Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2008
En présence monsieur le juge de Montigny
ENTRE :
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), d’une décision rendue le 4 mars 2008 par la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SAI). Le Tribunal a confirmé la mesure d’expulsion prise contre le demandeur par un commissaire de la Section de l’immigration et il a refusé sa demande de sursis, pour des motifs d’ordre humanitaire, à la mesure de renvoi.
[2] Malgré les observations fort judicieuses présentées par l’avocat du demandeur, je ne peux pas conclure que le Tribunal a commis des erreurs susceptibles de contrôle qui doivent être corrigées par la Cour. Après avoir lu attentivement les motifs du Tribunal ainsi que le dossier dont il était saisi, j’en suis arrivé à la conclusion que le Tribunal a pris en compte l’intérêt supérieur des enfants du demandeur, que son interprétation était juste et qu’il était fondé à examiner la jurisprudence soumise et à tirer sa propre conclusion. Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
L’HISTORIQUE
[3] Le demandeur est un résident permanent âgé de 40 ans. Il est originaire de l’Inde. Il a complété la septième année à l’école de son village et il a travaillé comme fermier jusqu’à son arrivée au Canada. Il ne comprend pas l’anglais.
[4] La plupart des membres de la famille du demandeur – sauf lui – ont été parrainés par l’une de ses sœurs et ils ont immigré au Canada au début des années 90. Ce n’est qu’en décembre 1998 que le demandeur a immigré au Canada. Il a été parrainé par sa conjointe qu’il avait épousée à la suite d’un mariage arrangé. Le demandeur et son épouse partageaient une maison avec les parents, la sœur et la famille du demandeur à Surrey.
[5] Le demandeur et son épouse ont deux fils. L’épouse du demandeur a également une fille issue d’un mariage antérieur, mais, selon le demandeur, cette enfant est demeurée avec eux pendant trois ans, puis elle est allée vivre avec son père biologique.
[6] Entre 1999 et 2004, le demandeur a été reconnu coupable à quatre reprises, au criminel, de voies de fait et, à quatre reprises, de manquement aux conditions d’une ordonnance de probation. À chaque fois, il a plaidé coupable. C’est son épouse qui a été la victime des voies de fait dans chaque cas. À la suite de ces accusations de voies de fait, le demandeur et son épouse se sont de temps à autre séparés pour ensuite se réconcilier. Entre 1999 et 2005, ils ont vécu séparés pendant trois ou quatre ans.
[7] La dernière agression s’est produite le 10 mai 2005. Le demandeur et sa famille ont prétendu qu’il était arrivé un « petit incident » à l’épouse pendant qu’elle rangeait de la vaisselle dans la cuisine. La Cour a jugé que le demandeur ainsi que ses explications n’étaient pas crédibles. Le juge a fait mention du rapport présentenciel dans sa décision et il a fait état de la consommation excessive d’alcool du demandeur, de son défaut d’assister à des séances de counselling et de sa rechute. Il a également fait état du témoignage du fils du demandeur selon lequel il avait été victime de violence de la part de son père, particulièrement lorsque celui‑ci avait bu. Malgré le retrait par le demandeur de son plaidoyer de culpabilité, la Cour l’a en fin de compte déclaré coupable, le 13 avril 2006, de voies de fait causant des lésions corporelles. Compte tenu des neuf mois passés en détention par le demandeur avant son procès, le juge a condamné ce dernier à une journée d’emprisonnement plus deux années de probation.
[8] Depuis l’incident du 10 mai 2005, l’épouse du demandeur a quitté la résidence familiale des parents du demandeur. Le demandeur a témoigné devant le Tribunal que lui et son épouse avaient retenu les services d’un avocat afin de négocier les conditions de leur divorce et que le processus de divorce a été enclenché en 2000. Le 11 décembre 2007, compte tenu de sa demande et avec le consentement de son épouse, le demandeur a obtenu de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une ordonnance sur consentement de droits de visite supervisée quant à ses enfants. Le demandeur a assisté à l’audience avec son épouse et son avocat a dit à la Cour qu’ils étaient [traduction] « en processus de réconciliation ».
[9] Le 8 novembre 2006, le demandeur s’est vu donner la possibilité de formuler des observations afin d’expliquer pourquoi il ne devrait pas être déclaré interdit de territoire pour grande criminalité compte tenu de sa déclaration de culpabilité de voies de fait du 13 avril 2006.
[10] Le 4 décembre 2006 et de nouveau le 5 décembre 2006, l’avocat du demandeur a présenté des observations écrites. Par l’entremise de son avocat, le demandeur a nié avoir commis des voies de fait sur son épouse et il a prétendu que, vu l’insistance de son avocat, il a plaidé coupable aux accusations criminelles portées contre lui de telle sorte qu’il puisse sortir plus tôt de prison. Il a accusé son épouse d’avoir menti et d’avoir commis divers autres actes répréhensibles. Il a prétendu ne plus consommer d’alcool depuis plus de quatre ans et avoir assisté à un certain nombre de séances de counselling.
[11] Le 22 juin 2007, la Section de l’immigration a tenu une enquête. Le demandeur était représenté par un avocat et il a admis les faits. Le demandeur, qui a été déclaré coupable en vertu de l’alinéa 267b) du Code criminel et qui était passible d’une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans, a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité à titre de personne visée par l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La Section de l’immigration a pris la mesure de renvoi après l’audience.
[12] Ainsi que je l’ai déjà mentionné, le demandeur n’a pas interjeté appel à la SAI de la validité de la mesure de renvoi. Il a plutôt demandé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire.
LA DÉCISION CONTESTÉE
[13] Le 8 février 2008, la SAI a tenu une nouvelle audience afin de déterminer si elle devait surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi en vertu du paragraphe 68(1) de la LIPR. Dans une décision détaillée rendue le 4 mars 2008, la SAI a refusé d’accorder un sursis.
[14] En appliquant les facteurs à prendre en compte dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire tels que ceux‑ci furent énoncés par la Cour suprême du Canada dans Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2002] 1 R.C.S. 84 (les facteurs énoncés dans Ribic, ainsi appelés après que la décision de la SAI fut confirmée par la Cour suprême), la SAI a conclu que les facteurs négatifs l’emportaient sur les facteurs positifs. Ces facteurs étaient notamment les facteurs suivants : 1) la gravité de l’infraction commise par le demandeur qui était à l’origine de la mesure de renvoi; 2) le dossier criminel antérieur du demandeur et le degré de répétition des infractions avec violence; 3) le degré d’établissement du demandeur au Canada n’était pas important et ses liens n’étaient pas exceptionnels; 4) compte tenu de la période de temps au cours de laquelle le demandeur avait vécu au Canada, la SAI n’a pas été convaincue par la preuve quant à l’aide apportée par sa famille, ses amis et la collectivité. Aucune preuve crédible ne démontrait que l’aide de la famille ou de la collectivité du demandeur pouvait l’aider à éviter des ennuis à l’avenir, surtout que celle‑ci n’avait pas réussi dans le passé; 5) aucune preuve fiable ne démontrait que la famille du demandeur dépendait de lui sur le plan financier ou sur le plan émotif ou qu’elle subirait un bouleversement important à la suite de son renvoi; 6) aucune preuve crédible ne démontrait que le demandeur subirait un préjudice important s’il devait retourner en Inde; 7) le demandeur n’avait pas démontré un degré de réadaptation suffisant et il courrait toujours le risque de récidiver. À ce dernier égard, la SAI a écrit ce qui suit :
Les éléments de preuve relatifs aux incidents de voies de fait répétés contre sa femme révèlent une absence de remords, son défaut d’accepter l’entière responsabilité et la culpabilité pour son comportement criminel et inacceptable depuis sa première déclaration de culpabilité, son défaut de prendre les mesures correctives en temps opportun en vue de sa réadaptation, ses nombreuses rechutes et ses nombreux manquements aux conditions de la probation, sa tendance à minimiser les nouvelles accusations portées contre lui en 2005, l’absence d’éléments de preuve relatifs à des séances de counselling pour régler ses problèmes de toxicomanie alcoolique et les éléments de preuve non fiables quant à sa participation aux réunions des AA l’emportent sur son témoignage visant à étayer son allégation selon laquelle il a changé son style de vie. Compte tenu des éléments de preuve dont je dispose, je ne suis pas convaincu que l’appelant a démontré un degré de réadaptation suffisant; je considère qu’il subsiste un risque que l’appelant puisse récidiver dans l’avenir.
[15] La SAI a également conclu que les réponses du demandeur n’étaient pas simples et qu’elles étaient parfois contradictoires. Elle a donc conclu que le demandeur n’était pas un témoin crédible.
[16] La SAI a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants touchés par la décision, non seulement en ce qui concerne les enfants du demandeur mais également en ce qui concerne ses neveux et ses nièces. En ce qui concerne ses fils, le commissaire a conclu que la preuve faite par le demandeur quant à sa relation avec eux avant les dernières voies de fait commises sur leur mère révélait qu’il ne participait pas de façon importante à leur vie. Lorsque le demandeur et son épouse se sont séparés, celle‑ci a amené les enfants avec elle et il n’a fait aucun paiement de pension alimentaire. En outre, le demandeur a admis que, compte tenu de son problème de consommation d’alcool, ce sont ses parents ainsi que ses frères et sœurs qui s’occupaient surtout de ses enfants. Le commissaire de la SAI a résumé ses conclusions dans le paragraphe suivant :
[39] Selon moi, l’intérêt supérieur de tout enfant est que ses deux parents s’occupent de lui; toutefois, compte tenu de la preuve en l’espèce et selon la prépondérance des probabilités, je trouve qu’il est dans l’intérêt supérieur des enfants de l’appelant de rester sous les soins de leur mère. Compte tenu des antécédents de voies de fait perpétrées par l’appelant contre la mère de ses enfants et des conséquences que ces incidents ont eues sur eux, j’estime que le témoignage que l’appelant a livré relativement aux visites supervisées, qui ont commencé deux mois avant que l’ordonnance sur consentement eut été émise, est incompatible avec la conclusion selon laquelle l’appelant se verra accorder la garde partagée à l’issue du règlement du divorce, comme il a été allégué. Bien que l’appelant ait déclaré dans son témoignage qu’il aime ses enfants et qu’il apprécie être en leur compagnie, je suis d’avis qu’il n’y a pas d’éléments de preuve suffisants pour étayer son allégation, selon laquelle il a suffisamment réglé son problème de consommation excessive d’alcool, au point de ne pas être susceptible de récidiver, et selon laquelle le fait qu’il reste de manière continue au Canada est dans l’intérêt supérieur de ses enfants. Aucun élément de preuve fiable n’a été présenté à l’audience pour laisser entendre que, si l’appelant est renvoyé, ses parents, de même que ses frères et sœurs, ne seront pas en mesure de rétablir leur relation avec ses deux enfants, sous réserve de l’autorisation de leur mère.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[17] Le demandeur a soulevé de nombreuses questions dans son mémoire écrit et dans ses observations écrites. J’examinerai chacune de ces questions dans les motifs qui suivent. Cela étant dit, il y a deux questions qui méritent d’être traitées de façon plus approfondie. La première question consiste à savoir si la SAI a commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas adéquatement compte de l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. La deuxième question porte sur l’équité procédurale : le demandeur s’est‑il vu refuser le droit à une audience équitable en se voyant refuser les services d’un interprète compétent?
LA NORME DE CONTRÔLE
[18] Les parties s’entendent sur la question de la norme de contrôle applicable. L’appréciation de l’importance accordée par la SAI à la preuve et la manière selon laquelle elle a interprété cette preuve à l’audience est une question de fait qui, à la suite de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Pour autant que la décision « [appartient] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », la Cour n’interviendra pas.
[19] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, il est bien établi que l’analyse de la norme de contrôle ne s’applique pas. L’équité procédurale soulève des questions de droit, lesquelles doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Lorsque l’on conclut à un manquement à l’équité procédurale, la décision doit être annulée : Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404; Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539.
L’ANALYSE
[20] Le demandeur prétend que la SAI n’a pas suffisamment tenu compte de l’ordonnance sur consentement et n’en a pas compris la portée. L’avocat du demandeur est allé jusqu’à affirmer que la décision de la SAI donnait lieu à un conflit de lois dans la mesure où la cour compétente en matière de droit de la famille a conclu que des rencontres hebdomadaires régulières entre un père et ses fils sont dans l’intérêt supérieur des enfants alors que la SAI a conclu que le renvoi permanent du demandeur servirait l’intérêt supérieur de ses deux fils.
[21] L’avocat du demandeur a également prétendu que la SAI n’a pas tenu compte des dispositions des instruments internationaux ratifiés par le Canada qui intéressent directement les droits des enfants, notamment la Convention relative aux droits de l’enfant. Comme preuve de cette omission, on a souligné que la SAI ne fait mention nulle part de l’alinéa 3(3)f) de la LIPR qui prévoit que l’interprétation et la mise en œuvre de cette loi doivent avoir pour effet de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. La SAI a toutefois fait mention d’autres objectifs visés par la LIPR, à savoir les alinéas 3(1)e), h) et i).
[22] Après avoir lu attentivement les motifs énoncés par la SAI pour justifier son refus d’accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, je ne puis conclure qu’elle n’a pas été « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants du demandeur. En ce qui concerne notamment l’ordonnance sur consentement, je suis d’accord avec le défendeur pour affirmer qu’il est maintenant trop tard pour que le demandeur prétende qu’elle empêche son renvoi. Il n’a pas soulevé ce point lors de son enquête comme motif de ne prendre aucune mesure de renvoi et il n’a pas non plus interjeté appel de la mesure de renvoi.
[23] Fait peut-être plus important encore, je ne vois pas comment l’ordonnance sur consentement pourrait être interprétée de façon à empêcher le renvoi du demandeur du Canada. Une ordonnance de la Cour attributive de droit de visite énonce les paramètres de l’exercice du droit de visite par un parent, si ce parent est en mesure d’exercer ce droit de visite. Elle ne l’emporte pas sur tout le reste. Si le parent auquel le droit de visite a été accordé n’est pas en mesure de rendre visite à ses enfants parce que, par exemple, il a des problèmes de santé, il est absent du Canada, ou il est en prison, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il a désobéi à l’ordonnance de la Cour.
[24] Cela ne veut pas dire que l’ordonnance de la Cour, même si elle n’est pas déterminante, ne devait pas être prise en compte. En effet, la SAI a expressément tenu compte de l’ordonnance sur consentement. Toutefois, elle avait également l’obligation légale indépendante de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants eu égard à la question de savoir si elle devait accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La SAI s’est acquittée de ce mandat. Affirmer que la SAI n’a pas suffisamment insisté sur l’ordonnance sur consentement est un argument relatif à l’importance accordé à la preuve et cela dépasse le cadre du présent contrôle judiciaire.
[25] En ce qui concerne l’argument fondé sur l’utilisation du droit international invoqué par le demandeur, la Cour d’appel fédérale y a répondu de façon exhaustive dans la récente décision Thiara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 151. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’un tribunal n’a pas à mentionner expressément les instruments internationaux pertinents concernant les enfants, tant et aussi longtemps que le tribunal tient en fait compte de ces considérations. C’est précisément ce que la SAI a fait en l’espèce. Même si l’affaire Thiara a été tranchée dans le contexte de l’article 25 de la LIPR, je crois que le même raisonnement s’applique tout autant, par analogie, à une décision discrétionnaire rendue par la SAI en vertu du paragraphe 68(1).
[26] En ce qui concerne le deuxième argument du demandeur, on prétend que de longues parties de l’enregistrement de l’audience étaient inaudibles, empêchant ainsi un examen valable de ce qui a été dit par le demandeur à l’audience. Ce problème fut apparemment davantage compliqué par la piètre qualité de l’interprétation fournie par le demandeur. Se fondant sur l’affidavit d’un stagiaire dans le cabinet d’avocats auquel appartient l’avocat du demandeur et qui prétend parler couramment le punjabi et l’anglais, de nombreux problèmes quant à l’interprétation ont été soulignés à la Cour. Ces problèmes auraient eu pour effet d’empêcher le demandeur de participer pleinement à l’audience de sa demande dont la SAI était saisie.
[27] Cet argument ne saurait être retenu, et ce, pour de nombreuses raisons. Premièrement, on peut affirmer à juste titre que l’interprétation n’a pas à être parfaite, tant et aussi longtemps qu’elle est « continue, fidèle, impartiale et concomitante » (Lawal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 861. En effet, comme l’a écrit le juge en chef Lamer dans R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951, à la page 978 : « […] le principe de la compréhension linguistique qui sous‑tend le droit à l'assistance d'un interprète ne devrait toutefois pas être élevé au point où ceux qui parlent ou comprennent difficilement la langue des procédures, peu importe que ce soit le français ou l'anglais, reçoivent ou paraissent recevoir des avantages injustes par rapport à ceux qui parlent couramment la langue du prétoire ».
[28] Si cette affirmation est vraie dans le contexte du droit criminel, elle l’est encore plus dans le contexte des audiences en matière d’immigration où il est certainement dans l’intérêt de la personne en cause et du public que les diverses demandes soient traitées le plus tôt possible. Il est important que des garanties acceptables soient fournies, mais il est également essentiel que le traitement de la lourde charge de travail de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ne soit pas indûment retardé par l’imposition d’une norme trop élevée.
[29] En l’espèce, la plainte du demandeur est uniquement fondée sur son opinion personnelle, étayée par celle du stagiaire. Rien ne prouve que ce stagiaire est un interprète compétent. En outre, le défendeur a demandé à un interprète compétent et chevronné, M. Singh, d’examiner l’enregistrement de l’audience. Dans son affidavit, M. Singh a reconnu qu’un certain nombre d’erreurs ont été commises à l’audience. Par exemple, l’interprète a utilisé le mot « heurté » au lieu du mot « frappé » et n’a pas utilisé le bon mot pour traduire le mot « alcoolique » en punjabi. M. Singh a également souligné que, à un certain moment, l’interprète n’a pas interprété simultanément l’ensemble de la discussion entre l’agent d’audience et le conseiller juridique qui participait à l’audience. Mais, au bout du compte, M. Singh était d’avis que le petit nombre d’erreurs techniques qui figuraient dans la traduction [traduction] « n’étaient pas graves au point d’avoir une incidence sur l’issu de l’audience ». Il a également écrit dans son affidavit qu’il n’avait [traduction] « aucun doute quant à la qualité générale de l’enregistrement ».
[30] M. Singh est interprète anglais, punjabi, hindi et urdu depuis sept ans et, à titre d’interprète pour la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, il a fait des interprétations et des traductions pour la CISR. Il a franchement reconnu que, selon lui, l’interprète qui était présent à l’audience a commis un certain nombre d’erreurs techniques. Non seulement il est un témoin plus crédible que le stagiaire, mais le demandeur n’a pas pu démontrer en quoi les erreurs commises ont pu être importantes et préjudiciables.
[31] Il existe une autre raison pour rejeter le motif de la compétence de l’interprète comme fondement de la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur bénéficiait, lors de l’audience, des services de Mme Ajeet Kang, une avocate qui parlait punjabi. Il ressort manifestement de la transcription que Mme Kang parlait anglais et punjabi. De plus, celle‑ci a reconnu que l’interprète qui était présent à l’audience était [traduction] « un interprète très expérimenté ». D’une manière générale, Mme Kang n’a pas contesté la qualité de l’interprétation. Lorsqu’elle a jugé bon de contester l’interprétation, des mesures correctives ont été prises à son apparente satisfaction. Le demandeur doit donc être présumé avoir renoncé à son droit de contester la qualité de l’interprétation.
[32] Confronté à une situation semblable dans Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2000] 3 C.F. 371, le juge Pelletier a affirmé ce qui suit au paragraphe 29 :
En l'instance, je conclus que la qualité de l'interprétation aurait dû être soulevée devant la SSR [page 384] puisqu'il était évident pour le demandeur qu'il y avait des difficultés de communication avec l'interprète. Dans son affidavit, il déclare qu'il avait de la difficulté à comprendre l'interprète et il dit aussi qu'à certaines occasions il ne comprenait pas ce qui était dit. Ceci suffit à démontrer qu'il aurait dû en faire état à ce moment-là. Comme il ne l'a pas fait, sa réclamation ne peut avoir aucune suite. L'affirmation du demandeur portant qu'il ne savait pas qu'il avait le droit de contester l'interprète n'est pas crédible, puisque la première audience a été ajournée au motif qu'il ne pouvait communiquer avec l'interprète. Il est clair que la SSR avait démontré qu'elle était sensible à la question de l'interprétation. En conséquence, il n'est pas nécessaire que je me livre à une analyse pour déterminer s'il a été satisfait à tous les éléments de l'arrêt Tran, puisque, même si c'était le cas, le fait que le demandeur ne se soit pas plaint à temps, dans des circonstances où il était raisonnable qu'il le fasse, l'empêche d'obtenir la réparation demandée.
[33] La Cour d’appel fédérale a non seulement confirmé cette décision (2001 CAF 191), mais elle a tenu à souligner qu’il incombe au demandeur de se plaindre de l’interprétation à la première occasion raisonnable. S’exprimant au nom d’une Cour unanime, le juge Stone a écrit ce qui suit au paragraphe 18 :
Comme le juge Pelletier l'a fait remarquer, si l'argument invoqué par l'appelant est exact, l'intéressé qui a des problèmes en ce qui concerne la qualité de l'interprétation fournie à l'audience ne pourrait rien faire pendant toute la durée de l'audience, mais il pourrait néanmoins contester avec succès la décision à une date ultérieure. De fait, lorsque l'intéressé décide de ne rien faire même si la qualité de l'interprétation le préoccupe, la section du statut n'est pas en mesure de savoir que l'interprétation comporte des lacunes à certains égards. L'intéressé est toujours celui qui est le mieux placé pour savoir si l'interprétation est exacte et pour faire savoir à la section du statut, au cours de l'audience, que la question de l'exactitude le préoccupe, à moins que des circonstances exceptionnelles ne l'empêchent de le faire.
[34] En réponse, l’avocat du demandeur a prétendu que dès qu’un problème avec l’interprétation est soulevé, il incombe au tribunal de voir à ce que l’interprétation soit convenable. Il a prétendu que l’on ne doit pas s’attendre à ce que l’avocat du demandeur devant la SAI soulève une objection à chaque fois qu’il y a un problème avec l’interprétation car cela ne serait pas pratique et ne serait peut-être même pas toléré. Je ne peux pas accepter cet argument. Non seulement cela irait à l’encontre de la jurisprudence qui a été élaborée autour de la notion de renonciation, mais cela imposerait un fardeau excessif aux membres de la SAI et aux commissaires de la SPR qui ne sont généralement pas en mesure d’évaluer par eux‑mêmes la qualité de l’interprétation. Il se peut que dans des circonstances exceptionnelles comme lorsque des objections répétées sont soulevées quant à l’interprétation, des mesures exceptionnelles devront être prises par le président de l’audience. Toutefois, la preuve dont je suis saisi est silencieuse quant à cet état de chose.
[35] Il reste un certain nombre d’arguments dont je vais maintenant discuter brièvement. Premièrement, le demandeur estime que la mesure de renvoi est disproportionnée par rapport à l’accusation de voies de fait à laquelle il a plaidé coupable il y a presque deux ans et par rapport aux infractions sous‑jacentes relativement mineures qu’il a commises dans le passé. Le demandeur a également fait valoir que la SAI a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en omettant de tenir compte des décisions antérieures dans lesquelles un sursis a été accordé malgré la commission de ce qu’il qualifierait d’infractions beaucoup plus graves. En affirmant simplement qu’« [à] [son] avis, les cas invoqués ne sont pas utiles, car ils sont différents quant aux faits », sans faire aucune autre analyse, le demandeur prétend que la SAI a contrevenu au principe du stare decisis.
[36] Cet argument est sans fondement. Un sursis est une mesure extraordinaire et discrétionnaire et chaque cas est un cas d’espèce. La SAI a appliqué le critère énoncé dans Ribic; le fait que l’issue n’est pas celle que le demandeur souhaitait n’équivaut pas à une erreur susceptible de contrôle. La gravité de l’infraction n’est pas limitée à la nature des accusations, mais comprend également d’autres particularités de l’affaire. En outre, il ne s’agit que de l’un des facteurs à prendre en compte et à apprécier dans l’ensemble des circonstances de l’affaire. Enfin, la SAI n’avait pas à procéder à une analyse détaillée des décisions soumises par le demandeur; le commissaire a examiné ces décisions et a fourni des motifs courts mais suffisants pour expliquer pourquoi il n’accordait aucun sursis malgré cette jurisprudence.
[37] Le demandeur affirme également que la SAI n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité en ce qui concerne la témoin Zoe Henderson, dont le témoignage de vive voix corroborait prétendument le témoignage du demandeur quant à ses remords et quant au faible risque de récidive. À titre de belle‑sœur du demandeur, Mme Henderson n’était pas un témoin objectif. La SAI a expressément examiné le témoignage de Mme Henderson et des autres membres de la famille et en a accepté une certaine partie. Néanmoins, au bout du compte elle n’a pas été convaincue, d’après l’ensemble de la preuve, que le demandeur avait vraiment des remords, qu’il était suffisamment réhabilité ou qu’il était peu susceptible de récidiver. Je suis d’accord avec le défendeur pour affirmer que la simple réévaluation de la preuve dépasse le cadre du contrôle judiciaire.
[38] Le demandeur prétend ensuite que la SAI a commis une erreur en rejetant la preuve d’expert présentée par le Dr Harrad, un psychiatre, pour le simple motif que son rapport ne portait aucune date. Il s’agit là d’une erreur. La SAI a directement traité cette preuve aux paragraphes 23, 24 et 29 de ses motifs. La SAI souligne que le Dr Harrad n’a pas été présenté comme étant un témoin expert au sens du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés et qu’il n’était pas clair quels éléments de preuve furent présentés au Dr Harrad par l’avocat du demandeur relativement aux antécédents criminels du demandeur au Canada afin de l’aider à évaluer les risques de récidive du demandeur en raison de son alcoolisme. La SAI a également pris en compte d’autres éléments de preuve quant à la prétendue cure de désintoxication et quant à la prétendue réhabilitation, comme les rencontres des AA, mais elle n’a pas été convaincue que la preuve était suffisamment crédible et (ou) fiable et (ou) suffisante. Là encore, la simple réévaluation de la preuve dépasse le cadre du contrôle judiciaire.
[39] Pour l’ensemble des motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Bien entendu, si jamais l’épouse du demandeur veut parrainer ce dernier à nouveau au Canada, elle pourra le faire plus tard.
[40] Les avocats n’ont proposé aucune question à la certification et aucune ne sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1472-08
INTITULÉ : TARLOK SINGH BAL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Vancouver (Colombie‑Britannique)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 7 octobre 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LE JUGE de MONTIGNY
DATE DES MOTIFS : Le 17 octobre 2008
COMPARUTIONS :
Narindar S. Kang |
POUR LE DEMANDEUR
|
Marjan Double |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Narindar S. Kang Avocat 232–8138–128e rue Surrey (Colombie‑Britannique) Téléc. : (604) 572-6127
|
|
Ministère de la Justice Bureau régional de la C.‑B. 900-840 rue Howe Bureau 3400, C.P. 36 Vancouver (C.‑B.) V6Z 2S9 Téléc. : (604) 666-2639 |