Toronto (Ontario), le 23 octobre 2008
En présence de monsieur le juge Russell
ENTRE :
ZIMRON DESRON KERON GUADELOUPE,
ZOMORIA FEMISHA KAYON GUADELOUPE
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), en vue de soumettre à un contrôle judiciaire une décision datée du 15 février 2008 (la décision) par laquelle un agent d’immigration (l’agent) du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada (le ministère) a rejeté la demande de résidence permanente présentée en sol canadien par les demandeurs pour des motifs d’ordre humanitaire en application de l’article 25 de la Loi.
LE CONTEXTE
[2] Cherry-Ann Agatha Guadeloupe (la demanderesse principale) est citoyenne à la fois de Saint-Vincent et de la Grenade, deux îles situées dans le Sud-Est des Caraïbes. Elle a fréquenté l’école à Saint-Vincent jusqu’au jour où elle est tombée enceinte à l’âge de 16 ans et a commencé à travailler comme vendeuse. Son fils Zimron, né à Saint‑Vincent, est actuellement en 12e année au Canada. Elle a eu son second enfant, une fille prénommée Zomoria, en 1998, à Saint‑Vincent. Zomoria est aujourd’hui en 4e année au Canada. La demanderesse principale est entrée au Canada en septembre 1999 avec sa fille Zomoria.
[3] Après le décès de sa mère, la demanderesse principale et Zomoria sont retournées vivre à Saint-Vincent en mars 2000. Elles sont rentrées au Canada en mai 2001. Après leur retour, elles ont passé deux mois à Toronto et ont ensuite déménagé à Montréal, pour revenir de nouveau à Toronto en janvier 2002 à cause de difficultés à inscrire Zomoria à l’école à Montréal. Le fils de la demanderesse principale, Zimron, les a rejointes au Canada en juillet 2002.
[4] Après son retour à Toronto en janvier 2002, la demanderesse principale a noué une relation intime avec M. Keith Walters, qui est mécanicien. Ils ont eu une fille, Zonaya Walters Guadeloupe, le 14 juin 2005 et, peu de temps après, la demanderesse principale et ses enfants ont emménagé avec M. Walters. La demanderesse principale soutient que son conjoint de fait a dit qu’il la parrainerait. Ils ont rencontré un avocat, qui leur a dit quels documents et formulaires il fallait produire en vue de faire une demande de parrainage. Cependant, les papiers relatifs au parrainage n’ont jamais été déposés.
[5] La famille s’est installée dans une nouvelle maison à Etobicoke (Ontario) en novembre 2006 et, plus tard cette année-là, M. Walters est allé rendre visite à sa famille en Jamaïque pendant le congé de Noël. La demanderesse principale déclare que ce dernier, à son retour, a commencé à la violenter verbalement, physiquement et psychologiquement.
[6] La demanderesse principale dit que cette violence a consisté notamment à la qualifier de [traduction] « pute », à menacer de les dénoncer, elle et ses enfants, à l’Immigration, à la menacer de mort, à lui mordre un bras, à lui taillader la main avec un tournevis, à la menacer avec un couteau et à l’agresser sexuellement dans la chambre qu’elle partageait avec ses deux jeunes filles. La demanderesse principale soutient qu’elle n’a pas appelé la police à cause de son absence de statut et de sa crainte qu’on renvoie sa famille du pays. La demanderesse principale et son conjoint de fait ont commencé à faire chambre à part.
[7] Selon la demanderesse principale, M. Walters a commencé à fréquenter d’autres femmes et il l’a menacée de nouveau d’appeler les autorités de l’Immigration si elle faisait des difficultés. Elle a commencé à recevoir de l’aide d’un cousin chez qui ses enfants et elle sont allés vivre en octobre 2007. M. Walters voit encore régulièrement sa fille Zonaya.
[8] La demanderesse principale travaille à son compte à Toronto, comme préposée au nettoyage, et Zimron a lui aussi commencé à travailler à temps partiel. Les enfants n’ont aucun lien ou aucune attache avec Saint-Vincent, et ils ne souhaitent pas y vivre. La demanderesse principale n’a pas touché de prestations d’aide sociale durant son séjour au Canada. Elle fréquente régulièrement l’église. Elle a aussi formé un réseau social d’amis et considère que le Canada est son chez-soi.
[9] L’aîné des enfants, Zimron, a fait la majeure partie de ses études au Canada, tandis que la première fille, Zomoria, a fait toutes ses études au Canada. Ces deux enfants ont obtenu de nombreuses distinctions et jouent un rôle actif au sein de leurs écoles.
[10] Le 29 novembre 2007, la demanderesse principale a présenté une demande de résidence permanente pour elle-même et ses deux enfants aînés, Zimron et Zomoria, pour motifs d’ordre humanitaire, en mettant l’accent sur la section relative à la violence familiale (13.10) du chapitre du Guide relatif au traitement des demandes au Canada intitulé Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (le chapitre IP-5).
[11] Le 20 février 2008, les demandeurs ont reçu une décision défavorable au sujet de leur demande.
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE JUDICIAIRE
[12] L’agent a produit une lettre de refus et un exposé circonstancié concernant les motifs d’ordre humanitaire en date du 15 février 2008, où il a conclu que les enfants de la demanderesse principale bénéficieraient du soin et de la protection de leur mère et n’éprouveraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils étaient obligés de quitter le Canada avec la demanderesse principale. Il a également conclu que les demandeurs pourraient présenter une demande de visa de résident permanent ou d’étudiant au bureau des visas, et ce, de la manière habituelle.
[13] L’agent a conclu que la demanderesse principale n’avait fourni aucune preuve de revenu ou de soutien. D’après lui, comme la demanderesse principale avait quitté Saint-Vincent à l’âge adulte, elle connaissait bien la vie dans ce pays et pourrait y retourner et s’y réinstaller. Il s’est dit non convaincu que la demanderesse principale et ses enfants s’étaient suffisamment établis au Canada, et il a fait remarquer qu’ils s’étaient rendus à Saint-Vincent à plus d’une reprise avant leur dernière entrée au Canada.
LA QUESTION EN LITIGE
[14] La seule question que soulève les demandeurs est la suivante :
L’agent a-t-il commis une erreur de droit en omettant d’analyser convenablement l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse principale?
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[15] Les dispositions suivantes de la Loi sont celles qui s’appliquent en l’espèce :
11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement, lesquels sont délivrés sur preuve, à la suite d’un contrôle, qu’il n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.
Séjour pour motif d’ordre humanitaire
25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.
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Application before entering Canada
11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document shall be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act. Humanitarian and compassionate considerations
25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations. |
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[16] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a reconnu que même si la norme de la décision raisonnable simpliciter et celle de la décision manifestement déraisonnable sont théoriquement différentes, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples » (Dunsmuir, au paragraphe 44). La Cour suprême du Canada a donc conclu qu’il y avait lieu de fondre en une seule les deux normes de « raisonnabilité ».
[17] Dans Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a décrété aussi qu’il n’est pas nécessaire de procéder systématiquement à l’analyse relative à la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à la question particulière soumise à la cour est bien établie par la jurisprudence, la cour peut l’adopter. Ce n’est que dans les cas où cette recherche se révèle infructueuse que la cour doit entreprendre d’examiner les quatre facteurs que comporte l’analyse relative à la norme de contrôle.
[18] Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 61, la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’accorder ou non une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est la décision raisonnable simpliciter. Depuis ce temps, cette norme a été appliquée dans une longue série de décisions. De ce fait, compte tenu des arrêts de la Cour suprême du Canada dans Baker et Dunsmuir ainsi que de la jurisprudence de la Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable à la question en litige en l’espèce est la décision raisonnable. Lorsqu’on contrôle une décision en fonction de cette norme, l’analyse a trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, c’est-à-dire qu’elle se situe en dehors du cadre des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (ibid.).
LES ARGUMENTS INVOQUÉS
Les demandeurs
[19] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas analysé convenablement la question de l’intérêt supérieur des enfants. Ce dernier, disent-ils, n’y a consacré qu’un seul paragraphe. Ils se fondent sur les sections 5.19, 12.2, 12.4 et 12.10 du guide IP-5, dont le texte est le suivant :
5.19. Intérêt supérieur de l’enfant
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés introduit l’obligation légale de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement affecté par une décision prise en vertu du L25(1), lors du contrôle concernant les circonstances d’un étranger qui présente une demande dans le cadre de cet article. Ceci précise la pratique du ministère eu égard à la loi, éliminant ainsi tout doute sur le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant sera pris en considération.
L’agent doit toujours être vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant lors de l'examen des demandes présentées au titre du L25(1). Toutefois, cette obligation ne s’applique que lorsqu’il est suffisamment clair, selon l’information soumise au décideur, que la demande s’appuie en entier ou pour le moins en partie, sur ce facteur. Il incombe au demandeur de prouver le bien-fondé de sa demande CH. Si le demandeur ne fournit pas suffisamment d’information appuyant ces déclarations, l’agent peut conclure que ces dernières manquent de fondement. Comme pour toute décision d’ordre humanitaire, la conclusion du cas est laissée à l’entière discrétion de l’agent.
Il est important de noter que la codification du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la législation ne signifie pas que l’intérêt de l’enfant surpasse tous les autres facteurs liés au cas. L’intérêt supérieur de l’enfant est l’un des nombreux facteurs dont l’agent doit tenir compte lorsqu’il prend une décision CH ou une décision liée à la politique publique qui affecte directement un enfant.
Lorsqu’il prend une décision concernant une demande CH, l’agent doit tenir compte de l’intérêt supérieur de tous les enfants directement affectés par la décision. Dans ce contexte, « tout enfant directement affecté » peut désigner autant un enfant canadien qu’un enfant né à l’étranger (et peut inclure les enfants hors du Canada).
La relation entre le demandeur et « l’enfant directement affecté » n’est pas nécessairement un lien de filiation; il peut s’agir de n’importe quel lien que la décision affecte. Par exemple, un grand‑parent peut être la personne qui s’occupe de l’enfant et cette personne est affectée par la décision en matière d’immigration; l’enfant est donc affecté lui aussi par cette décision.
Le résultat d’une décision prise en vertu du L25(1) qui affecte directement l’enfant dépendra toujours des faits relatifs au cas. L’agent doit tenir compte de toutes les informations soumises par le demandeur en vertu de leur demande soumise selon L25(1). Par conséquent, les directives suivantes ne constituent pas une liste exhaustive des facteurs qui concernent les enfants et ne sont pas nécessairement décisives. Elles servent plutôt à guider l’agent et à illustrer les types de facteurs qui sont souvent présents dans les cas liés au L25(1) qui concernent l’intérêt supérieur de l’enfant. Comme Madame la juge McLachlin de la Cour suprême du Canada l’a affirmé : « […] La multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant rend inévitable un certain degré d’indétermination. Un critère davantage précis risquerait de sacrifier l’intérêt de l’enfant au profit de l’opportunisme et de la certitude […] » (Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27).
En général, les facteurs liés au bien-être émotif, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération, lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :
• l’âge de l’enfant;
• le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;
• le degré d’établissement de l’enfant au Canada;
• les liens de l’enfant avec le pays concerné par la demande CH;
• les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l’enfant, le cas échéant;
• les conséquences sur l’éducation de l’enfant;
• les questions relatives au sexe de l’enfant.
Les faits entourant une décision prise en vertu du L25(1) peuvent parfois donner lieu à la question de savoir si la décision placerait l’enfant directement affecté dans une situation de risque. La question du risque peut survenir, que l’enfant soit citoyen canadien ou né à l’étranger. Le cas échéant, il convient de consulter les sections 13.1 à 13.6 de ce chapitre qui offrent davantage de directives.
[…]
12.2 Facteurs touchant le pays d’origine
L’agent doit tenir compte des facteurs qui suivent :
• les liens avec le pays d’origine du demandeur (p. ex., le temps passé dans le pays d’origine du demandeur, la capacité de parler la langue, visites aller-retour depuis l’arrivée au Canada, membres de la famille demeurés dans le pays d’origine); et
• les liens des membres de la famille avec le pays d’origine du demandeur, s’il y a lieu (p. ex., le temps passé dans le pays d’origine du demandeur, la capacité de parler la langue du pays d’origine du demandeur, autres membres de la famille dans le pays d’origine du demandeur).
12.4. Facteurs liés aux liens avec les membres de la famille
L’agent doit tenir compte des facteurs qui suivent :
• Quels sont les liens réels avec les membres de la famille (enfant, époux, parent, fratrie, etc.) en ce qui a trait aux relations actuelles par opposition à un simple fait de parenté biologique?
• Où le demandeur réside-t-il par rapport aux membres de la famille, particulièrement les enfants?
• S’il y a eu antérieurement des périodes de séparation, quelle a été leur durée et leur motif?
• Si le demandeur et l’époux sont séparés ou divorcés, y a-t-il eu ordonnance de la Cour pour les dispositions de garde? […]
12.10 Séparation des parents et des enfants
Le renvoi du Canada d’une personne sans statut peut avoir des répercussions sur les membres de la famille qui ont juridiquement le droit d’y séjourner (c.-à-d. résidents permanents ou citoyens canadiens). À l’exception d’un époux ou d’un conjoint, les membres de la famille ayant statut juridique peuvent comprendre les enfants, les parents et la fratrie, notamment. Une longue séparation des membres de la famille peut créer des difficultés qui peuvent justifier une décision CH favorable.
Dans l’évaluation des cas de ce type, l’agent doit peser les intérêts divers et importants en jeu :
• l’intérêt du Canada (compte tenu de l’objectif législatif de maintenir et de protéger la santé, la sécurité et l’ordre dans la société canadienne);
• l’intérêt de la famille (compte tenu de l’objectif de la Loi de faciliter la réunification familiale);
• le contexte de tous les membres de la famille, notamment les intérêts et la situation des enfants à charge apparentés à la personne sans statut;
• le contexte particulier de l’enfant du demandeur (âge, besoins, santé, développement affectif);
• la dépendance financière que supposent les liens familiaux;
• le degré de difficulté par rapport au contexte personnel du demandeur (voir les définitions, Section 6.6, Motifs d’ordre humanitaire ou considérations humanitaires).
[20] Au dire des demandeurs, lorsque l’agent a dit à la page 8 de la décision : [traduction] « Je ne suis pas convaincu que l’intéressée a montré que le fait de rompre ses liens avec les personnes présentes au Canada causera des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives », il incluait l’enfant née au Canada parmi les membres de sa famille avec lesquelles la demanderesse principale pouvait rompre les liens sans difficulté.
[21] Les demandeurs soutiennent également que l’agent a simplement réitéré les faits énoncés dans la décision et qu’il a tiré des conclusions hâtives, sans procéder à une analyse quelconque. L’agent, ajoutent-ils, a fait abstraction des lettres écrites par les enfants de la demanderesse principale. Ils disent qu’il s’agit là d’une violation des obligations internationales du Canada à l’égard des enfants.
[22] À ce sujet, les demandeurs se fondent sur l’arrêt Baker, au paragraphe 75, où il est dit que « […] le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt », et que, « […] quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable ». Ils citent l’article 12 de la Convention relative aux droits de l’enfant, que le Canada a signée le 28 mai 1990, R.T. Can. 1992 no 3, où l’on souligne le droit qu’a un enfant d’être entendu dans toute procédure l’intéressant. Cette convention a été prise en considération dans la décision Okoloubu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 1069, aux paragraphes 9 à 11. Aux termes de l’alinéa 3(3)f) de la Loi, « l’interprétation et la mise en œuvre de la [Loi] doivent avoir pour effet : […] de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire ».
[23] Les demandeurs font également référence au paragraphe 4 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Hawthorne, 2002 CAF 475, pour ce qui est du critère à appliquer en vue de déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant :
On détermine l’« intérêt supérieur de l'enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l'enfant si son parent n'était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l'enfant, soit advenant le renvoi de l'un de ses parents du Canada, soit advenant qu'elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l'étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d'une même médaille, celle-ci étant l'intérêt supérieur de l'enfant.
[24] Les demandeurs font remarquer que, conformément à Hawthorne, un agent ne peut pas montrer qu’il a été « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur d’un enfant en disant simplement qu’il a tenu compte de l’intérêt de l’enfant dans ses motifs à l’appui d’une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.
[25] Les demandeurs se fondent en outre sur la décision Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 165, pour ce qui suit :
[9] […] Lorsque, dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est écrit qu’un enfant sera directement touché par la décision, l’agent des visas doit montrer qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu.
[…]
[11] […] Ce n’est pas être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant que d’énumérer simplement les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance. À mon avis, pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître.
[…]
[12] […] Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.
[26] Les demandeurs affirment en terminant que l’agent a commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants parce qu’il a omis de prendre en compte les avantages dont bénéficient actuellement les enfants du fait de la présence de leur mère avec eux au Canada, ainsi que les difficultés que pourraient avoir les enfants s’ils quittaient le Canada avec leur mère et ce qu’ils perdraient. Ils insistent pour dire que l’agent a simplement réitéré les faits et que, contrairement à la décision Kolosovs et à l’arrêt Hawthorne, il est arrivé à une conclusion qui ne tient qu’en une phrase.
Le défendeur
[27] Le défendeur rappelle à la Cour que la décision d’un agent est de nature hautement discrétionnaire et que ce dernier jouit d’une latitude considérable pour déterminer l’objet des facteurs qui sont pris en considération dans une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il ajoute que les passages extraits du guide des politiques, de même que les arguments juridiques cités par les demandeurs, ne traitent pas directement de la question de savoir si, en l’espèce, les motifs de l’agent étaient suffisants.
[28] Le défendeur soutient que l’évaluation faite par l’agent était fondée sur les renseignements de la demanderesse principale, selon lesquels ses enfants l’accompagneraient s’il fallait qu’elle quitte le Canada.
[29] Le défendeur relève que l’agent a fait mention de l’engagement scolaire des enfants et de leurs succès à l’école à la section 4 de l’énoncé circonstancié, où il est question des motifs d’ordre humanitaire, ainsi qu’à la section 5 de la décision et des motifs. Par ailleurs, l’agent a aussi fait état à la section 4 du souhait des demandeurs d’âge mineur de rester au Canada. La relation de l’enfant née au Canada avec son père et la perte possible de contacts avec lui ont été mentionnées, tout comme le degré d’instruction des enfants et l’effet de les retirer des écoles qu’ils fréquentent actuellement. Le défendeur soutient que l’agent n’a pas fait abstraction des renseignements concernant les enfants, et qu’il a porté son attention sur leur intérêt supérieur. Il ajoute que l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle.
ANALYSE
[30] Un examen de la décision dans son ensemble amène la Cour a convenir avec le défendeur que la demanderesse principale a indiqué que ses enfants l’accompagneraient. Il n’y a pas de motif raisonnable de conclure que l’agent présumerait que la demanderesse principale laisserait derrière elle sa fille née au Canada. La demanderesse principale est la personne qui prend principalement soin de cette enfant.
[31] L’analyse fondée sur les motifs d’ordre humanitaire est de nature discrétionnaire, et je me dois de faire preuve de toute la retenue qui s’impose à l’égard de la décision de l’agent. Cependant, je suis d’accord avec les demandeurs en l’espèce et je conclus que, d’après la jurisprudence qu’ils ont citée, notamment la décision Kolosovs et l’arrêt Hawthorne, l’agent a simplement énuméré « les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance », ce qui, d’après Kolosovs, n’est pas être attentif aux facteurs.
[32] Je suis d’accord avec le défendeur que l’agent a effectivement traité de l’instruction et d’autres facteurs relatifs aux enfants. Je conclus toutefois qu’il s’agissait d’une simple énumération des faits de la part de l’agent, et non d’une preuve que celui-ci a tenu compte de ces facteurs dans son analyse. À mon avis, la conclusion de l’agent selon laquelle les enfants ne seraient pas affectés par leur départ du Canada est déraisonnable.
[33] L’analyse de l’agent est déraisonnable en ce sens qu’elle énumère simplement les facteurs relatifs à l’intérêt supérieur qui sont en jeu sans analyser leur interdépendance et leur poids relatif par rapport à d’autres facteurs.
[34] L’arrêt Dunsmuir indique ceci au paragraphe 47 :
47. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel […] [Non souligné dans l’original.]
En l’espèce, on ne peut pas dire que l’agent s’est exprimé avec la justification, la transparence et l’intelligibilité nécessaires pour que la décision soit raisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir. Il faut de ce fait renvoyer cette décision en vue d’un nouvel examen.
[35] Le défendeur déclare que la manière dont l’agent a abordé la question de l’intérêt supérieur des enfants est suffisante en l’espèce car il est évident que ces derniers accompagneraient leur mère : [traduction] « Je suis convaincu que les enfants de l’intéressée bénéficient du soin et de la protection de leur mère. » Le défendeur ajoute aussi que la demanderesse principale n’a pas soumis à l’agent une preuve suffisante qui aurait pu lui permettre d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants au-delà de ce qu’il a bel et bien pris en considération et déclaré.
[36] Après avoir passé en revue le dossier, je suis d’avis que l’agent avait en main une preuve importante que les aspirations scolaires des enfants seraient nettement amoindries si ces derniers étaient contraints de quitter le Canada. En outre, il existe manifestement une relation entre la cadette et son père, ce que l’agent reconnaît.
[37] Dans Hawthorne, il est clairement indiqué au paragraphe 4 qu’il est obligatoire de prendre ces questions en considération :
On détermine l' « intérêt supérieur de l'enfant » en considérant le bénéfice que retirerait l'enfant si son parent n'était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l'enfant, soit advenant le renvoi de l'un de ses parents du Canada, soit advenant qu'elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l'étranger. Ces bénéfices et difficultés constituent les deux côtés d'une même médaille, celle-ci étant l'intérêt supérieur de l'enfant.
Ce genre de décision et d’analyse n’est pas évident dans la décision et il est nécessaire de renvoyer l’affaire en vue d’un nouvel examen conformément aux principes établis dans Hawthorne et dans les jugements qui ont été rendus dans sa foulée.
[38] En outre, l’affirmation de l’agent selon laquelle la demanderesse [traduction] « n’a fourni aucune preuve de revenu et de soutien » au Canada est clairement en contradiction avec les lettres provenant de ses employeurs, lesquelles indiquent ce que la demanderesse fait au Canada et combien d’argent elle gagne. Il est évident qu’elle travaille à temps plein et qu’elle subvient à ses besoins ainsi qu’à ceux de ses enfants. Le fait que l’agent n’ait pas traité de la preuve relative à l’emploi est, à mon avis, une omission de prendre en compte des éléments de preuve pertinents et fort importants. Pour ce motif également, la décision est déraisonnable et l’affaire devrait être réexaminée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.
2. Il n’y a pas de question à certifier.
Traduction certifiée conforme
Julie Boulanger, LL.M.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1070-08
INTITULÉ : CHERRY-ANN AGATHA GUADELOUPE,
ZIMRON DESRON KERON GUADELOUPE,
ZOMORIA FEMISHA KAYON GUADELOUPE
c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 15 SEPTEMBRE 2008
DATE DES
MOTIFS
ET DU JUGEMENT : LE 23 OCTOBRE 2008
COMPARUTIONS :
Richard Wazana
|
POUR LES DEMANDEURS |
Leena Jaakkimainen
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Richard Wazana Avocat Toronto (Ontario) |
|
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |