Montréal (Québec), le 7 octobre 2008
En présence de l'honorable Maurice E. Lagacé
ENTRE :
SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
demanderesse
et
ÉRIC VANDAL, JACQUES ST-PIERRE,
JOËL TURBIS ET PHILIPPE GOSSELIN
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. Introduction
[1] Il s’agit d’une demande en contrôle judiciaire de la décision interlocutoire d’un agent d’appel (AA), nommé aux termes de l’article 145.1 du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2 (CCT), et rejetant l’objection préliminaire soulevée par la demanderesse (l’employeur) contre sa compétence à se saisir d’un appel des défendeurs (les employés).
[2] Cet appel vise la décision d’un agent de santé et de sécurité (ASS) saisi par l’employeur, aux termes de l’article 140 du CCT, du refus des employés d’accomplir une tâche comprise dans leur travail. L’ASS conclut dans sa décision, aux termes de l’alinéa 128(2)b), que le danger invoqué par les employés pour maintenir leur refus constitue une condition normale de leur emploi.
[3] L’employeur soutient que cette conclusion de l’ASS ne constitue pas une décision donnant ouverture à un droit d’appel aux termes du paragraphe 129(7) du CCT, d’où l’objection à ce que l’AA se saisisse de l’appel des employés.
[4] Les défendeurs soutiennent de leur côté que l’appel prévu à l’article 129(7) du CCT vise leur situation en tant qu’employés à qui l’ASS ne reconnaît pas le droit de maintenir leur refus de travailler prévu à l’article 128 du CCT. Selon les défendeurs, le paragraphe 129(7) n’exclut pas le danger relié à une condition normale d’emploi prévu à l’article 128.
[5] En rejetant l’objection préliminaire de l’employeur, l’AA conclut que le mécanisme d’appel prévu au paragraphe 129(7) l’autorise, en vertu du paragraphe 146.1(1) du CCT, à se saisir de l’appel. Il se réserve toutefois de décider, après l’audition de l’appel, si les conditions donnant droit à l’exercice de sa compétence ont été observées.
II. Les faits
[6] Les défendeurs occupent des postes d’agents de correction dans un pénitencier, au sein du Service correctionnel de l’employeur.
[7] À deux reprises ils refusent d’escorter un détenu notoire dont la tête est mise à prix, et ce au motif qu’il s’agit d’escortes non armées mettant en danger leur santé et leur sécurité.
[8] Au soutien de leur refus, ils invoquent les dispositions de l’article 128 du CCT qui permet à l’employé de refuser d’accomplir une tâche de travail s’il a des motifs raisonnables de croire que l’accomplissement de cette tâche constitue un danger.
[9] L’employeur ne reconnaît pas l’existence du danger. Aussi, informé du refus de ses employés, il en avise l’ASS désigné aux termes de l’article 140 du CCT, conformément au paragraphe 128(13) du CCT.
[10] Saisi du maintien du refus, l’ASS conclut après une enquête sommaire que les employés ne peuvent se prévaloir des dispositions du paragraphe 128(1) du CCT pour refuser d’accomplir la tâche demandée, puisque celle-ci constitue selon lui une condition normale de leur emploi, de sorte que les employés ne peuvent, selon les termes de l’alinéa 128(2)b), invoquer cet article pour maintenir leur refus.
[11] Insatisfaits, les défendeurs se prévalent du paragraphe 129(7) du CCT, et appellent de cette conclusion de l’ASS à un AA.
[12] En début d’audition, l’employeur informe l’AA et les employés défendeurs qu’il s’objecte à la compétence de l’AA, parce que, selon lui, l’ASS n’a pas décidé mais seulement conclu que le danger invoqué par les employés constitue une condition normale de leur emploi. On convient toutefois que l’AA rendra sa décision, tant sur l’objection que sur le fond, à la fin de son enquête.
[13] Mais la demanderesse se ravise, et malgré l’entente insiste pour que l’AA décide de son objection avant d’entreprendre son enquête. Plutôt que de s’en tenir à ce qu’il a sagement convenu avec les parties, ou de tout simplement prendre l’objection sous réserve, l’AA rejette l’objection et décide de procéder à l’audition de l’appel.
[14] Dans les motifs de sa décision, l’AA interprète le droit d’appel prévue au paragraphe 129(7) du CCT à l’égard du droit de refus d’exécuter une tâche dangereuse, prévu à l’article 128. Il note l’existence du mécanisme d’appel prévu au paragraphe 146.1(1) du CCT pour s’autoriser à se saisir de l’appel des employés, à l’intérieur du processus de leur refus d’exécuter un travail dangereux. Il retient que, saisi d’un appel ainsi formé, l’AA se doit de mener sans délai une enquête sommaire sur les circonstances ayant donné lieu à la décision ou aux instructions, et sur la justification de celles‑ci.
[15] Ayant ainsi compris le rôle que lui confie la Loi, l’AA rejette l’objection préliminaire de l’employeur et décide d’entreprendre son enquête sur les circonstances du litige dont l’appel l’a saisi. Il se réserve toutefois de décider, après enquête, si les conditions qui l’autorisent à se saisir du litige ont été observées.
[16] La demande de contrôle judiciaire de l’employeur vise cette décision interlocutoire de l’AA.
III. Questions en litige
[17] Le litige soulève les questions suivantes :
a. La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?
b. L’AA commet-il une erreur en concluant que le CCT lui confère la compétence de se saisir des appels des défendeurs?
IV. Analyse
La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?
[18] L’employeur soutient essentiellement, dans son objection préliminaire, que l’AA n’a pas la compétence requise pour se saisir de l’appel, puisque l’ASS n’a pas conclu à une absence de danger. Selon l’employeur, seule une conclusion d’absence de danger de l’ASS pourrait autoriser les employés, aux termes du paragraphe 129(7) du CCT, d’en appeler à l’AA, et conséquemment pourrait conférer à ce dernier la compétence requise pour se saisir de l’appel.
[19] Dans la décision rejetant l’objection préliminaire de l’employeur, l’AA avise les parties que malgré cette décision, il entend revenir plus tard sur la question de sa compétente, après avoir mené son enquête et vérifié dans les faits l’existence des conditions requises pour justifier l’exercice de sa juridiction. Cette réserve sous-entend le droit pour l’AA de rendre une deuxième décision interlocutoire sur sa compétence, avec la possibilité d’une deuxième demande de contrôle judiciaire avant la décision sur le fond même du dossier.
[20] « Les décisions qui sont rendues dans le cours d’une instance devant un tribunal ne devraient pas être contestées tant que l’instance engagée devant le tribunal n’a pas été menée à terme. Cette règle est fondée sur le fait que pareilles demandes de contrôle judiciaire peuvent en fin de compte être tout à fait inutiles : un plaignant peut en fin de compte avoir gain de cause, de sorte que la demande de contrôle judiciaire n’a plus aucune valeur. De plus, les retards et frais inutiles associés à pareils appels peuvent avoir pour effet de jeter le discrédit sur l’administration de la justice. » [Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 C.F. 255 (C.A.F.), paragraphe 10; [2000] A.C.F. no 678 (QL)].
[21] Cette règle a été confirmée par de nombreux tribunaux; dommage qu’il faille encore une fois la rappeler. Ainsi, dans un arrêt unanime la Cour d’appel du Québec, sous la plume colorée du regretté juge Vallerand, exprimait cette règle en termes clairs :
L’arbitrage des griefs est un moyen qu’on a inventé pour régler rapidement les conflits quotidiens qui surviennent à l’intérieur des conventions collectives. On a en revanche parfois motif de croire que l’évocation est […] un moyen inventé pour faire tout juste le contraire; le recours est en effet fréquemment marqué à l’enseigne de la guérilla d’usure plutôt qu’à celle de la justice.
Quoi qu’il en soit, la louable expédition des griefs jointe à la moins louable conception que j’ai dite du recours à l’évocation me paraissent rendre souhaitable que, sauf dans les cas patents, on évite de considérer et, à plus forte raison, de retenir des moyens préliminaires d’irrecevabilité. Notre Cour s’est déjà penchée sur la question en matière d’injonction interlocutoire et […] en matière de grief je ne ferais en principe exception pour aucun des cas (litispendance, chose jugée, incapacité, absence de qualité ou d’intérêt des parties) […] Je m’en tiendrais aux seuls cas manifestes d’irrecevabilité et encore là uniquement lorsqu’il y a perspective d’une longue instruction que ne justifie pas le malfondé évident et incontestable du droit. Pour le reste : au plus vite au fond où on règlera le tout d’un seul jet au fond sans risquer de provoquer deux évocations et deux pourvois. Et au diable la guérilla!
[Collège d’enseignement général et professionnel de Valleyfield c. Syndicat des employés de soutien S.C.F.P, [1984] C.A. 633 (C.A. Qué.), page 634; [1984] J.Q. no 576 (QL).]
[22] Il aurait suffit à l’AA de prendre tout simplement l’objection sous réserve et de s’en tenir à l’entente initiale avec les parties, plutôt que de rejeter l’objection et ainsi prêter flanc au présent recours de l’employeur. Toutefois, le fait pour l’AA d’annoncer dans sa décision qu’il entend revenir sur la question de sa compétence, après son enquête et une fois qu’on l’aura mieux instruit des faits, équivaut à prendre l’objection sous réserve afin d’en décider plus tard.
[23] Peut-on blâmer l’AA de décider ainsi, alors que les parties ne s’entendent même pas sur l’objet de l’appel? L’employeur prétend que l’ASS n’a rendu aucune décision concernant le danger allégué, tandis que les employés soutiennent le contraire en plus de reprocher à l’ASS de n’avoir émis aucune instruction pour minimiser le danger qu’ils invoquent.
[24] N’oublions pas qu’il s’agit ici d’un appel formé en vertu du paragraphe 129(7) du CCT. De sorte que l’AA saisi d’un tel appel doit, aux termes du paragraphe 146.1(1) du même code, mener sans délai une enquête sommaire sur les circonstances du litige. Et ce n’est qu’après son enquête, et une fois mieux instruit des faits donnant lieu au litige, qu’il peut logiquement, soit modifier, annuler ou confirmer la décision ou les instructions, soit donner les instructions qu’il juge indiquées (alinéas 146.1(1)a) et b)). Encore faut-il laisser à l’AA le temps de faire son enquête et lui permettre de décider plus tard en en toute connaissance de cause ce que le CCT lui confie le soin de décider.
[25] L’AA se contente dans sa décision d’interpréter la procédure d’appel d’où découle sa juridiction, et il a parfaitement le droit de le faire. Et s’il décide que cette procédure l’autorise à se saisir de l’appel, il ne décide pas pour autant de sa compétence en regard du litige opposant les parties. Au contraire, l’AA se réserve de revenir sur la question touchant à sa compétence, mais seulement après une enquête sommaire sur les circonstances du litige, tel que le prescrit la procédure d’appel. Le recours de l’employeur découle d’une vision restrictive et littérale de certains articles du CCT, ainsi que du rôle que cette loi réserve à l’agent d’appel dans le cadre du conflit qui oppose les parties.
[26] La Cour ne peut adhérer à une telle vision. La procédure d’appel prévue au CCT doit être interprétée de façon libérale pour permettre aux employés de faire valoir leurs prétentions. À cette fin, laissons l’AA faire son enquête, et décider après ce qu’il lui appartient de décider.
[27] Soulignons néanmoins, même s’il revient à l’AA d’en décider, que l’appel prévu au paragraphe 129(7) semble viser la situation de l’employé à qui l’ASS n’a pas reconnu le droit de maintenir un refus de travailler selon l’article 128, ce qui paraît être le cas ici. Toutefois, cet article n’exclut pas le danger relié à une condition normale d’emploi prévu à l’article 128 du CCT.
[28] Le dossier indique que, saisi par l’employeur du refus des employés d’accomplir la tâche en litige, l’ASS note dans un formulaire que la tâche exigée de ceux-ci ne s’écarte pas des conditions normales de leur emploi plus que de manière minimale, arrête là son enquête, se retire du processus du refus de travailler, et conclut que le refus de travailler n’est pas autorisé par le CCT.
[29] Cette note dans un formulaire équivaut-elle à une décision donnant ouverture à l’appel? Aurait-il dû poursuivre son enquête et émettre des instructions plutôt que de se retirer du processus? Le retrait de l’ASS du dossier équivaut-il à un refus d’agir? L’enquête de l’AA révèle-t-elle l’existence de conditions donnant ouverture à son intervention?
[30] Voilà quelques questions parmi bien d’autres qu’il appartiendra à l’agent, au terme de son enquête, de décider. À lui de proposer, s’il le peut, le remède susceptible de régler le conflit.
[31] Il suffit pour le moment de noter qu’un risque qualifié de « condition normale de l’emploi », ce que paraît être ici la conclusion de l’ASS, peut tout aussi bien constituer un « danger » aux fins du CCT, qui peut justifier les ASS et le Conseil du Trésor du Canada à publier des instructions visant à protéger les employés. (Walton et le Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada), [1987] C.R.T.F.P.C. no 216 (QL)).
[32] La décision de l’AA n’enlève rien aux droits et prétentions de la demanderesse, puisque si elle a raison elle ne perd rien à l’apprendre plus tard. Au cas contraire le processus prévu au CCT n’aura pas été inutilement retardé.
[33] Pour ces motifs, il faut donc conclure à la prématurité du recours en contrôle judiciaire. Plutôt que de presser l’AA à rejeter son objection, l’employeur aurait dû s’en tenir à l’entente initiale et attendre que l’AA en décide après enquête tel qu’annoncé dans la décision attaquée par le présent recours. Cette conclusion sur la prématurité du recours entraîne le rejet de la demande de contrôle judiciaire sans la nécessité pour la Cour de répondre à l’autre question en litige. Il appartiendra à l’AA d’en décider suivant la réserve qu’il s’est faite.
[34] Les parties informent la Cour que l’appel a pu heureusement se poursuivre, permettant ainsi à l’AA de compléter son enquête sans attendre la présente décision. Si les délais résultant du présent recours n’en souffriront pas trop, on ne peut toutefois pas en dire autant pour les frais.
V. Conclusion
[35] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée, parce que prématurée, et la partie demanderesse assumera les frais de celle-ci.
JUGEMENT
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
REJETTE la demande de contrôle judiciaire,
AVEC LES DÉPENS contre la partie demanderesse.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2110-07
INTITULÉ : SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
c. ÉRIC VANDAL ET AL.
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 12 septembre 2008
DATE DES MOTIFS : Le 7 octobre 2008
COMPARUTIONS :
Nadine Perron Nadia Hudon
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POUR LA DEMANDERESSE |
Marie Pepin
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POUR LES DÉFENDEURS |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec)
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POUR LA DEMANDERESSE |
Pepin et Roy, avocat-e-s Montréal (Québec) |
POUR LES DÉFENDEURS |