ou analyse appropriée n’a été faite.
[41] Le demandeur dit que le ministre a omis de suivre les lignes directrices applicables sur ce point et, même s’il concède que les lignes directrices ne sont pas des textes de loi, elles font quand même ressortir la nécessité de procéder à une évaluation complète de l’intérêt national, en tenant compte de la totalité des questions et des facteurs pertinents.
[42] Le défendeur dit que la totalité des éléments de preuve pertinents ont été pris en considération et qu’une évaluation appropriée a été faite, et il réfère la Cour à deux décisions récentes et concluantes de la Cour : Chogolzadeh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 405, et Kablawi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1011.
[43] Dans ces deux décisions, la Cour fait remarquer que l’exercice du pouvoir discrétionnaire que confère au ministre le paragraphe 34(2) de la Loi est un exercice de pondération dans lequel le ministre est appelé à évaluer et à soupeser les éléments de preuve présentés.
[44] Dans Chogolzadeh, le juge Shore souligne que, dans cette affaire, le demandeur n’avait aucun motif de plainte car « [l]es motifs du ministre quant à cette décision exposent des considérations appropriées » (paragraphe 38) et que M. Chogolzadeh demandait simplement à la Cour d’évaluer à nouveau la preuve.
[45] En l’espèce, le demandeur ne demande pas à la Cour de réévaluer la preuve. Il dit qu’au vu des faits de l’espèce aucune évaluation de ce genre n’a eu lieu. On a tout simplement fait abstraction des lignes directrices pertinentes et de tous les facteurs autres que son association antérieure avec le MMQ. Après avoir examiné la décision, je dois dire que je suis d’accord avec le demandeur. Rien n’a été fait pour relever et reconnaître les questions énumérées dans les lignes directrices ou procéder à une évaluation et à une pondération quelconques de la totalité des facteurs et des éléments de preuve en jeu.
[46] Dans le même ordre d’idées, dans Kablawi, le juge Barnes a conclu que le demandeur dans cette affaire ne pouvait pas se plaindre parce que « la note d’information de l’ASFC fournit une mise en balance satisfaisante des éléments positifs et négatifs, ce qui a permis au ministre d’examiner les “principaux points en litige” et de procéder à “l’examen des facteurs pertinents” ». Dans l’affaire qui m’est soumise, aucune « mise en balance » de ce genre n’est évidente.
[47] En l’espèce, l’auteur de la note d’information reconnaît que [traduction] « l’examen de la dispense ministérielle comporte l’évaluation et la pondération de tous les facteurs relatifs à l’admission du demandeur par rapport aux objectifs de la LIPR, ainsi que par rapport aux intérêts et aux obligations du Canada, tant nationaux et internationaux ». Cependant, hormis le fait de reconnaître en passant que [traduction] « M. Afridi est bien établi au Canada. Il travaille comme gestionnaire dans le domaine de la vente d’automobiles et possède une maison. Il a épousé en 2002 une citoyenne canadienne naturalisée et subvient aux besoins du seul enfant de cette dernière », on ne trouve aucune explication concernant une forme quelconque de mise en balance ni aucune tentative de traiter des questions posées dans les lignes directrices, dont les réponses sembleraient toutes faire pencher la balance en faveur du demandeur.
[48] La justification de la décision assimile simplement l’appartenance passée au MMQ au rejet d’une demande pour cause d’intérêt national. La Cour a souligné les dangers et le caractère inapproprié d’une telle assimilation.
[49] Dans Soe c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 461, le juge Phelan prévient qu’une telle façon d’aborder le paragraphe 34(2) « rend tout exercice du pouvoir discrétionnaire inutile » (paragraphe 34) et, dans Kanaan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2008] A.C.F. no 301, le juge Strayer déclare ce qui suit :
[7] Bien entendu, le tribunal n’a pas à mentionner chaque élément de preuve pris en compte, mais lorsque la preuve est suffisamment importante et qu’elle n’est pas mentionnée, la Cour peut inférer que la preuve n’a pas été prise en compte : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35. La conclusion de la note d’information (qui doit être considérée comme reflétant les opinions du ministre) indique plutôt :
[traduction] […] L’appartenance de longue durée de M. Kanaan à une organisation désignée comme entité terroriste, en plus de son manque évident de crédibilité, font en sorte qu’il est impossible pour l’ASFC de recommander une décision portant que la présence de M. Kanaan au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national […]
Cela semble aller à l’encontre de l’objectif du paragraphe 34(2) selon lequel même une personne membre d’une organisation terroriste ou qui l’a été peut être admissible si « sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». L’hypothèse qui ressort des motifs susmentionnés semble être que si une personne a à un moment donné admis ou nié à tort avoir été membre d’une organisation terroriste, elle constituera toujours une menace pour l’intérêt national du Canada. Cette hypothèse ne tient pas compte, par exemple, du fait que même si le demandeur avait été membre de l’OAN, peu importe la qualité de cette appartenance, il avait quitté le Liban et avait cessé de participer aux activités de l’OAN depuis 14 ans lorsque le ministre a pris sa décision.
[8] Je conclus donc que la décision du ministre était manifestement déraisonnable, puisqu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve et des facteurs contenus dans les observations présentées par le demandeur le 31 mars 2006 et le 25 juillet 2006. La décision semble avoir été fondée sur l’opinion simpliste selon laquelle la présence au Canada d’une personne qui, à un moment donné dans le passé, a peut-être été membre d’une organisation terroriste à l’étranger ne peut jamais être dans l’intérêt national du Canada. Par conséquent, je vais annuler la décision du ministre et lui renvoyer l’affaire pour qu’il procède à un nouvel examen.
[50] En l’espèce, la décision est entachée d’une erreur semblable. La note d’information est partiale et déséquilibrée pour les raisons qu’invoque le demandeur. Nous avons affaire ici à l’une de ces occasions où il convient d’infirmer la décision du ministre. Pour les motifs indiqués, cette décision est déraisonnable. Le demandeur devrait bénéficier d’un nouvel examen de son dossier en accord avec les lignes directrices et la jurisprudence applicables. À cet égard, la décision de la juge Dawson dans Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2007] A.C.F. no 173, présente une approche détaillée et fondée sur des principes que je ne reproduirai pas ici mais dont il convient de tenir compte.
[51] Étant donné que cela règle la demande, il n’y a pas lieu d’examiner les autres questions soulevées. Cependant, au vu du dossier, il me semble que la note d’information ne résume pas de manière exacte certains des éléments de preuve qui ont été cités contre le demandeur quant à ses activités au Canada, et il convient de prendre bien garde à ce que ce problème ne se répète pas.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande est accueillie, la décision infirmée et l’affaire renvoyée au ministre pour nouvel examen.
2. Il n’y a pas de question à certifier.
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-266-08
INTITULÉ : ZUBAIR AFRIDI c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 17 septembre 2008
DATE DES
MOTIFS
ET DU JUGEMENT : Le 23 octobre 2008
COMPARUTIONS :
Krassina Kostadinov
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POUR LE DEMANDEUR |
Deborah Drukarsh
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POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lorne Waldman Avocats Toronto (Ontario)
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John H.Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |